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Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/VIII

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CHAPITRE VIII.

De la conduite du ministère pendant la première année de
la restauration
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QUELQUES publicistes anglois prétendent que l’histoire démontre l’impossibilité de faire adopter sincèrement une monarchie constitutionnelle à une race de princes qui auroit joui pendant plusieurs siècles d’une autorité sans bornes. Les ministres n’avoient, en 1814, qu’une manière de réfuter cette opinion : c’étoit de manifester assez en toutes choses la supériorité d’esprit du roi, pour que l’on fût convaincu qu’il cédoit volontairement aux lumières de son siècle ; parce que, s’il y perdait comme souverain, il y gagnoit comme homme éclairé. Le roi lui-même a produit à son retour cet effet salutaire sur ceux qui ont eu des rapports avec lui ; mais plusieurs de ses ministres sembloient prendre à tâche de détruire ce grand bien produit par la sagesse du monarque.

Un homme élevé ensuite à une dignité éminente avoit dit, dans une adresse au roi, au nom du département de la Seine-Inférieure, que la révolution n’étoit qu’une rébellion de vingt-cinq années. En prononçant ces paroles, il s’étoit rendu incapable d’être utile à la chose publique ; car, si cette révolution n’est qu’une révolte, pourquoi donc consentir à ce qu’elle amène le changement de toutes les institutions politiques, changement consacré par la charte constitutionnelle ? Pour être conséquent, il auroit fallu répondre à cette objection, que la charte étoit un mal nécessaire auquel on devoit se résigner, tant que le malheur des temps l’exigeoit. Or, comment une telle manière de voir pouvoit-elle inspirer de la confiance ? comment pouvoit-elle donner aucune stabilité, aucune force à un ordre de choses nominalement établi ? Un certain parti considéroit la constitution comme une maison de bois dont il falloit supporter les inconvéniens, en attendant que l’on rebâtît la véritable demeure, l’ancien régime.

Les ministres parloient en public de la charte avec le plus grand respect, surtout lorsqu’ils proposoient les mesures qui la détruisoient pièce à pièce ; mais, en particulier, ils sourioient au nom de cette charte, comme si c’étoit une excellente plaisanterie que les droits d’une nation. Quelle frivolité, grand Dieu ! et sur les bords d’un abîme ! Se peut-il qu’il y ait dans les habitudes des cours quelque chose qui perpétue la légèreté d’esprit jusque dans l’âge avancé ? Il en résulte souvent de la grâce ; mais elle coûte bien cher dans les temps sérieux de l’histoire.

La première proposition que l’on soumit au corps législatif, fut la suspension de la liberté de la presse. Le ministre chicana sur les termes de la charte, qui étoient les plus clairs du monde ; et les journaux furent remis à la censure. Si l’on croyoit que les gazettes ne pouvoient être encore abandonnées à elles-mêmes, au moins falloit-il que le ministère, s’étant rendu responsable de ce qu’elles contenaient, soumît la direction de ces journaux, devenus tous officiels par le seul fait de la censure, à des esprits sages qui ne permissent dans aucun cas la moindre insulte à la nation françoise. Comment un parti évidemment le plus faible à un degré que le fatal retour de Bonaparte n’a que trop manifesté ; comment ce parti prend-il envers tant de millions d’hommes le ton prédicateur d’un jour de jeûne ? Comment leur déclare-t-il à tous qu’ils sont des criminels de divers genres, de diverses époques, et qu’ils doivent expier, par l’abandon de toute prétention à la liberté, les maux qu’ils ont causés en s’efforçant de l’obtenir ? Je crois qu’en vérité les écrivains de ce parti auroient admis seulement pour un jour, le gouvernement représentatif, s’il eût consisté dans quelques députés en robe blanche, qui seroient venus, la corde au cou, demander grâce pour la France. D’autres, d’un air plus doux, disoient, comme du temps de Bonaparte, qu’il falloit ménager les intérêts de la révolution, pourvu qu’on anéantît ses principes : ce qui vouloit dire simplement qu’on avoit encore peur des intérêts, et qu’on espéroit les affaiblir en les séparant des principes.

