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Cinq lettres sur Ernest Renan/Première Lettre

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CINQ LETTRES
SUR
ERNEST RENAN[1]




PREMIÈRE LETTRE
Dinard, 6 septembre 1903.
Monsieur,

A l’occasion des fêtes qui se préparent au pays de Tréguier, pour l’inauguration de la statue de Renan, vous prévoyez, sans avoir besoin pour cela d’être prophète, qu’il s’échangera quelques sottises ; et, en effet, nous en avons pu déjà voir un échantillon dans l’appel que le contre-amiral Réveillère, — l’inventeur de l’autarchisme, — et les citoyens Théodule Ribot, « de l’Institut », Paul Guieysse, ancien ministre, et Armand Dayot, viennent d’adresser aux « Bleus de Bretagne[2] ».

On y lit, entre autres gentillesses, que, « pour augmenter l’éclat de ces fêtes mémorables, et pour en préciser davantage la haute signification, M. le Président du Conseil des Ministres se rendra lui-même à Tréguier » ; et, sans compter que l’on ne conçoit pas bien qu’il pût s’y rendre autrement que lui-même, vous vous êtes demandé, comme moi, ce qu’il y viendrait faire. Est-ce que ce sont par hasard les paroles de M. Combes qui ajouteront quelque chose à la « gloire » d’Ernest Renan ? Passe encore pour celles d’un Anatole France et d’un Marcelin Berthelot ! Ou bien, si l’opinion publique était peut-être incertaine, et ne savait ce qu’elle doit penser de Renan, est-ce que c’est M. Combes qui la fixerait ? Et quel « éclat » enfin la présence de M. Combes apportera-t-elle à ces « fêtes mémorables », si ce n’est celui que nous lui prêterons, nous qui payons les déplacements, les voitures, les lampions, les autorités, et généralement l’appareil antidémocratique, monarchique, et prétorien, dont nos ministres s’entourent pour se manifester aux populations[3] ?

Je lis encore dans cet Appel : « Libre à nos adversaires d’élever des statues à leurs saints, et d’ériger des calvaires aux carrefours de nos routes !… » et ceci n’est qu’une phrase. Non, gens de Bretagne, gardez-vous de les en croire ! Il ne vous est « libre », ni « d’ériger des calvaires » ni « d’élever des statues à vos saints » ; et, pour voir, tentez-en donc l’aventure ! Nous nous demandions ce que viendrait faire à Tréguier M. Combes ? Il y viendra mettre toute la force du gouvernement du côté des « Bleus de Bretagne », et témoigner publiquement que ce qui leur est permis, vous est interdit à vous, Bretons, pourtant Français, et citoyens comme eux. A Tréguier, comme ailleurs, seuls les « Bleus de Bretagne » ont le droit d’encombrer la place ou la voie publique.

Mais la dernière phrase de l’Appel est sans doute la plus éloquente : « Cette fête, nous la voulons glorieuse, nous la souhaitons pacifique. » Et nous, qui la souhaitons, et même qui « l’espérons » telle, nous nous sommes demandé comment elle pourrait ne pas l’être ; et pourquoi nos « adversaires » ont éprouvé le besoin de « souhaiter » expressément qu’elle le fût ? Eh quoi ! la chose n’allait donc pas sans dire ? Il m’est arrivé quelquefois d’inaugurer des statues. Je n’ai jamais éprouvé le besoin, ni moi, ni ceux qui les inauguraient avec moi, de « souhaiter » que la cérémonie fût « pacifique ». Il nous eût semblé qu’un tel souhait fût une « provocation ». Est-ce peut-être là ce que les « Bleus de Bretagne » ont voulu faire, tout en ne le disant pas ? et ne se servir du nom de Renan que comme d’un prétexte à soulever les passions, en protestant de l’innocence de leurs intentions ? Ils nous insultent ; et même, ils n’ont organisé ces fêtes de Tréguier que pour nous insulter. Si nous ne sentions pas l’insulte, ils en seraient fâchés ! Mais, l’ayant sentie, si nous y répondions, c’est nous qui troublerions « la paix publique » ; et, d’une cérémonie qu’ils souhaitaient « pacifique », c’est nous qui en aurions fait une occasion de désordre. On ne saurait, sans doute, plus ingénument trahir son dessein, — le fanatisme n’ayant rien d’incompatible avec la sottise, — et si quelque part, en France ou à l’étranger, quelques souscripteurs avaient pu se méprendre à la « haute signification » des fêtes de Tréguier, les voilà maintenant avertis ! A la place des « Bleus de Bretagne », j’aurais voulu montrer plus de franchise.

