Aller au contenu

Chroniques (Buies)/Tome I/Tadoussac

La bibliothèque libre.
Typographie C Darveau (1p. 64-71).

10 aout, 1871.

Avant-hier j’étais à la Rivière-du-Loup, hier dans le Saguenay ; j’ai passé la nuit à Cacouna, aujourd’hui je vous écris de Kamouraska. Quel voyageur ! Comme le fils de l’homme, je n’ai pas une pierre où reposer ma tête ; heureusement que j’ai perdu le sommeil.

Je l’ai vu enfin, je l’ai vu, ce fameux Saguenay dont on parle tant ! il n’y a rien de si beau et de si bête. Voir le Saguenay, et puis… vivre !

Quelle lugubre promenade ! Être pendant six heures entre deux chaînes de montagnes qui vous étouffent, qui vous regardent toujours avec la même figure, je ne vois là rien qui prête à l’enthousiasme. Aussi, quand on y est allé une fois, on n’y retourne plus ; le dégoût succède aux transports, comme dans l’amour. Quel ennui dans cette solitude étroite et sublime ! Sur vingt-deux lieues de parcours, pas un être animé. Mais c’est grand tout de même ; il y a toujours quelque chose de grand dans la nature laissée à elle seule, surtout quand cette nature est virile, vigoureuse et hardie dans sa nudité. Les montagnes qui bordent le Saguenay ont quelque chose d’implacable qui repousserait la main de l’homme comme une profanation : aussi sont-elles restées vierges, tout en portant le poids d’innombrables regards jetés sur elles tous les ans par les touristes avides de les voir une fois au moins.

On va au Saguenay de deux manières : par le Clyde, qui ne fait guère que le commerce local entre Chicoutimi et Québec, et par les bateaux de la compagnie Inland Navigation, au nombre de deux, l’Union et le Magnet ; ce sont ces derniers que les promeneurs prennent de préférence. Je ne dirai rien du Clyde parce que je ne le connais que pour l’avoir vu : mais certes, s’il est une ligne de bateaux où l’on soit traité dignement, où les officiers du bord soient d’une politesse et d’une obligeance exquises, c’est bien celle de l’Inland Navigation. Cette compagnie, du reste, est très vaste. Outre les deux bateaux qui font le voyage du Saguenay quatre fois par semaine, elle en a encore neuf autres qui font le service tous les jours, de Montréal aux extrémités de la province d’Ontario. Il n’y a qu’un défaut à bord de l’Union et du Magnet, c’est qu’on y mange trop. Je suis devenu énorme en moins de deux jours : les waiters[1] pourtant ne sont pas très adroits ni très vifs ; ils ont l’air idiot, mais ils finissent toujours par apporter ce qu’on leur demande : c’est le principal quand rien ne presse.

Vous quittez Québec à 7½ heures du matin ; à une heure de l’après-midi vous êtes à la Malbaie, à 5 heures à la Rivière-du-Loup, et à 7½ heures vous atteignez Tadoussac, à l’embouchure du Saguenay. Vous y êtes sans vous en apercevoir.

Quel étrange, capricieux et pittoresque petit Tadoussac ! C’est une miniature dans un cadre colossal ; tout y est imprévu. Vous ne voyez d’abord rien qu’un petit quai bâti entre deux caps qui baignent leurs pieds avec grâce dans l’eau tranquille d’une crique grande comme une soucoupe. Du quai s’élève une colline que vous montez, et alors, subitement, se révèle le village placé, on ne sait comment, au milieu d’un fouilli de caps, de ravins, de petites baies qui ont l’air de vous sourire avec bonhomie. Tout y est calme et doux, et l’on sent comme une espèce de repos se glisser dans l’esprit et le cœur.

Il n’y a pas plus de trente à quarante maisons dans ce village qui n’est plus celui des gens de l’endroit, mais des étrangers qui y ont bâti leurs cottages. Cela a quinze arpents de longueur tout au plus en ligne droite. En tournant le chemin, vous arrivez, après quelques pas à peine, au grand hôtel qui s’étale glorieusement au-dessus d’une baie d’un contour harmonieux et irréprochable. Pas de plus bel endroit pour les bains ; une rive discrète, un sable fin, une eau pure, mais glaciale.

