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Cinq lettres sur Ernest Renan/Cinquième Lettre

La bibliothèque libre.
Perrin et Cie (p. 83-102).

CINQUIÈME LETTRE

Dinard, 16 septembre 1903.

Monsieur,

Si je n’avais entrepris que de faire un éloge… académique, ou de tracer un portrait littéraire d’Ernest Renan, je n’aurais plus, sans doute, après avoir successivement parlé du philosophe, du moraliste, et de l’historien, et les avoir caractérisés de mon mieux, qu’à préciser maintenant la nature de leur influence ; — et voici ce que je dirais.

J’exprimerais d’abord mon regret de ne pouvoir parler comme je le voudrais de l’hébraïsant, et, tout de suite, je vous ferais observer que ce regret même est une espèce d’opinion. Quels services Ernest Renan, professeur de langue et de littérature hébraïques au Collège de France, a-t-il rendus à la philologie sémitique ? On le saurait, je le saurais, s’ils étaient éminents ! Car je ne suis pas non plus, hélas ! un indianiste ni un sinologue, et cependant, si l’on me demandait quelle estime il convient de faire d’Eugène Burnouf ou de Stanislas Julien, je crois que je pourrais le dire. Pour apprécier à sa juste valeur le caractère de leurs travaux, il me suffirait de les comparer à ceux de leurs prédécesseurs, — les travaux de Stanislas Julien à ceux d’Abel Rémusat, les travaux d’Eugène Burnouf à ceux de Chézy ou même de Colebrooke, — et, tout de suite, je crois qu’à des lecteurs même incompétents, oui, je crois, qu’incompétent comme eux, je leur en ferais pourtant sentir la supériorité. Les travaux spéciaux de Renan sont très éloignés d’inspirer la même confiance ! Et, par exemple, il s’en faut qu’on puisse lire la Palestine, du savant M. Munk, dans la collection de l’Univers pittoresque, avec le même agrément que l’Histoire d’Israël, mais comme on y apprend donc plus de choses[1] ! et comme on s’y sent aux mains d’un guide… moins bavard, mais plus sûr ! Il y a beaucoup de bavardage aussi, je n’ose dire dans la traduction que Renan a donnée de l’Ecclésiaste, mais dans la Préface qu’il y a mise, et dont une phrase a survécu, « Vanité des vanités ! » c’est la phrase devenue presque proverbiale sur la vanité de l’érudition, laquelle met un homme, après quarante ans de travaux, tout juste en possession des résultats qu’atteignent du premier coup la philosophie de Gavroche et du pharmacien Homais.

Cependant, — et malgré les doutes qu’inspire la solidité de son érudition d’hébraïsant, — je m’empresserais d’ajouter que l’honneur n’en revient pas moins à Ernest Renan d’avoir comme annexé victorieusement, le premier parmi nous, au domaine de la littérature générale, les grandes, les lointaines, les riches provinces de l’orientalisme. C’est ce que j’ai déjà indiqué d’un mot dans une précédente lettre, et c’est un point sur lequel, en d’autres temps, il vaudrait la peine d’appuyer.

Vous savez certainement. Monsieur, qu’aucun autre mérite ne nous est un plus sûr garant de la rare valeur d’un écrivain, et de la portée réelle de son œuvre. On appelle cela, quand on veut déprécier l’un ou l’autre, « vulgariser » la théologie, par exemple, ou la jurisprudence, eu les mettant à la disposition des « honnêtes gens » , ceux qui n’ont point d’enseigne, comme on disait jadis, qui ne tiennent boutique de rien, qui ne sont pas de la cabale ou du couvent. Mais, quand on fait attention, là-dessus, que, dans l’histoire de notre littérature française, le « vulgarisateur » de la théologie se nomme Blaise Pascal, et celui de la jurisprudence le président de Montesquieu, on s’aperçoit alors qu’il n’est donné qu’à bien peu d’écrivains de tirer ainsi une « spécialité » de l’ombre des bibliothèques, pour la produire au grand jour, et d’en enrichir, en l’y incorporant, le patrimoine héréditaire d’une grande littérature.

