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Claude Paysan/049

La bibliothèque libre.
La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 214-219).


XLIX


Au vol rapide de l’express qui l’apportait, Jacques voyait défiler, — à mesure qu’il s’enfonçait dans cette région tout de suite reconnue, — les endroits, les coins de route, les bosquets d’arbres, les maisons, tous les mille détails avec lesquels son esprit se familiarisait de nouveau.

Pour n’en rien perdre, il se tenait penché aux fenêtres du wagon.

Bientôt ce fut la montagne qui apparut… sa montagne, bossuée des nombreuses collines qu’il avait naguère si souvent escaladées, couverte d’épais sapins encore verts qui étendaient à ras de terre leurs larges branches comme des ailes pour couver…

À un tournant de coteau, d’où l’express dégringolait furieusement, il sentit son cœur se serrer plus fort ; il venait de reconnaître son humble clocher, la lisière d’argent du Richelieu, les chaumes familiers d’autrefois.

En même temps, une voix rauque, qu’il trouvait cependant harmonieuse, criait en s’accompagnant d’un brusque claquement de portière : Saint-Hilaire.

Oh ! les profondes empreintes que reçoivent le cœur et l’âme à ces retours lointains au sol béni de l’enfance. Comme toutes les moindres choses renaissent à l’esprit avec une vivante intensité, le petit sentier caché qui raccourcit… ! les grands érables, les noyers sur le coteau, le vieux tronc d’arbre jeté en travers de la ravine, les coins de soleil où les neiges au printemps sont plus vite parties. Comme tous les souvenirs éteints reviennent en foule… Et alors, comme c’est bon de sentir deux grosses larmes douces venir sourdre tout-à-coup aux coins des paupières.

Il éprouva tout cela dans un éclair.

… Saint-Hilaire… Ce fut comme une poussée qui le souleva et vite, avant que l’express n’eut tout-à-fait stoppé, Jacques se précipitait sur la plateforme de la gare… Saint-Hilaire… déjà il en reconnaissait l’air, parfumé aux senteurs des aubépines, des cèdres et des sapins de la montagne.

Rien n’était beaucoup changé en réalité et naturellement son pied l’entraînait vers son village, par un étroit chemin détourné de piéton.

Par ce beau soleil roux d’automne, chaud comme en été, il écoutait les oiseaux dont les trilles lui redisaient nettement son Saint-Hilaire et ses bois… D’entendre ces chants, de respirer les odeurs d’autrefois, de songer en même temps à la bonne surprise que son arrivée causerait à Claude, il se sentait léger et souriant.

Quelques rares paysans, qu’il voyait de loin, travaillaient encore dans leurs champs, comme naguère…

Rien ne manquait donc à ses souvenirs ; jusqu’aux brises du Richelieu qui venaient agiter autour de lui, sur son chemin, les branches d’arbustes dont les feuilles le frôlaient en caresses.

… Un humble petit toit pointu se dessinait déjà, tout près… les volets fermés du côté du soleil…

… Au bord de la grève il y avait encore des planches allongées en lavoir sur de rustiques chevalets.

Les mêmes cerisiers… la même clôture haute autour…

.........................

— Claude !

— Jacques !

Deux cris, jaillis comme des bondissements du cœur ; deux étreintes où se fondaient toutes les larmes, toutes les souffrances indicibles devinées rien que dans le long embrassement muet dont ils s’enlaçaient.

— Claude !…

— Jacques !…

Ils avaient répété leurs noms pour être bien sûrs…

Et ils se regardaient, la gorge serrée, s’examinant, comme tâchant de se deviner l’âme rien que par les yeux.

En eux-mêmes, ils concluaient : Lui aussi a donc souffert…

… Claude cherchait un bon endroit pour se dérober et échanger là en secret leurs sensations profondes… Non, pas ici… pas ici… quelqu’un pouvait passer, quelqu’un pouvait les entendre, des connaissances, des amis, des indifférents, d’autres, à qui il faudrait peut-être parler, qui les interrogeraient, qui troubleraient ainsi leur entretien, et il entraînait Jacques sous les cerisiers touffus du jardinet…

… Te voilà, enfin…

— Oui, enfin.