Cependant, et tandis qu’à l’abri de Renan, « le grand penseur breton », les « Bleus de Bretagne » témoignaient ainsi de la solidité de leur fanatisme, et, si je l’ose dire, de l’induration de leurs haines, il vous a paru. Monsieur, qu’il nous appartenait, à nous, ses adversaires, de faire quelque chose pour l’auteur de la Vie de Jésus. Vous avez cru que, tandis qu’à Tréguier, dimanche prochain, ils en charbonneraient la caricature, on pouvait se proposer d’en tracer un portrait plus ressemblant, et vous m’avez fait l’honneur de me demander si j’en accepterais la tâche.

J’ai un peu hésité.

Je n’ai point ici, à Dinard, où je ne suis qu’un passant, les livres qu’il faudrait, pour parler comme je le voudrais, de l’un des plus « livresques » de nos contemporains. Le temps aussi me manque, et peut-être une certaine indépendance d’esprit… Renan n’est mort que depuis une dizaine d’années, et je l’ai beaucoup, et assez particulièrement connu. Son optimisme me déconcertait ; mais sa conversation, très familière, et agréablement décousue, m’amusait. Il était généralement de l’avis de celui qui lui parlait ; et peut-être était-ce de l’ironie ! mais c’était autre chose aussi, et notamment un effet de son impuissance à rien « affirmer ». Ernest Renan avait horreur de la certitude, et, entre autres traits, c’est ce qui le distinguait des « Bleus de Bretagne », de l’amiral Réveillère et de M. Paul Guieysse. Moi, c’est au contraire ce qui me rapprocherait d’eux.

Et voilà pourquoi, cher Monsieur, si nous vivons dans un temps où le « dilettantisme » ressemblerait à de la poltronnerie, j’ai finalement accepté de parler de Renan aux lecteurs de l’Ouest-Éclair, et d’essayer de leur dire quels furent, au vrai, l’écrivain, le philosophe, le moraliste, l’historien, et — puisque « penseur » il y a — le penseur que l’on va défigurer, dimanche prochain, à Tréguier.

De l’écrivain, ou du styliste, oh ! de l’écrivain, il n’y a que merveilles à dire, et je ne sais si le siècle qui vient de finir en aura connu de plus grand ; — les rangs sont toujours difficiles à donner ! — mais il n’en a pas connu de plus séduisant. Je ne suis malheureusement pas ce qu’on appelle un « grand Grec » et, si c’est une prière que la Prière sur l’Acropole, j’en préfère d’autres ! Mais, je le disais encore l’autre jour, et ce n’était pas pour la première fois, si quelqu’un, en notre langue, nous a rendu la sensation de cette abondance facile, de cette suprême aisance, de cette élégance familière et pourtant soutenue, de cette grâce enveloppante et souple, de ce charme insinuant et quelquefois pervers, de cette ironie transcendante qui furent, dit-on, les qualités, ou quelques-unes des qualités du style de Platon, c’est Renan ; et je n’en sache pas un autre dont on le pourrait dire[4].

Nul, comme Renan, n’a excellé à vêtir de métaphores poétiques, originales, inattendues, et toujours ou presque toujours d’une incomparable justesse, les idées les plus abstraites, les conclusions les plus techniques de la philosophie linguistique. Nul, comme lui, n’a connu ce pouvoir mystérieux des mots, dont on tire, en les associant d’une manière unique, et qui ne semble jamais calculée ni voulue, préparée ni savante, non seulement des significations, mais des harmonies nouvelles. Nul, comme lui, n’a réussi, dans le contour simple et pur de sa phrase, à faire entrer tout un monde d’impressions et d’idées, surprises pour ainsi dire, et charmées en même temps, de se trouver rapprochées.

Si l’on regarde aux éléments, il n’y a pas de style plus savant que celui de Renan, et j’entends par là que, ses meilleures pages, l’helléniste, l’hébraïsant, le philologue, l’historien, le poète, l’artiste qu’il était a seul pu les écrire. Mais il n’y a cependant pas de style plus naturel, et c’était l’éloge que lui accordait l’illustre auteur de l’Histoire de la littérature anglaise et des Origines de la France contemporaine, Taine, quand il disait « qu’on ne voyait pas comment cela était fait » !