On ne saurait disputer ce mérite à Renan. Il a été l’un de ces vulgarisateurs. Tout ce qu’un Français, d’intelligence et de culture moyennes, sait aujourd’hui des choses de l’ancien Orient, tout ce qu’il connaît de l’histoire des « religions comparées », tout ce qu’il soupçonne des problèmes de l’exégèse biblique, l’intérêt même de curiosité qu’il y prend, tout cela, directement ou indirectement, lui vient de Renan. Renan a eu le don d’éclairer ces matières. Un seul article de lui, sur Mahomet ou sur le Bouddhisme, nous en a plus appris sur l’islamisme, ou sur Çakya-Mouni, que les volumes laborieux du vénérable Barthélemy-Saint-Hilaire, dont tant de lecteurs ignorent jusqu’à l’existence ; — et ils font bien ! Renan, lui, dans ces sujets, évoluait, si j’ose ainsi dire, comme dans son élément ou dans son atmosphère naturelle. Les grâces de son style y faisaient merveilles. Et, à la vérité, je l’ai dit et je le répète, quelque mauvais goût s’y mêlait bien parfois, comme quand il expliquait les miracles de l’Évangile par cette plaisanterie d’étudiant : « Qui oserait dire que dans beaucoup de cas…, le contact d’une personne exquise ne vaut pas les ressources de la pharmacie[2] ? » Mais — puisqu’il est question de pharmacie — le philtre ou le charme opérait tout de même. On était surpris, étonné, heureux, un peu fier de s’intéresser à des questions qu’on eût cru les plus ennuyeuses du monde, et qui l’étaient à fond, sous la plume des autres. Elles devenaient « passionnantes » sous celle de Renan. Et, si c’est là ce qu’on appelle « vulgariser », souhaitons-nous à nous-mêmes beaucoup de « vulgarisateurs » comme Ernest Renan.

On peut ajouter que, dans cette mesure, — mais dans cette mesure seulement, — son œuvre, en général, et ses Origines du Christianisme, en particulier, ne laisseront pas d’avoir servi la cause du progrès religieux. Je crois bien, pour ma part, que nous faisons aujourd’hui plus d’état qu’il n’en faudrait faire des questions d’exégèse, et, à mon humble avis, — dans un problème où chacun peut et doit même avoir son avis, — l’argument essentiel de Bossuet, discutant contre Richard Simon, n’a rien perdu de sa valeur. « Qu’on me dise si, de toutes les versions et de tout le texte quel qu’il soit, il n’en reviendra pas toujours les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d’histoire, le même corps de doctrine, et enfin la même substance ? En quoi nuisent après cela les diversités des textes ? Et que nous faut-il davantage que ce fond inaltérable des livres sacrés ? » Mais, puisque l’on veut de l’exégèse, et qu’autant que personne j’en reconnais la très vive séduction, Renan nous a donc rendu ce service d’attirer sur les questions d’exégèse une attention qu’en France, et avant lui, on ne leur avait guère accordée. Il nous a obligés à les examiner. Il a contraint l’apologétique à sortir des positions où elle était comme immobilisée ; et cela encore est un grand grain ! « Vous avez tué le sommeil », lui disait un homme d’esprit, — c’était Ernest Bersot, — au lendemain de la Vie de Jésus. Le mot n’est pas spirituel seulement ; il est profond ; et, dans un temps comme le nôtre, où rien ne serait plus dangereux que de « s’endormir », la louange d’avoir « tué le sommeil », ne terminerait sans doute pas mal un éloge d’Ernest Renan.