Est-ce ainsi que l’on doit traiter vingt-cinq millions d’hommes qui naguère avoient vaincu l’Europe ? Les étrangers, malgré, peut-être même à cause de leur victoire, montroient beaucoup plus d’égards à la nation françoise que ces journalistes qui, sous tous les gouvernemens, avoient été les pourvoyeurs de sophismes pour le compte de la force. Ces gazettes, dont le ministère étoit pourtant censé dicter l’esprit, attaquoient tous les individus, morts ou vivans, qui avoient proclamé les premiers les principes mêmes de la charte constitutionnelle ; il nous falloit supporter que les noms vénérés qui ont un autel dans notre cœur, fussent constamment insultés par les écrivains de parti, sans que nous pussions leur répondre, sans que nous pussions leur dire une seule fois combien ces illustres tombeaux sont placés au-dessus de leurs indignes atteintes, et quels champions nous avons dans l’Europe et dans la postérité, pour le soutien de notre cause. Mais que faire, quand toutes les discussions sont commandées d’avance, et que nul accent de l’âme ne peut pénétrer à travers ces écrits assermentés à la bassesse ? Tantôt ils insinuoient les avantages de l’exil, ou discutoient les inconvéniens de la liberté individuelle. J’ai entendu proposer que le gouvernement consentît à la liberté de la presse, à condition qu’on lui accordât la détention arbitraire ; comme si l’on pouvoit écrire quand on est menacé d’être puni sans jugement pour avoir écrit !

Lorsque les partisans du despotisme se servent des baïonnettes, ils font leur métier ; mais, lorsqu’ils emploient des formes philosophiques pour établir leur doctrine, ils se flattent en vain de tromper ; on a beau priver les peuples de la lumière et de la publicité, ils n’en sont que plus défians ; et toutes les profondeurs du machiavélisme ne sont que de mauvais jeux d’enfans, à côté de la force magique et naturelle tout ensemble de la parfaite sincérité. Il n’y a point de secret entre les gouvernemens et le peuple ; ils se comprennent, ils se connaissent. On peut prendre sa force dans tel ou tel parti ; mais se flatter d’amener à pas de loup les institutions contre lesquelles l’opinion est en garde, c’est n’avoir aucune idée de ce qu’est devenu le public de notre temps.

Une suite de résolutions rétablissoit chaque chose comme jadis ; on entouroit la charte constitutionnelle de manière à la rendre un jour tellement étrangère à l’assemblée, qu’elle tombât, pour ainsi dire, d’elle-même, étouffée par les ordonnances et les étiquettes. Tantôt on proposoit de réformer l’Institut, qui a fait la gloire de la France éclairée, et d’imposer de nouveau à l’Académie françoise ces vieux éloges du cardinal de Richelieu et de Louis XIV, exigés depuis plus d’un siècle ; tantôt on décrétoit d’anciennes formules de serment dans lesquelles il n’étoit pas question de la charte ; et, quand elles excitoient des plaintes, on vous citoit l’exemple de l’Angleterre : car elle faisoit loi contre la liberté, mais jamais en sa faveur. Néanmoins il étoit très-aisé, dans cette occasion comme dans toutes, de réfuter l’exemple de l’Angleterre par un argument ainsi conçu : Le roi d’Angleterre jurant lui-même de maintenir les lois constitutionnelles du royaume, les fonctionnaires publics ne prêtent serment qu’à lui. Mais vaut-il la peine de raisonner, quand tout le but des adversaires est d’avoir des mots pour cacher leur pensée ?

L’institution de la noblesse créée par Bonaparte n’étoit vraiment bonne qu’à montrer le ridicule de cette multitude de titres sans réalité, auxquels une vanité puérile peut seule attacher de l’importance. Dans la pairie, le fils aîné hérite des titres et des droits de son père ; mais le reste de la famille doit rentrer dans la classe des citoyens ; et, comme nous n’avons cessé de le répéter, ce n’est point une noblesse de race, mais une magistrature héréditaire, à laquelle sont attachés les honneurs, à cause de l’utilité dont les pairs sont à la chose publique, et non en conséquence de l’héritage de la conquête, héritage qui constitue la noblesse féodale. Les anoblissemens que le chancelier de France envoyoit de toutes parts, en 1814, portoient nécessairement atteinte aux principes de la liberté politique. Car, que signifie anoblir, si ce n’est déclarer que le tiers état, c’est-à-dire, la nation, est roturière, qu’il n’est pas honorable d’être simple citoyen, et qu’il faut relever de cet abaissement les individus qui ont mérité d’en sortir ? Or, ces individus, d’ordinaire, c’étoient ceux qu’on savoit enclins à sacrifier les droits de la nation aux priviléges de la noblesse. Le goût des priviléges, dans ceux qui les possèdent en vertu de leur naissance, a du moins quelque grandeur ; mais qu’y a-t-il de plus subalterne que ces hommes du tiers état, s’offrant pour servir de marchepied à ceux qui veulent monter sur leurs têtes ?