Et, en effet, on ne le voit pas. Les « négligences » de Renan sont « ses plus grands artifices ». Et, pour être lui-même, pour l’être tout entier, il n’a pas besoin que, comme on dit, « son sujet le porte » ; mais, je ne sais comment, on dirait que c’est lui qui crée l’intérêt ou l’agrément de son sujet ; et, qu’il traite après cela les plus hautes questions, ou qu’il expose, dans la grande collection de l’Histoire littéraire de la France, la philosophie de Duns Scot[5] et la biographie de Christine de Stommeln, ce sont toujours la même aisance, la même grâce, et la même souveraine clarté.

Je ne crains pas, mon cher Monsieur, que vos lecteurs s’étonnent de cet éloge, ou, plutôt, je m’assure que quelques-uns d’entre eux le trouveront un peu maigre ; et ils auront raison ! Les partis ne sauraient commettre de pire maladresse, — pour ne rien dire de l’injustice, — ni d’erreur qui leur soit tôt ou tard plus fatale, que de s’aveugler sur la valeur de leurs adversaires, ou de la méconnaître. On ne peut pas résister à la séduction d’une belle page de Renan ; et il faut qu’on le dise, parce qu’il faut qu’on le sache ! Vous m’écriviez vous-même, avec infiniment de libéralisme et de sens : « Et quand nous le traiterions, une fois de plus, d’apostat, qu’y aurions-nous gagné ? » Vous pourriez ajouter : « Et lui-même, qu’y aurait-il perdu ? » puisque, tout justement, ce que M. Combes et M. Guieysse aiment en lui ou de lui, c’est son « apostasie ». Nous, ici, nous ne toucherons pas seulement ce point. Renan n’a pas reçu le caractère indélébile : son « apostasie » n’en est donc pas une ; et si nous voulons que l’on respecte la liberté de notre conscience, il nous faut commencer par respecter celle des autres.

Mais rendons surtout justice à leur talent, quand ils en ont. C’est une mince consolation, dira-t-on, pour les vaincus d’Austerlitz et d’Iéna que d’avoir été battus par le vainqueur de Marengo ! Je ne suis pas de cet avis. Il y a, dans la défaite, la défaite elle-même, ses résultats et ses suites : il y a aussi les conditions dans lesquelles nous l’avons subie. Il m’est pénible d’être battu : il me le serait plus encore de l’être ou de l’avoir été par un imbécile ! Cela est vrai surtout dans le domaine des idées. Aux idées qui me sont chères, si quelqu’un a porté de ces coups qu’on appelle « sensibles », je n’aimerais point qu’il fut un sot, — Bouvard ou Pécuchet. La qualité de son talent importe à l’opinion que je me fais de moi-même et de la bonté de ma cause. « Peu de gens, a dit Renan, dans sa manière la plus impertinente, ont le droit de ne pas croire au christianisme. » Si peu de gens ont, en effet, ce droit, il m’importe, à moi, chrétien, que ceux qui se l’arrogent ne soient pas les premiers venus. C’est dans l’intérêt de ma cause que je veux qu’ils aient du talent, et que ce talent seul ait pu prévaloir un moment contre la vérité.

Ne faisons donc pas difficulté de reconnaître le talent de Renan, et — plus généreux à son égard qu’il ne l’a été pour Bossuet[6], par exemple — ne lui marchandons pas notre admiration. Oui, ce fut un rare écrivain que l’auteur de la Vie de Jésus ; et, moins rare en son genre, il eût assurément fait moins de mal. La profondeur du mal qu’il a fait se mesure exactement à la qualité de son talent. Et ceux qui le reconnaîtront n’en seront pas pour cela désarmés contre lui ; mais, au contraire, c’est eux qui pourront le combattre utilement, avertis qu’ils seront de ne point opposer à une arme d’une trempe ou d’une portée supérieure, la vaine artillerie de leurs fusils à pierre et de leurs vieux canons de remparts.

Mais, avant d’examiner l’usage que Renan a fait de son talent, et après en avoir fait libéralement l’éloge, il me reste à dire, dans cette lettre, quelle en fut la tare secrète. On ne saurait l’oublier, en effet, toutes les qualités du « divin Platon » ne sauraient nous faire oublier que cet incomparable écrivain, rival heureux et vainqueur des Gorgias et des Protagoras, n’en fut pas moins le « Roi des Sophistes » ; et c’est une question que de savoir si sa sophistique s’est engendrée du charme de son style, ou inversement, les grâces de son style de la subtilité de sa sophistique, mais ce qui n’est pas douteux, c’est l’étroite union de ce style et de cette sophistique.

