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Claude Paysan/052

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La Cie d’imprimerie et de gravures Bishop (p. 229-238).


LII


C’était maintenant tout à fait la nuit, tard.

Dans les clairs-obscurs subits et si vite évanouis que faisaient par intermittences les reflets de nuage on entrevoyait une vieille femme qui se glissait comme un fantôme autour du logis pauvre de Claude. Elle fouillait de son regard, agrandi et profond, dans les recoins des haies, aux rebords des chemins, aux pieds des arbres.

De temps en temps, quand ça devenait absolument sombre et que ses yeux se perdaient à ne plus voir que de la suie, rien que de la suie, elle s’arrêtait et appelait : Claude !… Claude !…

Alors, comme Claude ne répondait point, elle se reprenait à marcher lentement pour mieux regarder, puis bientôt à courir, les mains en avant, au hasard, au risque de se briser le crâne. Et le vent qui continuait à souffler en bourrasques sinistres, tourmentait sa vieille chevelure, lui arrachait son châle des épaules, enroulait sa jupe dans ses jambes.

Et elle allait ainsi, des fois très vite vers un but quelconque quand un peu de lumière venait d’en haut, puis elle changeait d’idée brusquement, revenait sur ses pas, courait ailleurs, affolée.

C’était la mère Julienne… C’était la nuit…

… Elle avait entendu sonner huit heures… puis neuf heures… Claude était allé sans doute chez son ami Jacques… seulement il aurait dû l’en avertir comme d’habitude ; elle aurait alors été beaucoup moins inquiète… Elle se parlait ainsi en elle-même, en tricotant près de sa table, en écoutant siffler le vent et battre les volets contre les murs.

Elle songeait aussi à Fernande, sa bonne petite voisine, qui n’en avait pas pour longtemps à vivre à présent… Elle l’avait vue le matin même ; c’est à peine si elle avait pu la reconnaître… et cependant en y songeant, elle se sentait prête à fondre en larmes : Fernande l’avait encore saluée de la main, comme ça, avec un commencement de sourire tendre…

… Dix heures… C’est étonnant comme le vieux timbre avait résonné fort et longtemps dans le calme de la chaumière.

La vieille Julienne avait ouvert une fenêtre, — pas la porte à cause du vent qui grondait de ce côté — et elle avait regardé et écouté un instant dans l’ombre. Puis, elle s’était remise à tricoter, nerveusement ; mais elle se trompait toujours, oubliait des mailles et elle ne voyait presque plus clair.

Maintenant elle allait et venait, faisait du bruit dans la pièce unique, en regardant à tous moments l’inexorable aiguille qui glissait lentement, lentement sur l’émail du cadran… tic… tac… tic… tac… et ça aussi, malgré le bruit du dehors, faisait un écho grave.

… Onze heures…

Mon Dieu !… onze heures… Elle voulait sortir, voir, et elle s’emparait de la lampe. Sans y penser, elle ouvrait la porte, mais une rafale passait qui écrasait la flamme et l’éteignait tout de suite… Alors, à tâtons, elle remettait la lampe sur la table et retournait.

Du haut du perron, entre les coups de vent, elle avait appelé, craintivement d’abord, puis plus fort, de sa vieille voix cassée et étranglée par l’angoisse : Claude !… Claude !…

Elle s’imaginait entendre un cri… quelque chose… un son… Elle s’élançait vers ce son, mais déjà elle n’entendait plus rien… ce n’était que le craquement des branches tordues par les bourrasques… C’est alors que perdue dans la nuit, guettant le moindre bruit qui put lui faire découvrir son Claude, elle s’était mise à s’agiter ici et là, à courir aux alentours, guidée uniquement par son habitude des êtres… Puis elle s’éloignait, s’éloignait avec de temps en temps cet arrêt dans le vent et l’appel de détresse navrante… Claude !… Claude !…

Toujours rien…

Elle cherchait, enfonçant un instant son regard dans les massifs d’ombre et elle repartait tout de suite. Sans s’en apercevoir, instinctivement entraînée, elle s’était rendue chez Jacques… Elle frappait à coups précipités dans la porte… Grand Dieu ! qu’on retardait à ouvrir… elle frappait encore… Jacques parut.

