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Chroniques (Buies)/Tome I/L’Intercolonial ; MM. Bertrand et Berlinguet

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Typographie C Darveau (1p. 270-276).


III.


À vingt-six milles plus haut que Dalhousie, sur la rivière Ristigouche, commencent les premières sections de l’Intercolonial dans le Nouveau-Brunsvick. C’est toute une histoire que l’entreprise des quatre sections qui s’étendent depuis cet endroit jusqu’à Nipesiguit et qui comprennent en tout soixante-dix-huit milles ; je dirai plutôt que c’est une conquête de l’énergie, du talent, de la persévérance indomptable et du savoir faire de Messieurs Berlinguet et Bertrand qui ont eu l’entreprise de ces quatre sections, il y a trois ans.

Je ne m’expliquais pas pourquoi le chemin de fer du Pacifique américain, qui a neuf cents lieues de longueur, avait été fait en trois ans, tandis que l’Intercolonial, qui n’est long que de huit cents milles, n’était pas encore fini, et je faisais à ce sujet les comparaisons les plus déraisonnables. Aller sur les lieux, voir par soi-même, s’instruire par sa propre expérience, est un remède souverain pour toutes les erreurs ; je l’ai employé, et, maintenant, mes idées sont toutes différentes de ce qu’elles étaient.

Quand on a vu en détail cette partie du chemin que j’ai visitée, quand on connait le nombre et la nature des difficultés qu’il a fallu vaincre, et dont quelques-unes subsistent encore, on reste surpris du résultat et l’on se sent fier de ce que ce soient deux Canadiens-français qui aient fait le plus bel ouvrage sur toute la ligne. Les diverses constructions élevées par MM. Bertrand et Berlinguet sont vraiment monumentales ; ce sont même parfois des œuvres d’art auxquelles ils ont apporté la perfection, le poli et la finesse de l’architecture. J’ai vu des ingénieurs américains admirer les travaux de maçonnerie exécutés par nos deux compatriotes, et je les ai entendus dire qu’il n’y avait rien qui leur fût comparable aux États-Unis, tant pour la solidité que pour le fini du travail.

« Cela se conçoit, me disait l’un d’eux ; aux États-Unis nous sommes toujours pressés de faire des chemins de fer ; dès qu’une localité en sent le besoin, vite il se forme une compagnie, on se fait donner une charte et l’on construit à la hâte pour les exigences du jour, quitte à faire renouveler la ligne par l’État quelques années après, lorsque la nécessité d’une construction solide et durable est devenue impérieuse. Ici, c’est tout différent. L’Intercolonial est une voie nationale ; il est, pour ainsi dire, le chemin de fer du Dominion ; il faut qu’il ait le caractère et la constitution qui conviennent à toute œuvre publique, patrimoine d’une nation, héritage des générations à venir. Ce que vous élevez aujourd’hui, ce n’est pas seulement une voie ferrée, mais encore un monument de toute une époque. En voyant les magnifiques ponts qui couvrent les nombreuses rivières de la Baie des Chaleurs, on comprendra que l’Intercolonial n’a pas été fait seulement pour les besoins vulgaires du commerce, mais encore pour être un témoignage du degré de civilisation et de vigueur de tout un peuple.

« Le chemin de fer du Pacifique s’est fait très rapidement, il est vrai, mais voyez combien étaient différentes les conditions de cette entreprise. Nous avions des ouvriers en foule, et des milliers de Chinois qui travaillaient sur la ligne, pour un prix nominal, de l’aube au crépuscule ; tous les mois il arrivait de nouvelles masses d’hommes venus de tous les points de l’Europe et des États-Unis ; aucune saison n’arrêtait les travaux, l’argent abondait ; aucun parti hostile n’entravait la marche de l’entreprise, le chemin du Pacifique était fait pour tous et au nom de tous sans que la politique y réservât un pouce de terrain pour ses batailles ; en outre, c’était une œuvre purement commerciale et chacun était impatient de voir compléter le grand Thorough fare qui apporterait sur le sol américain les produits de la Chine et du Japon.

