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Claude Paysan/045

La bibliothèque libre.
La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 199-201).


XLV


Fragment d’une lettre de Jacques à Claude :

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… sont encore les plus heureux ceux qui vivent à l’ombre du clocher de leur village.

« J’ai calculé ça hier en songeant à mille choses, il doit bien y avoir un siècle… — n’est-ce pas Claude ?… que je ne t’ai point vu, que nous n’avons pas chanté « Frère Jacques » ensemble, que je n’ai pas entendu la voix de la cloche de ta vieille église…

« Or un siècle c’est assez et je retourne… je retourne auprès de toi rattraper les heures de bonheur qui se sont si promptement enfuies lors de mon départ.

« Tu as toujours été le plus sage, toi, et j’aurais dû continuellement t’écouter ; je me serais ainsi évité bien des moments terribles, bien des misères sans nom.

C’est cependant plutôt à cause d’un rêve, un bien mauvais rêve qui m’a hanté toute une nuit, que j’ai si peu longtemps hésité à prendre une décision finale de retour.

Par mon sommeil, il me semblait que tu m’appelais constamment ; j’entendais très bien ta voix qui était pleine d’angoisse et de désespoir ; et quand je voulais m’élancer pour courir à ton secours, il y avait toujours des inerties pesantes, des enchevêtrements de courroies, des réseaux inextricables qui m’embarrassaient les jambes et me retenaient…

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… Et tu m’appelais sans cesse avec un timbre triste et mourant où tu y mêlais à la fin du reproche résigné.

« De temps en temps je réussissais à m’éveiller ; je me parlais alors, je me disais comme à un autre : « C’est un cauchemar, tu vois bien que c’est un cauchemar ; Claude est à des milliers de lieues d’ici, tu ne l’entends donc pas ; couche-toi et n’y songe plus » … Mais, tout de suite, en fermant les yeux, ça recommençait cet appel déchirant qui était bien de toi…

« Parfois, dans des intermittences de repos, c’était la voix de la mère Julienne qui reprenait à son tour avec les mêmes intonations de détresse, et malgré des efforts surhumains, je ne pouvais pas marcher, ni remuer, ni même répondre à vos cris.

« Le lendemain, en plein état de veille, ce vilain cauchemar m’a poursuivi de nouveau.

« Je savais bien, sans doute, que ce n’était qu’une aberration stupide de mon esprit, mais je n’étais pas capable d’en chasser le souvenir ; les échos si lamentablement plaintifs de ces appels, — si lamentablement plaintifs que je n’en aurais jamais pu concevoir de semblables, — je les entendais toujours, malgré moi, bruire en ondulations tristes à mon oreille.

« Alors, ça été plus fort que moi, je me suis tout de suite décidé à hâter mon départ, et dans quelques semaines…

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Il y avait déjà plus d’un mois que Claude avait reçu cette lettre et quoiqu’il l’eût bien souvent relue depuis, il n’en avait rien dit à sa mère.

Il craignait probablement de l’attrister à cause du mauvais cauchemar que Jacques racontait et qui l’avait tellement tourmenté.

Il ne savait pas si sa pauvre vieille mère l’avait demandé, elle aussi, en secret, mais c’était vrai que lui, dans ses nuits d’insomnie et de rêve, l’avait instamment supplié de revenir ; et quand il avait appris que Jacques l’avait entendu, il avait été douloureusement impressionné de constater l’espèce d’entente d’âme qui s’était mystérieusement établie entre eux.

Et maintenant Claude calculait tous les jours en lui-même la date probable de l’arrivée de son ami…