Mais, Monsieur, c’est autre chose qu’attendent aujourd’hui nos lecteurs, et toute conclusion sur l’œuvre de Renan leur paraîtrait insuffisante, mais surtout hésitante, qui ne se rattacherait pas à la première occasion de ces Lettres, et par conséquent « aux fêtes de Tréguier ». C’est le nom dont je pense que les événements des 12 et 13 septembre 1903 sont assurés désormais dans l’histoire.

Officiels, officieux, ministériels ou autres, les « discours » n’ont pas différé sensiblement de ce que nous avions supposé qu’ils seraient, et aucun des orateurs ne nous a rien appris de bien nouveau sur Renan. On l’a loué d’avoir « aimé la vérité » ! Je me suis déjà expliqué sur ce point. Qui est-ce qui n’aime pas la vérité ? Nous aimons tous la vérité ! Seulement, nous ne l’aimons pas tous de la même manière, et tout le monde ne décore pas ses imaginations de ce grand nom de vérité[3].

On l’a loué d’avoir été «l’un des maîtres de la Libre Pensée ». C’est une opinion ! Nous avons le droit d’en avoir une autre. Je l’exerce en disant que ce n’est pas penser librement que de s’imposer à soi-même, ou de recevoir de la bouche d’un ami, fût-il mon éminent confrère M. Marcelin Berthelot, la négation du surnaturel comme un « dogme absolu ». Si c’est d’ailleurs une contrainte que de soumettre sa philosophie à sa théologie, c’en est une autre, et non moins dure, que de soumettre sa théologie à sa physique. Le problème qui s’agite est de savoir si la « Science » est juge de la « Religion » ? On ne le résout pas, et on ne pense pas librement, quand on commence par poser qu’en tout état de cause on interrogera la « Science » sur la valeur de la « Religion ». La question du miracle n’est autre que la question de la « liberté de Dieu » : on ne la résout pas, et on ne pense pas librement quand on refuse de la poser, en affirmant qu’il n’y a pas de Dieu, et que d’ailleurs, s’il y en avait un, il ne saurait déroger à l’immutabilité de ses lois. La liberté de penser serait vraiment, comme on dit, à trop bon marché, si elle ne consistait que dans la liberté de ne pas croire, et il se peut qu’il y ait des raisons de croire comme il y en a de douter.

Et on a loué enfin Renan d’avoir été « l’apôtre de la tolérance », mais on a oublié de nous dire contre qui et dans quelles circonstances il avait exercé son apostolat. Bayle, protestant au nom de la « conscience errante » contre la révocation de l’édit de Nantes, est un « apôtre de la tolérance ». Voltaire, intervenant dans l’affaire des Calas, — et quels que fussent d’ailleurs ses motifs de derrière la tête, — est un « apôtre de la tolérance ». Dans quelle autre affaire que la sienne avons nous vu Renan intervenir ? Et quelle cause lui a-t-il fallu défendre contre l’intolérance ? Il a revendiqué, théoriquement, — car je ne sache pas que personne le lui ait disputé, — le droit d’exprimer librement sa pensée ? À ce compte, nous sommes donc tous des « apôtres de la tolérance », — et j’avoue que, pour ma part, je n’y vois pas de difficultés : je suis un « apôtre de la tolérance ». Ed’anch’io[4]

Mais si les discours de Tréguier n’ont rien eu que d’assez insignifiant, — et surtout d’assez attendu, — ce sont nos journaux parisiens qui, pendant une semaine entière, ont été fort intéressants. Comme ils ont fort bien vu que l’opinion publique hésitait encore sur ce qu’elle devait penser de Renan, ils se sont empressés à l’aider, et selon leur habitude, ils n’ont rien omis de ce qu’il fallait faire pour la rendre un peu plus incertaine d’elle-même. « Renan est à nous » disaient les uns ! et ils faisaient des citations probantes. « Il est à nous » répondaient les autres ! et ils produisaient des passages topiques. Le Temps, qui est une personne conciliante et grave, insinuait que peut-être Renan était-il à tout le monde ; et il le prouvait fort congrûment. Et le Figaro, qui n’avait vu dans l’affaire qu’une question politique, résumait le débat en ces termes :

« La politique n’étant qu’une perpétuelle fiction, frelate et dénature tout ce qu’elle touche. Voilà Renan ! Les sectaires du Bloc, démocrates, radicaux, socialistes, athées, révolutionnaires et anarchistes de tout poil vont demain s’incliner devant sa statue, et il n’y a pas d’écrivain au monde qui ait manifesté plus violemment son dédain, son mépris, son dégoût pour l’athéisme, le socialisme, la révolution, l’anarchie, la démocratie et même la République.