« Ici, vous avez à peine le nombre d’ouvriers indispensables, et cela à des prix très élevés ; tout s’oppose au progrès de l’entreprise, le bas prix des soumissions, qui ruine presque tous les entrepreneurs, après en avoir réduit quelques-uns à déserter leurs obligations, l’hostilité d’un parti politique qui ne laisse au gouvernement d’autre alternative que de sacrifier les soumissionnaires et la marche même de l’ouvrage aux exigences de l’économie, le climat qui paralyse les travaux pendant plusieurs mois de l’année, l’inaptitude de presque tous les ouvriers et entrepreneurs à un genre d’ouvrage presque nouveau dans votre pays, les rapports inexacts des explorateurs qui, en trompant le gouvernement et le public, ont porté les soumissionnaires à sous-évaluer le coût de plusieurs sections où se trouvent des obstacles presque insurmontables ; enfin, cette dernière et puissante entrave créée par l’idée que l’Intercolonial n’est que l’affaire du gouvernement et que le public n’y a aucun intérêt… »

Peut-être y avait-il dans ces paroles de l’ingénieur américain de la bienveillance et une politesse poussée, jusqu’au lyrisme ; mais ce que je sais pertinemment, ce que j’ai vu de mes yeux, ce que j’ai appris par de nombreux témoignages, je vais vous le dire.


Lorsque MM. Bertrand et Berlinguet arrivèrent à leurs destinations respectives, les gens de la Baie des Chaleurs n’avaient pas encore acquis le degré de civilisation qui est résulté depuis du contact de nombreux éléments étrangers. Une loi féroce, qui n’est pas encore abolie, réglait les rapports commerciaux ; tout homme pouvait vous faire emprisonner pour vingt-cinq centins, que sa créance fut ou non établie ; il n’avait qu’à déposer une plainte et vous étiez emprisonné ou forcé de donner caution. Souvent ces plaintes n’avaient aucun fondement, mais vous étiez tout de même tenu de payer les frais de cour à défaut du poursuivant, s’il n’avait pas le sou ; tel est l’admirable système judiciaire du Nouveau-Brunswick. On se fait un jeu de cette faculté offerte au premier venu et on l’exerce sans discernement, sans motif ; c’est ainsi que MM. Berlinguet et Bertrand se sont vus arrêtés des semaines entières par les caprices barbares de quelques uns de leurs employés. En outre, ils ont dû subir des grèves systématiques, à peine arrivés sur le sol brunswickois ; chacun cherchait à tirer avantage de leur position, de leur isolement dans un pays étranger et de la difficulté pour eux de transiger dans une langue qui leur était alors presque inconnue.

Le jour même de son arrivée à Dalhousie, M. Berlinguet a vu réunis sous ses fenêtres deux à trois cents hommes, dont bon nombre armés, qui proféraient contre lui des cris de mort et menaçaient de l’exécuter s’il n’augmentait pas leur salaire. Mais il fit tête à l’orage, et sans accorder aucune concession, par la seule force de l’énergie, il contint tous ces mutins qui durent retourner à l’ouvrage aux anciennes conditions. M. Bertrand a été victime des mêmes tentatives de violence, mais il est resté inébranlable et a eu le dernier mot.

Ce que la nature oppose de difficultés dans les quatre sections qui longent la Ristigouche et la Baie des Chaleurs est vraiment étonnant. M. Berlinguet a eu à construire cent vingt ponceaux sur les différents cours d’eau qui sillonnent cette région et il a fait un ouvrage remarquable, le tunnel de Morrissy Rock. De son côté, M. Bertrand a détourné les eaux de trente à quarante rivières et il a construit des ponts monumentaux, entre autres celui de Nipesiguit et de Peters’River.

Près de Bathurst, sur la section N° quinze, entreprise par M. Bertrand, se trouvent de magnifiques carrières de granit. Au dire des vieux Écossais du pays, ce granit est même supérieur à celui d’Aberdeen, en Écosse, lequel sert aux constructions de luxe dans un grand nombre de pays. Il brille, il étincelle comme le diamant ; on reste émerveillé à la vue de cette splendide pierre qui fait l’effet d’un amas compacte de rubis ; on ne la mine pas, afin qu’elle ne soit pas fracturée en trop petits morceaux, mais on l’entrouvre avec des coins après l’avoir percée en plusieurs endroits ; c’est ainsi qu’on obtient des blocs de sept à huit pieds de longueur sur trois ou quatre de hauteur, blocs qui servent aux constructions maçonniques des sixième et quinzième sections.

Le voyageur qui, dans deux ans, passera en chemin de fer le long de la Baie des Chaleurs, admirera peut-être encore moins ce granit que la manière dont il est travaillé ; il demandera le nom de l’homme qui a présidé à cet ouvrage et il me saura gré, s’il m’a lu, de lui avoir rendu d’avance le juste tribut d’éloges qu’il mérite.