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Claude Paysan/003

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La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 18-24).


III


Il y avait autour du cimetière une haute clôture de planches fixées à de gros pieux rugueux. À chaque été, on la blanchissait à coups de pinceaux hâtifs, et les trous des nœuds, très noirs sur ce blanc, faisaient dedans comme des yeux.

Souvent les petits garçons de catéchisme, assis auprès, à l’ombre des grands ormes ou des sapins, regardaient par là aller les passants.

Au dedans de la clôture, c’était partout, irrégulièrement disséminées par groupement de familles, des croix de bois, des pierres tombales ; il y en avait beaucoup de brisées, par terre dans les herbes, des très anciennes sur lesquelles le temps avait rongé et limé les lettres noires.

Tout le terrain était inégalement bossué et creusé à cause des fosses nombreuses qu’on y ajoutait sans cesse ; car les années seules venaient lentement le niveler, en y laissant croître des fleurs sauvages, des arbustes feuillus, des buissons, des tiges de toutes sortes.

C’était là, dans un coin, qu’on avait déposé le vieux Claude. Sur sa fosse à lui, fraîche et bien unie, il n’y avait rien de ces choses incultes, que quelques pauvres fleurs discrètes, des violettes et des pensées.

Pour s’y rendre, on longeait pendant quelques pas le mur de la vieille église, puis on allait à gauche ensuite, à travers le terrain, par un étroit chemin bien tracé dans les herbes foulées et jaunies. C’était la mère Julienne qui l’avait tracé ce chemin-lâ.

Elle y venait si souvent prier, seule ; avec son fils aussi.

Elle avait toujours des commissions pour le village : un rouleau de fil à acheter, des épingles, des aiguilles, des broches pour tricoter, un écheveau de laine. Quand elle n’en avait pas besoin, elle venait quand même, après le départ de son Claude pour le champ.

Alors, empressée, elle s’acquittait rapidement de son léger achat, puis, avant de retourner au logis, elle prenait par le cimetière, par la petite route secrète qu’elle avait battue de son pas pesant.

Pour son humble prière elle s’agenouillait doucement au rebord de la fosse, et ensuite, penchée, se traînant sur les genoux tout en continuant de prier, elle enlevait les feuilles mortes, les débris de branches sèches que le vent y avait chassés…

Quand son fils venait avec elle, c’était plutôt le soir, à l’heure du crépuscule, après la rude journée de travail finie. Ces fois-là, la vieille Julienne lui faisait emporter sa bèche pour mettre tout bien en ordre, niveler le terrain, enlever les mauvaises herbes, creuser de courts sillons afin qu’elle y plantât ses fleurs.

Ils priaient ensuite longuement l’un près de l’autre, et repartaient dans l’ombre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant, au retour, ils se trouvaient toujours seuls dans leur humble maisonnette.

Dans l’accablement de leur malheur soudain, ils en avaient mal ou autrement ressenti l’acuité, mais une fois le calme rétabli, c’était une intensité nouvelle de douleur qui les étreignait à l’âme.

La voix du vieux Claude, son pas lourd sur le plancher, puis le soir, à l’heure du coucher, les mots latins de prière qu’il disait si drôlement, presque tout haut, à genoux près de son lit, tout cela résonnait constamment aux oreilles de la mère Julienne. Elle ne pouvait point s’habituer à ne plus le croire à côté d’elle et parfois, dans les portes, elle se rangeait tout à coup instinctivement comme pour le laisser passer.

Oh ! qu’il lui paraissait agrandi, immense, le pauvre foyer dont les murs se refroidissaient peu à peu des chaudes sympathies qu’ils avaient abritées et couvées depuis quarante ans et qui la faisaient encore revivre en songe toutes les heures de son passé.

Un à un ils s’étaient envolés, les siens, ses fils… Les uns pour le pays sans âme qui dévore et s’approprie de tout temps les sèves généreuses de nos enfants, pour le sol vierge des grandes forêts, et les autres. … pour l’au-delà sans fin.

Claude restait encore, lui, le dernier. Et, quand elle le pouvait, sans qu’il s’en aperçût, elle passait des heures à le caresser de son long regard de mère, concentrant maintenant sur lui seul toute son affection.

Oh ! comment rendre cet amour-là de la vieille Julienne ?… Bien simplement, à la vérité ; car les chagrins ne joignent-ils point cent fois plus serré que les joies ?

Et puis il était si bon et si beau ce Claude…

Ah ! ça n’empêche pas les vieilles mères d’aimer leurs Claudes, laids, même méchants, mais il était beau celui-là. D’un brun qui aurait peut-être été un peu trop marqué pour qui l’aurait vu dans des boudoirs de ville, mais parmi ces paysans, tannés par les soleils qui font les blés mûrs, son teint achevait plutôt la virilité de sa figure et lui donnait un air mâle et solennel qui imposait.