Les lettres de noblesse datent en France de Philippe le Hardi : elles avoient pour but principal l’exemption des impôts que le tiers état payoit seul. Mais les anciens nobles de France ne regardoient jamais comme leurs égaux ceux qui n’étoient point nobles d’origine ; et, à cet égard, ils avoient raison ; car la noblesse perd tout son empire sur l’imagination, dès qu’elle ne remonte pas dans la nuit des temps. Ainsi donc, sur le terrain de la liberté comme sur celui de l’aristocratie, les lettres de noblesse sont également à rejeter. Écoutons ce qu’en dit l’abbé de Velly, historien très-sage, et reconnu pour tel, non-seulement par l’opinion publique, mais par les censeurs royaux de son temps[1]. « Ce qu’il y a de plus remarquable dans les lettres d’anoblissement, est qu’elles exigent en même temps une finance pour le monarque, qui doit être indemnisé des subsides dont la lignée du nouveau noble est affranchie, et une aumône pour le peuple, qui se trouve surchargé par cette exemption. C’est la chambre des comptes qui décide de toutes les deux. Le roi peut remettre l’une et l’autre : mais il remet rarement l’aumône, parce qu’elle regarde les pauvres. On ne doit pas oublier ici la réflexion d’un célèbre jurisconsulte : Toutefois, dit-il, à bien entendre, cette abolition de roture n’est qu’une effaçure dont la marque demeure ; elle semble même plutôt une fiction qu’une vérité, le prince ne pouvant par effet réduire l’être au non-être. C’est pourquoi nous sommes si curieux en France de cacher le commencement de notre noblesse, afin de la faire remonter à cette première espèce de gentillesse ou générosité immémoriale, qui seule constituoit autrefois les nobles. »

On s’étonne, quand on lit tout ce qui a été écrit en Europe depuis la découverte de l’imprimerie, et même tout ce qu’on cite des anciennes chroniques, combien les principes des amis de la liberté sont anciens dans chaque pays ; combien, à travers les superstitions de certaines époques, il perce d’idées justes dans ceux qui ont publié de quelque manière leurs réflexions indépendantes. Nous avons certainement pour nous la raison de tous les temps, ce qui ne laisse pas d’être une légitimité comme une autre.

La religion étant un des grands ressorts de tout gouvernement, la conduite à tenir à cet égard devoit occuper sérieusement les ministres ; et le principe de la charte qu’ils devoient maintenir avec le plus de scrupule, c’étoit la tolérance universelle. Mais, parce qu’il existe encore dans le midi de la France quelques traces du fanatisme qui a si long-temps ensanglanté ces provinces ; parce que l’ignorance de quelques-uns de leurs habitans est égale à leur vivacité, falloit-il leur permettre d’insulter les protestans sur les places publiques par des chansons sanguinaires, annonçant les assassinats qui depuis ont été commis ? Les acquéreurs de biens du clergé ne devoient-ils pas frémir à leur tour, quand ils voyoient les protestans du Midi désignés aux massacres ? Les paysans, qui ne payent plus ni les dîmes ni les droits féodaux, ne voyoient-ils pas aussi leur cause dans celle des protestans, dans celle enfin des principes de la révolution, reconnus par le roi lui-même, mais éludés constamment par les ministres ? On se plaint avec raison, en France, de ce que le peuple est peu religieux ; mais, si l’on veut se servir du clergé pour ramener l’ancien régime, on est certain d’accroître l’incrédulité par l’irritation.

Que pouvoit-on avoir en vue, par exemple, en substituant à la fête de Napoléon, le 15 août, une procession pour célébrer le vœu de Louis XIII, qui consacre la France à la Vierge ? Il faut convenir que cette nation françoise a terriblement d’âpreté guerrière, pour qu’on la soumette à une cérémonie si candide. Les courtisans suivent cette procession dévotement, pour obtenir des places, comme les femmes mariées font des pèlerinages pour avoir des enfans ; mais quel bien fait-on à la France, en voulant mettre en honneur d’anciens usages qui n’ont plus d’influence sur le peuple ? C’est l’accoutumer à se jouer de la religion, au lieu de lui rendre l’habitude de la révérer. Vouloir donner de la puissance à des superstitions qui n’en ont plus, c’est imiter don Pèdre de Portugal, qui, lorsqu’il fut sur le trône, retira du tombeau les restes d’Inès de Castro, pour les faire couronner : elle n’en fut pas plus reine pour cela.

Combien ces remarques sont loin de s’appliquer aux funérailles de Louis XVI, célébrées à Saint-Denis le vingt et un janvier ! Personne n’a pu voir ce spectacle sans émotion. Le cœur s’associoit tout entier aux souffrances de cette princesse, qui rentroit dans les palais, non pour jouir de leur splendeur, mais pour honorer les morts, et rechercher leurs sanglans débris. On a dit que cette cérémonie étoit impolitique, mais elle causoit un tel attendrissement, que le blâme ne pouvoit s’y attacher.

L’admission à tous les emplois est l’un des principes auxquels les François tiennent le plus. Mais, bien que ce principe fût consacré par la charte, les choix des ministres, dans la carrière diplomatique surtout, étoient exclusivement bornés à la classe de l’ancien régime. On introduisoit dans l’armée trop d’officiers généraux qui n’avoient jamais fait la guerre que dans les salons ; encore n’y avaient-ils pas toujours été vainqueurs. Enfin, il étoit manifeste que l’on n’avoit goût qu’à redonner les places aux courtisans d’autrefois, et rien ne blessoit autant les hommes du tiers état qui se sentoient du talent, ou qui vouloient développer l’émulation de leurs fils.

