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Chroniques (Buies)/Tome I/La Baie Saint-Paul

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Typographie C Darveau (1p. 203-208).


18 Août.

Me voici maintenant à la montagne de fer titanique de Saint-Urbain [urbanus sum]. Pour y arriver, j’ai dû passer par Misère, Blagous, Petoche et Cucreux. Ces noms frémissent sous ma plume ; des deux premiers seulement j’ai découvert l’étymologie ; pour les autres, elle est introuvable.

Misère comprend un espace d’environ une lieue entre les Éboulements et la Baie Saint-Paul ; c’est une suite de terrains rocailleux, chétifs, allongés sur des hauteurs où l’aigle étend son vol et où l’homme crève de faim. Des chaumières misérables s’élèvent par-ci par-là, au milieu de champs étroits et courts qui laissent percer quelques rares épis entre les roches ; la malédiction semble semée à chaque pas sur cette terre ingrate et l’on dirait que l’homme y traîne le poids d’une expiation fatale. La nature, au loin splendide et grandiose, mêle une cruelle ironie à ce spectacle de l’indigence ; le cheval, cette noble conquête de l’homme, ne s’y voit qu’en passant, et le bœuf de labour seul, aux flancs creux et à l’œil hébété, aide péniblement le colon à tracer des sillons où la charrue pénètre en grinçant.

Blagous tire son nom du premier candidat conservateur qui y prodigua ses promesses et ses largesses trompeuses ; aussi, l’habitant de ce lieu porte-t-il l’extérieur d’une défiance insurmontable ; il croit voir un faiseur de contes dans chaque étranger qui passe ; son œil est oblique et son oreille difficile ; il écoute sournoisement et sans regarder, de peur de lire dans vos yeux le sourire de la duperie calculée. Pour entamer un pareil homme, il faut avoir toute la candeur d’un touriste, et, pour le faire parler, presque l’autorité d’un confesseur. Jamais on ne connaît son opinion et son vote est presque toujours une surprise. Aussi, les candidats ne font-ils que passer par Blagous en grognant ; le candidat conservateur surtout n’y saurait mettre pied à terre nulle part ; il est jugé d’avance.

Quand on a quitté ces quatre endroits qui font frémir ma plume, comme je l’ai dit plus haut, on arrive, après des montées et des descentes innombrables, au Cap à Corbeaux, du haut duquel l’œil plonge dans la Baie Saint-Paul, l’endroit le plus considérable de toute la côte du nord. On ne se figure pas ce qu’est un pays pareil ; la Côte à Corbeaux a près d’un mille de longueur, et, à ses pieds, parmi des méandres sans fin, serpentant au milieu d’une vallée riante et fertile, se voit la rivière de la Baie Saint-Paul, communément appelée le Bras. Voyez-vous un peu ce que cela doit être ? Descendre vingt-huit arpents en roidissant tous ses muscles pour pouvoir se retenir et ne pas dégringoler avec les cailloux que le pied pousse devant soi, et qui roulent jusqu’au bas de la côte comme au fond d’un précipice ! L’archange rebelle, dans sa chute, a dû passer par là. Un vieil habitant de l’endroit m’a raconté dans son style naïf l’histoire de la création : « Dieu, dit-il, commença par faire les mers, les fleuves, les ruisseaux, puis le district de Montréal, puis la côte du sud ; cela lui prit quatre à cinq jours. Le sixième jour, il se sentit fatigué ; mais comme il n’avait pas encore fini, de lassitude il jeta ça et là le sac de la création, et voilà comment se fit la côte nord.” »

Entre deux promontoires énormes, qui ont l’air de se défier l’un l’autre, s’ouvre la Baie Saint-Paul et la rivière qui la continue. Cette rivière est peu de chose un arpent ou deux de largeur, mais des détours sans fin qui la font perdre à chaque instant de vue ; tantôt des terrains plats, tantôt des escarpements subits, tantôt des oasis délicieusement couchées dans les eaux.

Il m’a fallu trois heures pour me rendre des Éboulements à la Baie Saint-Paul, distance de trois lieues. J’avais pris un cabriolet, véhicule disloquant ; aussi, à mon arrivée, j’avais les os comme un effet d’indigestion, et le cœur me battait dans la poitrine comme un caillou qu’on met au bout d’une planche pour le faire sauter.