Ses cheveux, bruns aussi, avaient poussé en masses denses qu’il tenait relevées très crânement sur son grand front songeur.

Il ne riait maintenant que bien rarement, quand Jacques lui racontait des histoires drôles arrivées à leurs amis ; alors seulement, sa bouche — qui était franche et doucement sympathique, — ses traits, prenaient leur expression vraie, leur expression de jeunesse brave et décidée, si changée depuis la mort du vieux Claude, depuis que certaines fleurs flétries se desséchaient de plus en plus dans sa chambrette, sous le toit en biseau.

On sentait toujours une pensée secrète derrière ses yeux distraits à longs cils caressants. Et ceci lui donnait un air timide et un peu sauvage…

… Oui, elle l’aimait bien son fils.

Lui aussi l’admirait et l’adorait, sa vieille mère… Ces bonnes mères, on se les représente toujours âgées… pourquoi donc ? Est-ce parce qu’il semble qu’elles doivent mieux aimer ainsi, qu’elles sont plus mères encore ?… Car celle-ci n’était pas en réalité très vieille, soixante et cinq, soixante et sept ans peut-être ; et si ses cheveux étaient déjà blanchie, c’était dû aux fatigues, aux angoisses maternelles, aux veilles pénibles plus qu’aux années.


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Oh ! qu’il lui paraissait agrandi, immense, le pauvre foyer.

Puis son regard était si doux, sa bouche si chargée de tout ce qu’il y a de divinement bon dans le cœur de la mère, qu’en la regardant on ne voyait plus ni sa pâleur, ni ses paupières battues, ni ses rides, non, rien que la rayonnante bonté de toute sa figure et on la trouvait presque belle encore.

Ses costumes vieillis, démodés, quoique toujours très propres, ne l’inquiétaient guère, par exemple. Et des fois, car c’était habilement posé et dissimulé dans les replis de l’étoffe, on découvrait par hasard des pièces aux coudes ou aux rebords de ses jupes.

C’est qu’elle aimait mieux, oh ! combien mieux, la pauvre vieille, porter secrètement, sans que personne la vît, ses robes et ses souliers usés, pour fournir en retour de beaux habits neufs à son fils Claude. « Il est jeune, lui », disait-elle alors, se sentant toute heureuse et fière de lui offrir des joies et des largesses faites de ses sacrifices et de ses misères.

Ils se racontaient toutes sortes de choses, tous deux, le soir, durant la veillée. La mère continuait bien encore quelques quarts d’heure à tricoter ou à faire jouer sa navette sur la chaîne de son métier et tout en causant intimement, familièrement, Claude s’amusait à la regarder faire… Ces broches, cette trame, qu’elle maniait si vite sans jamais se tromper…

Dans le cercle de lumière de la bougie qui élargissait leurs mouvements sur les murs, ils se parlaient à voix tranquille.

— Il était bien chanceux — c’était Claude qui contait — d’avoir ces beaux jours pour ses travaux de la terre… Il se hâtait… presqu’en avant de tous ses voisins… bien que seul maintenant…

Seul, maintenant… Claude avait retenu la suite de la phrase dans sa gorge…

Il y avait souvent ainsi dans leurs conversations de ces arrêts embarrassés, de ces silences gênés. C’est qu’ils sentaient encore tous deux à leur esprit le souvenir si vivant du vieux disparu : et alors les phrases commencées, qui allaient réveiller à leur tour des impressions trop vives, ils les interrompaient subitement … avec leurs deux seuls regards tristes pour les achever.

— Bien bon aussi ce Jacques, continuait Claude… et si robuste… Il ne savait pas trop comment le remercier… car combien de fois n’était-il pas accouru à travers les champs pour l’aider…

— Oh ! oui, en effet, reprenait la vieille mère… c’était comme leur voisine, mademoiselle Fernande… tu ne la vois point toi, toujours à ton champ… mais à tout propos, sans gêne, sans honte, elle accourt visiter sa vieille Julienne… Elle s’assied, me parle… et je me sens presqu’heureuse de son bonheur, de son bon rire serein… Et cette manière si fine, si gentille, si délicate de donner sans que je puisse refuser ; vrai, c’est comme si c’était moi qui lui ferais l’aumône… Ainsi, ces oranges… tu sais…

… Comme Claude s’en allait tout à coup : Vas-tu dormir déjà ?… lui demanda-t-elle.

Mais Claude, qui continuait de grimper dans sa petite chambre, sous le toit, n’avait rien répondu.