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Chroniques (Buies)/Tome I/Le Rire de Dieu

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Typographie C Darveau (1p. 99-102).

LE RIRE DE DIEU.[1]



Je suis furieux ; les hommes sont devenus trop bêtes, même pour qu’on en rie. Il ne m’était resté pourtant que ce plaisir-là, à part celui de rire de moi-même, en dernière ressource. Voyez-moi un peu cet aplati de Nouveau-Monde ; il ne lui suffisait pas d’avoir des rédacteurs montréalais ; le voilà maintenant avec un rédacteur québecquois, et quel rédacteur ! C’est M. Routhier, programmiste, veuillotiste, ci-devant coadjuteur du Courrier du Canada. Ce M. Routhier fait un livre dans lequel il y a deux chapitres intitulés : « Le rire des hommes et le rire de Dieu. » Je sais d’avance ce que c’est.

« Le Rire des hommes, » c’est celui qu’on éprouve en lisant les articles de M. Routhier sur les États-Unis. « Le Rire de Dieu », c’est le rire de l’Éternel en voyant le Nouveau-Monde se donner comme son représentant. Ce dernier rire doit être parfois bien douloureux. Je vois d’ici le rédacteur québecquois de l’organe programmiste, admis par faveur spéciale en contemplation devant l’Esprit-Saint et étudiant le jeu de sa physionomie. Le rire de Dieu ! voilà un titre ! Jusqu’à présent Veuillot s’était contenté de rire tout seul et n’avait pas fait la photographie du rire divin ; mais M. Routhier, écrivain de premier ordre, d’après le Courrier du Canada, est tenu d’être un chérubin et de rester devant le trône du Tout-Puissant pour le regarder rire. Vous concevez ; un homme qui sait comment Dieu rit, ce n’est plus seulement un prophète ou un inspiré, c’est un assidu de l’Olympe ! Je voudrais bien savoir pourquoi il n’y a pas un troisième chapitre intitulé : « Le rire de M. Routhier : » ce rire doit avoir quelque chose de céleste par imitation, et l’on y apprendrait comment rire dans ce monde-ci à l’instar des séraphins.

Mais je n’en reviens pas. Le rire de Dieu ! quel chapitre ! On croirait tout d’abord que M. Routhier arrive en droite ligne du troisième ciel ; pas du tout. Il arrive de Chicago. Ô programme ! serait-ce là une de tes dérisions ?

Il y a une chose qui m’agace, c’est l’éternelle plaisanterie des féniens qui font irruption périodiquement sur notre territoire, regardent et s’en vont. Veni, vidi, fugi. Mais ce qui m’agace encore plus, c’est cette levée de boucliers qui se fait par tout le Dominion, dès qu’un fénien ivre ou idiot a traversé la frontière. Les féniens, cette fois, ont pris un fort où il y avait trois femmes et un infirme, puis ils se sont laissés prendre à leur tour ; la guerre était finie. Cela nous coûte cinq cents hommes envoyés de toutes les provinces et une proclamation de Sir Étienne. Ces hommes sont choisis, pardieu ! mais la proclamation ne l’est pas. En revanche, celle du gouverneur du Manitoba est très bien. Dès qu’il apprit que les féniens avaient été capturés par les troupes américaines, il lança un ordre du jour à son peuple en armes : « Les féniens sont près, s’écria-t-il ; gens de Manitoba ! tenez-vous le corps raide. Dieu sauve la reine ! »

Dieu sauve toujours la reine sans rire dans ces grandes occasions-là. Je ne sais si l’écrivain de premier ordre l’a remarqué, mais je vous jure que rien n’est plus exact. Ce n’est cependant pas précisément la reine qui est attaquée quand les féniens débouchent sur nos domaines. Voilà pourquoi ces proclamations énergiques, mais idiotes, me donnent le rire des hommes.

On ne croirait jamais quelle quantité de vieille ferraille il y avait dans Québec. C’est le départ du dernier régiment de la garnison qui nous le dévoile. Canons éclopés, obus rouillés, mortiers infirmes, tout cela dégringole des remparts. Remarquez que ces instruments de destruction étaient là depuis un siècle à essuyer tous les temps, sans avoir une chance d’essuyer le feu de l’ennemi, malgré les provocations de M. Cartier : c’est sans doute ce qui a hâté de beaucoup leur vétusté ; on ne reste pas indéfiniment dans l’attente sans se rouiller. Les officiers et soldats anglais le sont autant que les canons ; ils avaient fini par s’enraciner au sol, par prendre goût à cette carrière militaire, présage, au Canada, d’une paix éternelle, et ça les contrarie d’être envoyés si prématurément sur le champ de bataille de Dorking, mais ils ont déjà des remplaçants, et c’est à l’artillerie volontaire, qui prend ses quartiers à la citadelle, que sera désormais dévolue la mission de tirer le coup de canon de midi.

Je ne vous en écris pas plus long pour cette fois. Il faudra que vos lecteurs se rattrapent de la quantité par la qualité. C’est ma prétention, du reste, de me croire presque aussi écrivain de premier ordre que le rédacteur québecquois dont dit est plus haut. Peut-être y a-t-il là de la jalousie, mais enfin cette jalousie est bénigne et ne m’inspire que le rire, le rire des hommes, bien entendu.


  1. Tel est le titre d’un chapitre tiré des « Causeries du Dimanche », volume publié par M. le juge A. B. Routhier.