L’onde est trompeuse comme la femme ; c’est pour cela qu’elle attire. Séduit par la limpidité attrayante de ces flots qui venaient mourir si amoureusement sur le sable, et brûlant de me reposer de deux jours de voyage fatigant, je me déshabillai à la hâte et me précipitai comme je l’aurais fait dans un bain public de Montréal. Juste ciel ! Dieux vengeurs ! Je revins à la surface de l’eau comme un homme qui a le tétanos, le corps en deux, les pieds dans les oreilles. Et quelle tête ! comme l’échine d’un porc-épic. J’étais tout horripilé ; l’estomac me rentrait dans le dos et les muscles de mon visage dansaient la gigue. Une, deux ; je me dilatai et je poussai des bras pour regagner la rive ; mais j’avais une vingtaine de crampes dans les jambes. Ô ma patrie ! quel danger tu courus ce jour-là ! Pourtant, par un violent effort et me secouant comme un chêne sous l’orage, je parvins à terre. Il était temps. « Fontaine, je ne boirai plus de ton eau, » ce qui veut dire « Baie de Tadoussac, tu ne me repinceras plus. »

J’arrivai à l’hôtel d’un trait, j’étais furieux ; il y avait foule dans le vestibule, et partout, dans les galeries, sur le balcon, des femmes ravissantes qui me riaient au nez. Ces femmes étaient des Américaines, je leur pardonne ; il ne faut rien faire pour empêcher l’annexion.[2]

L’hôtel de Tadoussac est un des plus beaux, des mieux construits, des plus frais et des plus agréables qu’il soit possible d’imaginer. Ce qui vaut mieux encore que l’hôtel, c’est son intendant, M. Fennall. Quel homme charmant, empressé, heureux de vous être agréable ! Il voulut me présenter immédiatement aux infâmes et charmantes créatures qui venaient de se moquer de moi. Je me laissai faire, (je suis faible), et, en moins de dix minutes, j’avais mis sur pied toutes ces belles Yankees qui gelaient depuis huit jours, et nous étions lancés dans des valses inouïes. Ce fut une révolution dans l’hôtel. Jusque-là les hôtes et hôtesses y avaient vécu calmes jusqu’à l’engourdissement.

Tadoussac a cela d’agréable qu’il est très ennuyeux. Il n’y a pas dans ce petit port isolé sur la rive nord du Saint-Laurent de divertissement possible que celui de la pêche, à huit ou dix milles de distance ; partout autour de lui une solitude sans issue, et il faut faire dix lieues pour arriver aux Escoumins, simple poste établi pour le commerce du bois. Les étrangers qui vont à Tadoussac n’ont d’autre intention que de se reposer ; ce sont des valétudinaires ou des gens fatigués. Mais ils veulent faire reposer avec eux leurs femmes et leurs filles, vivantes créatures qui ne demandent et ne recherchent que le plaisir. C’est par là que leurs bonnes intentions deviennent mauvaises.

Onze heures sonnèrent. Onze heures, c’est l’heure solennelle où le capitaine du Magnet prévient les passagers qu’il faut se rendre à bord du bateau. C’est la nuit qu’on remonte le Saguenay, jusqu’à la baie de Ha ! Ha !, d’où l’on repart ensuite le lendemain matin à neuf heures, pour que les passagers puissent jouir du spectacle de la rivière dans tout son cours. Arrivés près du quai, nous entendîmes les accords du violon, accompagnés d’un battement de pieds qui donnait la mesure aux échos éveillés dans la nuit. Une quinzaine de jeunes gens dansaient des reels et des rigodons, ces naïves, harmonieuses et touchantes danses de village qui bercèrent l’enfance de beaucoup d’entre nous et qui nous survivront encore longtemps. Comme ils étaient heureux, ces chers ignorants, et comme je me sentis triste en voyant devant moi le bonheur si facile, le bonheur que nous cherchons en vain au prix de mille peines ! Une journée de travail et le soir un reel au clair de la lune, voilà le bonheur ! C’est trop peu vraiment, et je me sentis un amer ressentiment contre la destinée qui m’a versé la coupe pleine de fiel, en y mêlant quelques gouttes de joie pour me la faire mieux avaler. Je regardai longtemps ces braves gens enivrés du plaisir qu’ils donnaient à tous les spectateurs, et rivalisant entre eux de pas grotesques et imprévus à chaque nouvel éclat de rire ; puis je gagnai lentement le bateau qui fumait dans l’ombre. Il était minuit.