Elle vit tout de suite que Claude n’y était pas… À quoi bon alors le demander, perdre du temps :

— Venez Jacques… vite Jacques… c’est Claude… il n’est pas encore rentré au logis. Et elle s’en allait déjà.

Jacques allumait sa lanterne et se mettait sans rien dire à la suite de la pauvre vieille Julienne qui se hâtait toute courbée et raidie contre les rafales, ses jupes plaquées sur les jambes.

Tout à coup, elle s’arrêtait les bras tendus et écartés pour retenir Jacques et elle écoutait haletante…

Non, rien encore… Elle appelait… Aucune réponse ; seulement le vent qui faisait partout hou… hou…

Alors elle repartait encore plus vite. Devant elle, sur la terre grise, dans la lumière de la lanterne, elle découpait en ombres agrandies ses gestes affolés, ses mouvements en saccades. Jacques, lui, la suivait toujours sans parler, car il sentait qu’il se passait quelque chose de tragique.

… Soudain, la pauvre chaumière abandonnée qui jaillissait de dessous les arbres…

Par la porte, laissée ouverte à son départ, elle appelait encore son fils en passant, puis elle faisait de nouveau le tour du jardin, de la cour, descendait sur la grève… Ciel ! le canot de Claude n’y était point… et ce déchaînement de vagues furieuses, d’embruns en rage qui s’allongeaient comme pour la happer… et hou… hou… hou…, au-dessus d’elle, là-bas, partout…

Une idée nouvelle lui venait brusquement dans la tête… p’tit Louis… Oui, p’tit Louis savait peut-être…

Toujours sans parler à Jacques, sans même le regarder, elle courait chez p’tit Louis ; Jacques avait peine à la suivre. Si les vieilles femmes sont faibles, les vieilles mères sont fortes. En elle-même, avec une physionomie de malheur, elle calculait qu’une minute épargnée pouvait être justement celle qui sauverait son fils… Sauver son fils ; qui a une telle tâche n’a pas le droit de s’arrêter…

Elle courait… Elle était déjà rendue…

— Claude ?… demandait p’tit Louis… Ah ! il le savait, lui… il venait de le voir… ils avaient même parlé tous les deux de c’te pauvre mam’zelle Fernande qui venait justement de mourir…

— Fernande est morte ?… s’exclamait la vieille Julienne, l’air égaré.

— Bien oui, mère Drioux, ce soir vous ne le saviez pas ?… Ensuite Claude m’a dit qu’il avait à traverser la rivière et il est parti avec son chien… Et il n’est pas encore revenu ?…

— Elle est morte… répétait-elle distraitement. Puis avec un cri épouvanté après avoir un instant prêté l’oreille : Gardien… Mon Dieu ! oui, c’est ça…

Et la mère Julienne comme pour aller encore plus vite arrachait la lanterne des mains de Jacques.

Maintenant que la lumière l’éclairait de face elle était pitoyable à voir. Une expression affreuse de fatigue et d’angoisse surhumaine lui creusait les yeux, ridait son front et ses joues. Sa mâchoire tombée s’agitait convulsivement comme pour marmotter des mots de prière intérieure et toute sa charpente secouée par les halètements rapides tremblait frileusement sous la bise froide d’automne.

Soutenue seulement par l’effort nerveux et inconscient de sa volonté, elle se courbait sous la violence des rafales répétées, prête à choir, trébuchant au moindre obstacle.

Alors Jacques doucement la soutenait par le bras, lui enlevait la lanterne des mains… Elle s’était laissée faire, la pauvre, voyant bien qu’elle n’en pouvait plus ; et peut-être que ça irait plus vite ainsi.

P’tit Louis qui les avait d’abord regardés s’éloigner, les avait ensuite rejoints en courant.

— C’est ici, leur disait-il, c’est ici… sur la côte… Il a poussé son canot, et…

Hou… hou… hou…

Non, ce n’était pas le vent qui faisait ce bruit en soufflant ; c’était un cri, un hurlement étouffé qui traversait par intermittence le fracas des bourrasques et des vagues en démence.