La Baie Saint-Paul fait un contraste étonnant avec le reste de la côte nord ; la vallée, coupée en deux par la rivière, a environ deux milles de largeur, et, sur toute sa longueur, passe un chemin agréable et facile, de quatre lieues, qui mène à Saint-Urbain, où se trouve la mine de fer titanique.

Saint-Urbain est une concession située en arrière de la Baie Saint-Paul, et qui compte à peu près cent soixante voteurs, tous des rouges incorrigibles ; c’est désolant.

Rien n’indique la présence d’une mine ; il faut faire quinze arpents en dehors du chemin pour se rendre au foyer d’opération. Là, on trouve six bâtisses en voie de construction, deux pour mettre le charbon, une pour le minerai et trois pour loger les travailleurs. Ces six bâtisses sont en bois ; à vingt pas plus loin, une cinquantaine d’ouvriers déblaient et creusent le terrain pour poser les fondations des bâtiments qui contiendront les fourneaux. Pour arriver à la mine proprement dite, il faut monter douze arpents roides comme les convictions d’un libéral avancé, puis on aperçoit une quinzaine d’hommes en train de piocher et de miner dans le monticule de fer titanique. L’exploitation est peu avancée à cause du grand nombre de travaux préparatoires qu’il a fallu accomplir avant d’attaquer la mine proprement dite.

Cette mine est d’une grande richesse, elle donne à peu près soixante-dix pour cent de minerai pur ; on suppose qu’elle comprend une superficie d’une douzaine de lieues. Depuis la montagne de fer jusqu’à la Baie Saint-Paul, la Compagnie qui exploite la mine achève de faire construire un tramway, chemin à lisses de bois de trois pieds de largeur, qui devra transporter le minerai jusqu’au fleuve. À l’autre extrémité du tramway, près du fleuve et à l’entrée de la Baie Saint-Paul, se trouve un immense hangar bâti par la Compagnie pour emmagasiner le minerai. On évalue, pour le présent, à environ trois cents le nombre des employés à la mine ; mais ce qu’il faut considérer par-dessus tout, ce sont les avantages indirects et les conséquences d’une pareille exploitation.

En premier lieu, la Compagnie, pour pouvoir utiliser ses travaux et faire les choses en grand, devra peser de toute son influence sur le gouvernement pour obtenir la construction d’un quai où pourront mouiller les navires d’un fort tonnage. Aujourd’hui, il n’y a pas de quai à la Baie Saint-Paul ; les battures s’y étendent sur une longueur de deux milles, et les passagers, qui veulent prendre le Clyde, sont obligés de l’attendre à bord d’une goëlette mouillée au large. Kn outre, la Compagnie devra faire macadamiser tout le chemin compris entre la Baie Saint-Paul et Saint-Urbain, une distance d’environ dix milles ; déjà elle a fait construire une dizaine de ponts solides sur ce même chemin, dans les endroits où les nombreux détours de la rivière interceptent le terrain. De plus, elle donne une valeur considérable aux terres par le développement rapide de la colonisation qui suit partout les industries bien assises ; déjà même bon nombre d’habitants du Saguenay sont venus s’établir auprès de la mine de fer.

De l’autre côté de la rivière, en face de la montagne titanique, se trouve une autre mine, presque aussi considérable, et pour l’exploitation de laquelle s’est formée une autre compagnie dans laquelle M. Price a des intérêts considérables, et qui devra, elle aussi, faire construire un tramway pour transporter son minerai jusqu’au fleuve.

Voilà à peu près les seuls détails qu’il soit possible de donner maintenant sur cette vaste exploitation qui n’en est encore qu’à ses débuts ; elle transformera en peu d’années une bonne partie des Laurentides, et la Baie Saint-Paul ne tardera pas à devenir un endroit célèbre où les voyageurs accourront. Elle est aujourd’hui la première station du bateau à vapeur sur la côte nord, en attendant qu’elle devienne un entrepôt renommé pour l’une des premières richesses du monde, dans cet âge de fer où les hommes participent un peu eux-mêmes de la nature du minerai, ce qui, malheureusement, ne les rend pas plus solides tout en les rendant plus durs.