Dans une Introduction au Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, de Bossuet, je lis ces lignes de l’honnête Silvestre de Sacy : « De nos jours, il semble qu’un grand concours soit ouvert, où toutes les sectes philosophiques et religieuses sont appelées à se disputer l’empire des esprits. Au moins faut-il que le combat soit franc et loyal, et que le spectateur, spectateur et juge de la lutte, prix lui-même du vainqueur, prononce et décide en pleine connaissance de cause… Point d’équivoques ni de décevantes finesses. Vous n’êtes pas chrétien ? Déclarez-le nettement. C’est votre droit, c’est votre devoir. Expliquez sans détours — et en termes intelligibles pour tous — ce que vous mettez à la place de la foi et des espérances chrétiennes. N’empruntez pas à ceux que vous attaquez la séduction de leur langage mystique, pour en couvrir des idées qui ne sont pas les leurs. Ne déguisez pas les vôtres pour les faire passer, à la faveur de ce masque, dans des esprits qui les repousseraient, si vous les leur présentiez à visage découvert. » La Vie de Jésus venait précisément de paraître, et le nom de Renan commençait à faire quelque bruit dans le monde.

Le grand défaut du style de Renan est d’avoir abusé de l’« équivoque » et des « décevantes finesses ». Renan a uniquement aimé la vérité, nous dit-on, et c’est ce qu’il faudra voir. Mais ce que nous pouvons déjà dire, c’est que la vérité « qu’il aimait », c’était la vérité comme il la concevait ; et il ne la concevait ni simple ni directe, mais « complexe » et, pour ainsi dire, nuancée de couleurs, qui se modifiaient, comme font toutes les couleurs, en se juxtaposant. Ne nous l’a-t-il pas dit lui-même, qu’il aurait aimé qu’on l’imprimât en « plusieurs encres » dont les teintes auraient exprimé le degré variable et changeant de ses certitudes[7]. Ah ! il avait profité de la grande leçon de l’hégélianisme, qui est que l’expression d’une vérité n’est complète qu’autant que, par un artifice de vocabulaire ou de syntaxe, on réussit à y faire entrer l’expression de son contraire. C’est pourquoi si sa manière d’écrire n’est pas précisément « insincère », elle est ordinairement fuyante, et il ne dit rien qui ne soit ordinairement plein de sens, mais on n’est jamais sûr que ce sens soit le sien.

Nous en avons un bon exemple dans la manière dont il a, pendant quarante ans, opposé « la religion » aux « religions » et prétendu dégager la première, en l’épurant, des ruines qu’en même temps il s’évertuait à faire des secondes. A ceux qui lui reprochaient son « impiété », sa prétention était de persuader qu’il était au contraire, lui, Renan, le seul « pieux » ; et quand on lui demandait s’il ne craignait pas, en propageant l’irréligion, d’enlever aux âmes chrétiennes leurs espérances avec leur foi, sa réponse était qu’au contraire, en les dégageant de tout ce qui les matérialise, il fondait « la foi profonde » et l’espérance éternelle.

Ce que seulement il faut bien voir, c’est que ce n’était point de sa part du calcul ou de la politique, et il était ainsi fait ! Il n’arrivait à l’affirmation, quand il y arrivait, qu’à travers un dédale infiniment compliqué de négations, de contradictions, d’hésitations et de doutes. Il s’attardait dans ce labyrinthe, et, visiblement, il s’y complaisait. Si quelque amoureuse Ariane lui eût tendu le fil conducteur, il l’eût doucement et poliment, — car c’était un homme plein de politesse, et même d’onction en son geste, — mais résolument repoussée. Sa grande préoccupation n’était point de résoudre des « questions » mais d’en poser, de les poser embarrassantes, et de s’amuser, et de nous amuser de son embarras… Pourquoi faut-il qu’il ait appliqué cette méthode, si c’en est une, — je veux dire, si ce n’est pas plutôt une forme d’esprit, une disposition personnelle, et heureusement inimitable, — pourquoi faut-il qu’il l’ait appliquée à quelques-unes des questions qui divisent le plus les hommes, parce qu’elles les tourmentent, quand ils ne sont pas Renan ? et, de cette manière d’écrire, qui lui fut essentielle et congénitale, quelles conceptions de la philosophie, de la morale, de l’histoire se sont presque nécessairement engendrées, c’est ce que je tâcherai de vous dire dans une prochaine lettre.