— Mon Dieu ! oui… Gardien, c’est ça… c’est lui… répétait follement la mère Julienne sans plus rien écouter… C’est ça… c’est Claude… Elle se démenait sur le bord de la grève…

… Et pas de canot…

Elle s’emparait de nouveau de la lanterne, sauvagement, elle s’agitait, piétinait, les pieds dans la vase comme avec la tentation de se jeter à la rivière…

Et pas de canot…

Jacques savait où il y en avait un, auprès, celui du voisin, il allait courir le chercher. Mais elle ne comprenait rien, elle voulait y aller aussi, elle l’éclairerait, et, malgré Jacques, elle le suivait à travers les ajoncs, les algues rampantes, avec p’tit Louis.

Hou… hou… hou… loin, là-bas.

… Justement, le canot y était, chassé sur la grève par les embruns qui déferlaient… La mère Julienne embarquait déjà, sans attendre… Oh ! que ça prenait du temps ; Jacques ne pouvait le remettre à flot ; le vent le reprenait toujours et le lançait sur le sable de la côte…

… Que ça prenait du temps… Et toujours ce hurlement… hou… hou.

Alors, la pauvre vieille, tout à fait affolée, redescendait dans la vase, poussait elle aussi maintenant, s’écorchait les mains aux rugosités des tolets, s’arc-boutait.

Et c’était sinistre dans la lumière vacillante de la lanterne, sous un commencement de rayon de lune blafard, cette vieille femme, son bonnet arraché, sa jupe toute salie de boue et tordue avec des claquements de voile, qui se raidissait d’un suprême effort de ses muscles pour courir au secours de son fils.

— Enfin, le canot flottait, Jacques avait empoigné les avirons… et ils s’en allaient tous les trois à travers les vagues, dans des balancements horribles de chûte.

Maintenant que c’était fini, tous les obstacles vaincus, la mère Julienne, qui se tenait écrasée en paquet au fond du canot, s’était mise à trembler de tous ses membres, d’épuisement et de peur… Ça allait presque trop vite à présent et à mesure que le sinistre hurlement se rapprochait, elle aurait voulu ne plus rien voir, ne plus rien entendre, s’ensevelir pour toujours au fond des eaux noires.


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…Alors, auprès, tout de suite, ce fut un cri égorgé de louve…

… Hou… hou… c’était tout près. P’tit Louis soulevait le fanal au bout de son bras pour mieux éclairer… Ils distinguaient les arbres, les arbustes de la côte, la côte elle-même… Ils entendaient nettement, comme un bruit de tombereau de pierres qu’on décharge, le vacarme rauque des flots qui s’y brisaient. Une dernière vague plus furieuse les enleva et les précipita sur la grève parmi des racines d’arbres.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le jet de lumière… une ombre se découpait ; Gardien, qui hurlait en face d’une autre ombre noirâtre, en relief indécis sur le sable et l’écume sale du rivage…

Encore dans les ronces, les ajoncs morts, les pierres, les branches cassées, les débris disparates des grèves… lentement… la vieille Julienne se traînait… Elle ne pouvait presque plus avancer, suivre Jacques… elle se retenait en passant aux branches qui pendaient… Elle avait peur… très peur. … Gardien essayait d’arracher cette masse hors de l’eau… Il tirait de ses dents en s’arc-boutant, mordait… c’était dans des habits qu’il mordait…

Alors auprès, tout de suite, ce fut un cri égorgé de louve et la pauvre mère Julienne, effondrée, les genoux dans la boue, s’abîmait sur la poitrine de son fils.

Claude… oui… c’était Claude.

Jacques lui soulevait la tête ; sa bouche, ses yeux, étaient remplis de sable et de vase ; de ses longues mèches brunes si belles, plaquées sinistrement aux tempes ou tombées en nattes gluantes, de larges gouttes d’eau grise descendaient…

… Hou… hou… c’était le vent seul qui hurlait à présent.

… En même temps, à l’horizon, là-bas, la lune se montrait au rebord d’un nuage, comme un œil derrière sa paupière baissée.