« Les républicains de 1793 l’eussent certainement envoyé à la guillotine, comme André Chénier et Lavoisier. »

C’est le Renan des dilettantes et des « intellectuels », un Renan pour gens et femmes du monde, un Renan de « salons », tout « parfumé » d’aristocratisme et de « religiosité », le Renan dont il est facile de tracer, au moyen d’« extraits » de ses œuvres, une image assez ressemblante, ou du moins qui le serait, si la contraire ne l’était tout autant… et même davantage[5].

Il faut en finir avec cette équivoque ! On trouvera ce que l’on voudra dans les Œuvres de Renan, et j’ai tâché d’en dire les raisons. Mais parmi tous ces Renans, — M. Berthelot et M. Anatole France l’ont bien vu et bien dit l’autre jour, — il n’y en a qu’un qui soit le vrai, et c’est l’auteur de la Vie de Jésus. Sachons-le bien : celui que l’on a célébré l’autre jour, à Tréguier, c’est l’auteur de la Vie de Jésus. Ce livre, à lui tout seul, résume, concentre, explique, rassemble, unifie Renan. Renan est l’auteur de la Vie de Jésus comme Voltaire est l’auteur du Dictionnaire philosophique. Et c’est pourquoi j’ai cru devoir attendre jusqu’ici pour parler de ce livre fameux, parce que c’est lui qui va nous dire la signification et la portée des « fêtes de Tréguier ».

A la question qui est, en un certain sens, toute la question religieuse, et qui consiste à se demander si la religion est l’œuvre des hommes ou de Dieu, la Vie de Jésus a donc répondu : 1° « Comment voudriez-vous qu’elle fût l’œuvre de Dieu, puisqu’il n’y a pas de Dieu ? » et 2° « Supposé qu’il y en eût un, comment voudriez-vous que Jésus le fût, qui ne l’a pas cru lui-même, et Jésus, dont l’œuvre est fondée tout entière sur le mensonge de ses révélations et le charlatanisme de ses miracles ? » Voilà toute la Vie de Jésus.

Jetez là-dessus tout ce que vous voudrez, le voile de l’équivoque, et le tissu magique du style ! Promenez-nous parmi les enchantements de l’idylle galiléenne. Faites-nous observer qu’en Orient le mensonge n’est pas le mensonge ! Excusez, en les dénonçant, et ayez l’air de justifier, en les condamnant, les fraudes pieuses ! Entremêlez le blasphème d’oraisons jaculatoires à « la catégorie de l’idéal » ! Dites audacieusement : « Celui qui prend l’humanité avec ses illusions et cherche à agir sur elles ne saurait être blâmé. Il nous est facile à nous autres, impuissants que nous sommes, d’appeler cela mensonge… et de traiter avec dédain les héros qui ont accepté dans d’autres conditions la lutte de la vie. Quand nous aurons fait avec nos scrupules ce qu’ils ont fait avec leurs mensonges, nous aurons le droit d’être sévères pour eux ! » Eblouissez le public du jeu de vos paradoxes et de vos contradictions ! Faites dire aux mots ce que jamais ils n’ont voulu dire, et nommez du nom de « religion » ce qui, dans toutes les langues, en a été jusqu’à vous le contraire ! Proclamez d’ailleurs « qu’entre les fils des hommes il n’en est pas né de plus grand que Jésus ». Admirez enfin, dans le christianisme, le fait le plus considérable de L’histoire du monde, et devenez-en l’éloquent, le savant, le « sympathique » historien ! Votre Vie de Jésus ne s’en ramène pas moins à ces deux assertions : « Dieu n’est qu’un mot, et Jésus n’est qu’un homme ! »

Nous comprenons alors la fortune que le livre a faite, et nous en voyons la liaison avec tout ce qui s’appelle du nom de « Libre Pensée ».