  1. J’étais à Dinard, où j’avais formé le rêve paresseux, et bien inutile, de me reposer, quand le directeur d’un grand journal de la région, l’Ouest-Éclair, me fit demander, par l’intermédiaire d’un ami qu’on me dispensera de nommer, si je ne m’expliquerais pas volontiers, en quatre ou cinq articles, à l’occasion des fêtes de Tréguier, sur l’œuvre et le personnage d’Ernest Renan. J’hésitai d’abord un peu, pour des raisons que l’on verra dans la première de ces Lettres, mais finalement, pour d’autres raisons, qui me parurent plus fortes, j’acceptai la proposition. Il y a des invitations auxquelles il n’est pas facile de se dérober, sans se faire soupçonner de plus de prudence que de lassitude ; et puis, l’Œuvre d’Ernest Renan, n’est-ce pas un de ces sujets sur lesquels on ne saurait nous pardonner, à nous tous qui faisons profession d’histoire ou de critique, de n’être pas toujours prêts ? Telle est l’origine de ces Lettres.

    Je les publie telles que les a données l’Ouest-Éclair, et je n’y fais que de rares et insignifiantes corrections de style. Si je voulais leur enlever de leur air d’improvisation, je n’y réussirais sans doute pas ; et, vraiment, à quoi cela servirait-il ? Mais, puisque je faisais tant que de les réimprimer, je ne me suis pas refusé le plaisir d’y ajouter quelques notes, où l’on trouvera quelques citations de Renan, ce qui ne sera pour déplaire à personne ; des indications, qui précisent ou qui développent quelques assertions trop vagues ou trop laconiques du texte ; et, chemin faisant, deux mots de réponse à quelques-unes des objections que l’on m’a fait l’honneur de m’opposer.

  2. Les « Bleus de Bretagne » n’étaient guère connus, hors de Bretagne, que pour avoir bruyamment inauguré, l’année dernière, une statue de Lazare Hoche, à Quiberon, c’est-à-dire « dans le seul lieu de France où on ne dût pas la lui élever ». Ainsi le pensais-je, et je l’avais dit. Mais, à mon grand étonnement, quelques journalistes parisiens n’ont pas été de mon avis, et l’un d’eux a bien voulu m’apprendre que les « victimes de Quiberon » n’étant que des émigrés, c’était le moins qu’on les eût passées par les armes. Sait-il seulement dans quelles conditions ? En tout cas, chacun a sa manière de voir. La mienne, c’est que le droit de la guerre s’arrête à l’ennemi désarmé ; que des soldats ne sont pas des bourreaux ; qu’un général en chef se déshonore quand il en fait l’office ; — et si c’est bien ce que Hoche a fait à Quiberon, je laisse au lecteur le soin de conclure.

    J’ajoute que parmi les six cent quatre-vingt-une victimes qui ensanglantèrent la lande lugubre que la piété populaire du pays d’Auray a baptisée du nom de « Champ des Martyrs », « il y avait des vieillards hors d’âge, des domestiques qui n’avaient fait que suivre leurs maîtres, des prêtres, des journaliers, des cultivateurs et jusqu’à des enfants de moins de seize ans dont le seul tort était d’avoir écouté la voix de la nature ou les ordres de leurs pères ». (A. Duruy.)

    Si sa conduite en cette circonstance tragique fait donc sur la mémoire de Hoche une tache ineffaçable, on a raison de penser que ce n’était pas à Quiberon qu’il convenait de lui élever une statue ; que les « Bleus de Bretagne » le savaient fort bien ; et que cependant, si c’est pour ce motif même qu’ils ont voulu qu’elle s’élevât là, il est bon qu’on le sache.

  3. On sait que la pluie a un peu contrarié les « autorités » et les « lampions » ; mais le déploiement des forces militaires a été plus considérable qu’on ne s’y attendait, et un général commandant de corps d’armée, lui-même, a voulu veiller ce jour-là sur la personne de M. le Président du Conseil.
  4. Un jeune journaliste (et je l’appelle « jeune » parce qu’il n’est pas vieux) m’a sur ces paroles accusé de « contradiction » ; et la contradiction consisterait à n’avoir pas toujours autant loué le style d’Ernest Renan. Je pourrais m’honorer du reproche. Et en effet, n’avoir pas attendu la mort d’un Renan pour parler de lui en toute liberté, mais l’avoir fait de son vivant, quand il ne pouvait laisser tomber une ligne de sa plume que les journaux et les salons ne s’écriassent au miracle, c’est une preuve d’indépendance, dont je pourrais me savoir à moi-même quelque gré. Car le contraire est plus fréquent, et l’habitude est d’attendre que le grand homme soit mort, pour lui faire payer chèrement les éloges dont on l’avait longtemps encensé. Je ne puis vraiment, pour effacer mes « contradictions », me repentir ni m’excuser d’avoir été plus indulgent à Renan mort qu’à Renan vivant.