Minuit ! c’est l’heure où tout s’achève et où tout recommence ; c’est cette heure où l’on croit pouvoir suspendre un instant sa pensée au jour qui finit, sans voir que le temps a déjà marqué les secondes au jour qui lui succède. Ce qui était espérance n’est plus que le souvenir, et il n’a fallu pour cela, quoi ? qu’une seconde ! Ô dieux ! à quoi sert-il donc de vivre ? Prenons un night-cap,[3] et couchons-nous.

Le lendemain, à six heures, nous étions à la Baie de Ha ! Ha ! qui est le terminus du voyage. C’est une grande baie monotone où il y a deux villages et d’où partent deux chemins qui vont à Chicoutimi. Si ce n’étaient son contour si pur et si correct, son encadrement à la fois sauvage et doux, et surtout la célébrité que lui a acquise sa position au terme d’un voyage, qu’il faut atteindre si l’on veut voir le Saguenay dans toute sa longueur, on ne sait pas pourquoi les visiteurs prendraient la peine de s’y rendre. Je ne connais rien de plus morne ni de plus ennuyeux ; c’est à peine si les passagers éprouvent l’envie de descendre et de se promener un quart d’heure sur la rive. Ils ont tout vu en y arrivant. Les Américains même, ces curieux universels, ne se sentent cette fois aucun besoin de connaître et ne voient pas sur quoi faire des questions. Que peut-on interroger dans une pareille solitude ? Je débarquai toutefois et parcourus le premier village : rien, rien ; je revins accablé d’ennui.

À neuf heures, nous repartîmes. Deux heures après, nous étions devant ce fameux cap de la Trinité qui tombe tout d’un bloc, droit et roide, d’une hauteur de 500 mètres. C’est effrayant et vertigineux. Le bateau passe à quelques pieds seulement au bas de cette montagne formidable que recouvrent seulement çà et là quelques rares touffes de sapins étiques, et qui se forme de trois pics s’élançant dans le ciel comme pour attirer et menacer tour-à-tour la foudre. Par quelle colère, par quelle fureur de la nature ce bloc isolé, horrible, a-t-il été arraché de la chaîne des Laurentides et jeté ainsi dans le Saguenay ? c’est ce qu’on se demande avec effroi. Les échos y sont puissants, multiples infinis ; un coup de sifflet de la vapeur y retentit près de trois minutes en se répercutant de montagne en montagne, de gorge en gorge, jusqu’à ce qu’il se perde dans l’espace comme un soupir douloureux. Seul, le cap Trinité brise la lourde uniformité de cette chaîne aride, désolée, d’une grandeur repoussante, qui borde le Saguenay dans tout son cours. L’instant d’après, on retrouve la même scène, les mêmes aspects, jusqu’à ce qu’on arrive enfin, à deux heures et demie, devant Tadoussac, heureux d’échapper à ce spectacle qui commence à peser de son poids gigantesque.

Le défaut à peu près général du paysage canadien, c’est de manquer de pittoresque, c’est d’avoir une uniformité, pleine de grandeur il est vrai, mais bientôt fatigante. L’esprit ne trouve pas à s’y relever de ses premières impressions et finit vite par en sentir le dégoût. En outre, dans ces campagnes du Nord, il fait souvent, même aux plus beaux jours d’été, un vent humide et froid qui porte dans l’âme la tristesse. La nature agonise dans ce pays où elle n’a que trois mois de chaleur incertaine pour se réchauffer. Ici, les fleurs naissent tard, jettent quelques parfums fugitifs, et s’étiolent bientôt sur leur tige, frappées par l’impitoyable vent de nord-est.

L’été passe comme ces brises molles qui apparaissent tout à coup sur une mer calme, et s’enfuient avant que le navire ait pu leur livrer ses voiles. Il répand à la hâte quelques rosées, verse quelques tièdes rayons, s’empresse de mûrir les grains, puis disparaît comme l’oiseau qui fuit un ciel inhospitalier.

Cette année surtout, il disparaîtra plus tôt que d’habitude, pour la bonne raison qu’il n’aura pas même paru. Il fait froid partout, il pleut partout, il grêle même quelquefois ; le foin surabonde, les champs regorgent, l’habitant jubile et le voyageur est gelé.

C’est là ce qu’on appelle la saison des chaleurs en 1871.



  1. (Garçons de table).
  2. L’annexion du Canada aux États-Unis a toujours été plus ou moins ouvertement convoitée par un grand nombre d’esprits éclairés.
  3. Night-cap, un « bonnet de nuit », c’est-à-dire le dernier verre avant de se coucher