Il contient bien d’autres choses ! qui ne peuvent, aujourd’hui comme en 1863, que flatter les passions de nos plus fougueux et déterminés révolutionnaires. « Aucune révolution ne s’accomplit sans un peu de rudesse. Si Luther et les acteurs de la Révolution française eussent observé les lois de la politesse, la Réforme et la Révolution ne se seraient point faites. » Et ailleurs : « Il y a des personnes qui regrettent que la Révolution française soit sortie plus d’une fois des principes, — ceci est assez mal écrit, — et qu’elle n’ait point été faite par des hommes sages et modérés. N’imposons pas nos petits programmes de bourgeois sensés à ces mouvements extraordinaires qui sont si fort au-dessus de notre taille. » El ailleurs encore : « Toutes les grandes choses se font par le peuple, et on ne conduit le peuple qu’en se prêtant à ses idées… »

Ces citations peuvent suffire.

Mais quand, dans un livre tel que la Vie de Jésus, sur lequel un homme, de la grande et naturelle ambition intellectuelle de Renan, a joué sciemment sa fortune et sa réputation, on a écrit de ces choses, elles demeurent « acquises » ; et on peut ensuite écrire impunément Caliban ! Le « Bloc » reconnaîtra toujours son homme, et il aura raison de le revendiquer. C’est ce qu’ont fait les « Bleus de Bretagne ». Ils ont parfaitement compris, ou senti, que l’auteur de la Vie de Jésus était avec eux, et que ses goûts pouvaient bien avoir été ceux d’un aristocrate, — parce qu’il avait des sens très aiguisés et très fins et que ce sont nos sens qui déterminent ordinairement nos goûts, — mais ils ont très bien vu que ses principes étaient les leurs, et quand ces principes ne ressortiraient pas de la lecture de la Vie de Jésus, ils auraient encore compris qu’il était avec eux, ne fût-ce que par la manière dont la question religieuse est traitée dans ce livre.

Oui, finissons-en avec l’équivoque ! J’ai loué largement, dans ces Lettres, l’écrivain, l’historien l’érudit, et je ne crois point avoir médit de l’homme. Si je l’avais fait, ce serait par mégarde, et je tiens à redire que les complaisances de sa vieillesse pour la popularité,

 Cette grande impudique
Qui, le ventre au soleil, comme la Nymphe antique
 Livre à qui veut ses flancs ouverts.

ne sauraient faire oublier la dignité de son âge mûr, et la sincérité, la gravité de sa jeunesse. Mais il n’est plus ici question que de ses idées et de son influence, et je dis qu’en vain se réclamerait-on du droit de s’isoler dans l’indifférence de l’épicurisme, il faut être avec ou contre Renan[6].

Il est l’auteur de la Vie de Jésus. Si cela veut dire que le labeur de sa vie ne s’est employé qu’à essayer d’expulser le christianisme de l’histoire et Dieu de la nature ; qu’il a travesti la vérité quand il a prétendu le contraire ; et que sa « religion », comme celles des Grecs, n’est que l’adoration de la volupté, — qu’on appelait Cypris quand elle était le plaisir des sens, et Pallas Athéné quand elle était la joie de l’esprit, — il faut enfin le savoir, et le dire, et se prononcer quand on l’a dit.