    Après cela, quand j’ai parlé, voilà douze ou quinze ans, de Renan comme écrivain, c’était dans une étude sur les deux premiers volumes de son Histoire d’Israël, où je n’avais point à parler de sa manière d’écrire, en général, mais de la manière dont son Histoire d’Israël est écrite, et je crois, aujourd’hui comme alors, que cette manière n’est pas sa meilleure. Les négligences abondent, malheureusement, dans son Histoire d’Israël, et ce qui est plus grave, les plaisanteries voltairiennes, — « lahvé, une créature d’esprit le plus borné », — les concessions au genre d’esprit qui avait fait la fortune de l’Abbesse de Jouarre, les signes, enfin, de fatigue et de sénilité. Mais depuis quand juge-t-on un grand écrivain sur les œuvres de sa vieillesse ? Voltaire sur son Irène ? ou Chateaubriand sur sa Vie de Rancé ? Le vrai Renan, le Renan écrivain, dont j’ai tâché de définir encore bien plus que de louer le style, c’est le Renan dont l’œuvre s’étend de ses premières Études d’histoire religieuse, 1856, à la publication de son Marc-Aurèle, 1883.

    Et il me semble enfin que l’éloge que je fais de son style, dans ces Lettres mêmes, s’il est sincère, et même vif, ne va pas sans quelques restrictions, qui ont leur importance, et que je suis surpris que la perspicacité de mon jeune journaliste n’ait pas aperçues. Sainte-Beuve, essayant de trouver une expression qui lui rendît à lui-même le style d’Honoré de Balzac, tel qu’il le sentait, l’appelle « un style d’une corruption délicieuse, tout asiatique, plus brisé par place et plus amolli que le corps d’un mime antique ». Ce n’est pas tout à fait cela : le style de Balzac n’a pas tant d’ « élégance ». Mais si j’avais eu le volume des Causeries du Lundi sous la main, je crains que je n’eusse été tenté d’y reprendre ces deux lignes pour les assigner à Renan. Aurais-je eu tort ? Aurais-je eu raison ? Ce qu’en tout cas je puis dire (la comparaison rapide que j’en fais avec le style de Platon n’y serait pas un obstacle), c’est que le style de Renan n’est ni parfaitement sincère, ni surtout parfaitement sain ; et ses derniers écrits l’ont bien prouvé. Je croyais l’avoir dit, dans la mesure où je voulais le dire, et en liant l’équivoque de sa manière de penser aux « finesses décevantes », mais tout de même souvent exquises, de sa manière d’écrire. Je ne l’avais pas assez dit, et voilà qui est fait.

  5. On trouvera cet article, qui n’a pas été réimprimé en volume, au tome XXV de l’Histoire littéraire, p. 404, 465.
  6. On n’a jamais plus mal parlé de Bossuet que Renan, et pour une bonne raison, qui est qu’il ne l’avait jamais lu. L’érudition proprement littéraire de Renan était courte, extrêmement courte, et en dépit, je ne dis pas de son hébreu, mais de son grec, j’oserai dire que ce grand écrivain n’était pas ce qu’on appelle un lettré. Mais il lui suffisait que Bossuet se fût mis en travers du progrès de l’exégèse naissante, et la rancune qu’il lui en gardait s’exaltait en discours jusqu’aux expressions de la haine. Je n’ai pas souvenir, pour ma part, qu’il m’ait jamais parlé de personne avec autant de violence et d’incompétence que de Bossuet. Et il est vrai que, s’il l’eût mieux connu, je doute qu’il eût goûté cette manière d’écrire, la plus éloignée peut-être, en français, avec celle de Pascal, qu’il y ait de la sienne, franche et hardie, plus latine que grecque, scolastique peut-être, sophistique jamais, ennemie de tous raffinements, dense et pleine, oratoire et nombreuse, incomparable de propriété, de justesse et de force.
  7. On a depuis lors exécuté ainsi des Bibles polychromes, où les différents âges que les exégètes attribuent aux différentes parties du livre sont distingués par des teintes plates, — rouge, verte, jaune, bleue, — juxtaposées et réimposées à la composition du texte.