— Et tu as souffert !… je le vois dans tes yeux… dans ton sourire…

— Et toi, Claude ?…

— Moi… moi… que veux-tu, j’étais seul, abandonné, et alors…

— Et alors, tu m’as appelé, n’est-ce pas ?… C’est vrai que je t’ai entendu dans mes rêves ?…

Après un échange de regard qui exprimait tout :

— Oh ! à quoi bon, Jacques, nous demander ces choses ?… est-ce que nous ne les connaissons pas d’avance ?

— Sur mon compte, oui, ça se comprend… on peut les connaître… car on s’explique le noir ennui qui poursuit l’exilé comme un remords, qui vient pendant les nuits sombres écraser sa poitrine haletante. Mais toi, toi qui promenais ta jeunesse par les chemins joyeux du pays natal…

— Les chemins joyeux… les chemins joyeux… tiens, mets ta main là, tu sentiras aux battements que j’ai fait des courses qui oppressent et qui tuent par ces chemins joyeux… et que déjà, c’est un effeuillement de tout que j’éprouve.

— Mon Dieu ! Claude, je revois pourtant la flamme de gaieté folle qui illuminait ton regard à une certaine nuit de bal… tu te souviens ?… J’y ai souvent repensé là-bas, après mon départ, et de mes souvenirs, celui-là qui me rappelait ton bonheur, me consolait le plus… Même… même… et ici, Jacques souriait pour le dire, — j’avais presque peur à mon arrivée de te trouver marié avec ta danseuse de ce soir-là, la belle… Julie Legault, je me souviens…

Claude ouvrit la bouche… mais non, il restait hésitant, les lèvres tendues… Décidément, cette confession lui coûtait trop et il ne dit rien.

Puis, sous le réveil d’une autre pensée qui lui venait, il reprit :

— Parlons de toi, plutôt… Et comme ça, tu reviens pour de bon… tu ne repartiras plus jamais ?…

— Non, jamais.

— Puis as-tu amassé de l’or… beaucoup d’or… comme tu le rêvais avec tant de certitude et de conviction ?… Es-tu riche ?…

— Oui, mon pauvre Claude, je suis riche, va, très riche à présent, de cette seule richesse, par exemple, qui est le bonheur… c’est la meilleure… Mais ma fortune ne date que d’aujourd’hui, de l’instant où j’ai revu notre vieux clocher, notre montagne, où j’ai reconnu sous mes pas le délicieux bruissement des feuilles d’érable du pays, où j’ai senti ton cœur battre près du mien…

— Ta fortune d’autrefois, alors ?… seulement, tu ne la connaissais pas… Et que comptes-tu faire ?

— Voyons, n’ai-je pas encore mes deux bras, musculeux et robustes, prêts à recommencer les pan… pan… pan, à manier la faux, le râteau ? Tu verras… Mais ta bonne vieille Julienne que je n’ai pas encore embrassée… où est-elle ?… allons la trouver…

— Ainsi, redemandait Claude, c’est bien certain que tu ne repartiras plus ?…

— Oh ! si tu savais comme ça rattache à son sol et à ses amis, les retours de ces exils lointains, où l’on a toujours tant peur de mourir, tu n’en douterais pas.

— C’est bien, viens… Comme elle va être heureuse de te voir elle aussi, ma pauvre vieille mère, car elle t’a beaucoup regretté, va… Aime-la bien, en retour… Je me souviens que tu me disais avant ton départ : J’en prendrai soin de ta mère, moi… j’en prendrai soin… tu le ferais encore, n’est-ce pas, Jacques ?… Comme si elle était ta vraie mère, à toi aussi, tu ne la laisserais jamais souffrir de misère ou de pauvreté !…

— Oh ! non… elle si bonne… non jamais… Mais toi…

— C’est bon, Jacques, l’interrompit-il, viens la voir maintenant…