L’œuvre et l’influence de Renan, prises de haut, dégagées du réseau des subtilités sous lesquelles son insincérité naturelle s’est complu à les dissimuler, ont été bonnes ou elles ont été mauvaises. Il n’y a pas ici de distinction à faire, de nuances à discerner, ni, comme on dit, de « milieu » à tenir. Je ne sais pas ce que c’est que « le ciel des âmes pures » ou « la royauté de l’esprit » ; et Renan lui-même ne l’a pas su. Je ne sais pas comment nous pourrions être chrétiens sans l’être, et, « en nous détachant de toute la tradition chrétienne qui nous a précédés ». Je ne sais pas ce que c’est que « Cora », « Promachos », « Ergané », si ce ne sont les faux noms dont j’habille l’idolâtrie de ma propre pensée… Que ceux donc qui craindraient de se compromettre en exprimant une opinion, se taisent. Mais dès que l’on parle, il faut se prononcer. Il faut choisir. C’est ce que les orateurs de Tréguier — à l’exception des deux ministres, si j’ai bien entendu leur discours — ont eu l’autre jour le courage de faire. Nous ne pouvions ici faire moins qu’eux ; — et toute autre conclusion de ces Lettres n’eût sans doute été digne ni de l’attention que les lecteurs de ce journal ont bien voulu me prêter, ni de la confiance dont m’a honoré son directeur, ni, j’ose le dire, de moi-même.



FIN
  1. Je veux dire, et on l’entend bien, plus de choses techniques, spéciales, de celles qu’on est en droit d’attendre d’un hébraïsant qui raconte l’Histoire du peuple d’Israël. Car, pour les autres, celles qui ne tiennent pas essentiellement à cette histoire même d’Israël, mais qui l’éclairent de la lumière d’une comparaison, et ainsi qui font rentrer les cas particuliers dans une loi générale de l’esprit humain, Renan retrouve tout son avantage.
  2. C’est exactement le ton des plaisanteries de Voltaire, car je ne veux pas croire que Renan fût sérieux quand il écrivait cette phrase.
  3. Je lis à ce propos dans l’Histoire du peuple d’Israël, t. II : « Quel est le but de l’humanité ? Est-ce le bien-être des individus qui la composent ? Est-ce l’obtention de certains buts abstraits, objectifs, comme l’on dit, exigeant des hécatombes d’individus sacrifiés ? Chacun répond selon son tempérament moral, et cela suffit. » Je le veux bien ; mais je demande en ce cas de quel droit, à quel titre, au nom de quelle évidence ou de quelle certitude, si de ces deux solutions j’en préfère une, et en admettant qu’il n’y en ait que deux, je pourrai reprocher à ceux qui préfèrent l’autre de « ne pas aimer la vérité ». Etant donnée la nature des questions que Renan a traitées, j’entends donc bien que, quand nous le louons d’avoir « aimé la vérité », nous le louons d’avoir aimé ce que nous croyons être la vérité, nous qui pensons comme lui, et nous mettons notre façon de penser sous l’autorité de son nom, mais il n’en résulte pas que « sa vérité » soit absolument « la vérité » et elle n’est toujours que son opinion. Il en eût lui-même convenu volontiers, je pense, car, n’a-t-il pas dit ailleurs : « Tous les partis pris sont légitimes quand ils sont de bonne foi » ? C’est beaucoup dire, c’est même trop dire, et il faudrait savoir à quelles conditions un parti pris est légitime ». Mais, du moment qu’il est permis ou possible de « prendre parti », c’est donc que la vérité n’apparaît pas, n’éclate pas, ne s’impose pas avec une évidence entière ! Et voilà pourquoi j’aimerais que l’on n’abusât pas de cette manière emphatique de parler, et qu’on ne fît pas un mérite aux uns « d’avoir aimé la vérité », comme si les autres, ceux qui ne pensent pas comme eux, ne l’avaient pas aimée !

    L’abbé Le Hir, son professeur d’hébreu, dont il a fait un si bel éloge dans ses Souvenirs de Jeunesse, ne s’est jamais senti, je ne dis pas ébranlé, mais inquiété seulement dans sa foi par les « raisons philologiques » qui ont détaché Renan du christianisme. Lequel des deux a le plus « aimé la vérité » ? Pourquoi ne serait-ce pas l’abbé Le Hir ? Et en tout cas, de quel droit dira-t-on que Renan l’ait « aimée » davantage ?

  4. Il en est de ce mot de « Tolérance » comme de celui de « Vérité » : beaucoup de gens l’emploient, mais peu le placent bien.

    Je ne saurais avoir la prétention de l’expliquer ou de le définir dans une note, mais ce que je voudrais qui fût bien entendu c’est qu’il n’implique pas « l’approbation » de ce qu’on a tolère » et qu’on a toujours le droit d’opposer des « idées » à des « idées ». S’il en était autrement, c’est Renan lui-même qui serait un modèle d’« intolérance», n’ayant passé quarante ans de sa vie qu’à opposer ses « idées » sur le christianisme à celles de Bossuet, par exemple, et même de quelques-uns de ses propres contemporains.

    Mais l’« intolérance » ne commence qu’au moment et au point précis où ce ne sont plus des « idées » ni des « mots » qu’on oppose à des « idées », mais des arguments d’un autre ordre, et par exemple, quand on nous empêche d’écrire ou de parler. Aussi ne prouve-t-on pas sa « tolérance » en réclamant ce droit pour soi-même, et les plus intolérants des hommes l’ont bien su faire, mais en le revendiquant pour les autres, et en le leur assurant, pour sa part, quoique leurs « idées » soient contraires aux nôtres.

    Si Renan l’a fait j’aimerais qu’on me l’eût dit ; qu’on me le rappelât, si je déviais le savoir, et que je l’eusse oublié ; alors je saluerais volontiers en lui « un apôtre de la tolérance ». J’aimerais aussi que l’on m’apprît (car je l’ignore) comment il eût pu, quand même il l’eût voulu, faire preuve d’« intolérance ». La facilité n’en est guère donnée de nos jours qu’aux hommes politiques ou à ceux qui disposent de quelque pouvoir effectif !

  5. je n’ai pas dit dans ce passage exactement ce que je voulais dire.

    Je n’ai pas nié, puisque j’ai consacré ma Quatrième Lettre à le dire, que Renan fût d’instinct et de goût un aristocrate : sa conception de l’histoire est là pour le prouver. Mais Voltaire aussi fut un aristocrate, ou même un « conservateur » — conservateur en tout, a-t-on justement dit, sauf en religion — et cela n’empêche pas — la preuve, je pense, en est faite après cent vingt-cinq ans — qu’il soit Voltaire ; et que nos modernes jacobins le réclament à bon droit comme un de leurs ancêtres ou de leurs prophètes ; et que les « conservateurs » d’aucune espèce n’aient le moindre intérêt à le revendiquer. Pareillement Renan ! Nous ne lui devons, comme à Voltaire, que de l’admirer pour son grand talent. Mais, de le tirer, pour ainsi dire, à nous, comme on a fâché de le faire, ce serait une grave imprudence, et de le tenter seulement, ce n’a pas été, du moins à mon avis, une petite maladresse. Les ennemis de nos ennemis ne sont pas toujours nos amis, ni même toujours un secours pour nous. Timeo Danaos… Je me défie de Renan, même quand il est de mon opinion. Et j’essaye d’en dire la grande raison dans les dernières pages de la présente Lettre.

  6. C’est le cas de citer, une fois de plus, les paroles de Strauss, dans la Préface de sa Nouvelle Vie de Jésus, 1864 : « Quand on écrit sur les maîtres de Ninive ou sur les Pharaons d’Egypte, on peut n’avoir qu’un intérêt historique. Mais le christianisme est une puissance tellement vivante, et la question de ses origines implique de telles conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre l’imbécillité des critiques qui ne porteraient à ces questions qu’un intérêt purement historique.