Les finances, qui agissent sur le peuple d’une façon immédiate, étoient gouvernées, sous quelques rapports, avec habileté ; mais la promesse qui avoit été faite de supprimer les droits réunis ne fut point accomplie, et la popularité de la restauration en a beaucoup souffert.

Enfin, le devoir du ministère étoit, avant tout, d’obtenir que les princes ne se mêlassent en rien des affaires publiques, si ce n’est dans des emplois responsables. Que diroit-on en Angleterre, si les fils ou les frères du roi siégeoient dans le conseil, votoient pour la guerre et la paix, enfin participoient au gouvernement, sans être soumis au premier principe de ce gouvernement, la responsabilité, dont le roi seul est excepté ? La place convenable pour les princes, c’est la chambre des pairs ; c’est là qu’ils devoient prêter serment à la charte constitutionnelle ; ils l’ont prêté, ce serment, lorsque Bonaparte s’avançoit déjà sur Paris. N’étoit-ce pas reconnaître qu’ils avoient négligé jusqu’alors un grand moyen de captiver la confiance du peuple ? La liberté constitutionnelle est, pour les princes de la maison de Bourbon, la parole magique qui peut seule leur ouvrir la porte du palais de leurs ancêtres. L’art qu’ils pourroient mettre à se dispenser de la prononcer seroit bien facilement remarqué ; et ce mot, comme les images de Brutus et de Cassius, attireroit d’autant plus l’attention qu’on auroit pris plus de soin pour l’éviter.

Il n’y avoit point d’accord entre les ministres, point de plan reconnu par tous ; le ministère de la police, détestable institution en soi-même, ne savoit rien et ne s’occupoit de rien ; car, pour peu qu’il y ait des lois, que peut faire un ministre de la police ? Sans avoir recours à l’espionnage, aux arrestations, enfin à tout l’abominable édifice d’arbitraire que Bonaparte a fondé, les hommes d’état doivent savoir où est la direction de l’opinion publique, et de quelle manière on peut marcher dans son sens. Il faut, ou commander à une armée qui vous obéisse comme une machine, ou prendre sa force dans les sentimens de la nation : la science de la politique a besoin d’un Archimède qui lui fournisse son point d’appui.

M. de Talleyrand, à qui l’on ne sauroit contester une profonde connoissance des partis qui ont agité la France, étant au congrès de Vienne, ne pouvoit influer sur la marche des affaires intérieures. M. de Blacas, qui avoit montré au roi, dans son exil, l’attachement le plus chevaleresque, inspiroit aux gens de la cour ces anciennes jalousies de l’œil de bœuf, qui ne laissent pas un moment de repos à ceux qu’on croit n faveur auprès du monarque ; et cependant M. de Blacas étoit peut-être, de tous les hommes revenus avec Louis XVIII, celui qui jugeoit le mieux la situation de la France, quelque nouvelle qu’elle fût pour lui. Mais que pouvoit un ministère constitutionnel en apparence, et contre-révolutionnaire au fond ; un ministère, en général composé d’honnêtes gens, chacun à sa manière, mais qui se dirigeoient par des principes opposés, quoique le premier désir de chacun fût de plaire à la cour ? Tout le monde disoit : Cela ne peut durer, bien qu’alors la situation de tout le monde fût douce ; mais le manque de force, c’est-à-dire, de bases durables, inquiétoit les esprits. Ce n’est pas la force arbitraire qu’on désirait, car elle n’est qu’une convulsion dont il résulte toujours tôt ou tard une réaction funeste, tandis qu’un gouvernement qui s’établit sur la vraie nature des choses va toujours en s’affermissant.

Comme on voyoit le danger sans précisément se rendre compte du remède, quelques personnes eurent la funeste idée de proposer pour le ministère de la guerre le maréchal Soult, qui venoit de commander avec succès les armées de Bonaparte. Il avoit su gagner le cœur de certains royalistes, en professant la doctrine du pouvoir absolu dont il avoit fait un long usage. Les adversaires de tout principe constitutionnel se sentent bien plus d’analogie avec les bonapartistes qu’avec les amis de la liberté, parce qu’entre les deux partis il n’y a que le nom du maître à changer pour être d’accord. Mais les royalistes ne s’apercevoient pas que ce nom étoit tout, car le despotisme ne pouvoit s’établir alors avec Louis XVIII, soit à cause de ses qualités personnelles, soit parce que l’armée n’étoit pas disposée à s’y prêter. Le véritable parti du roi devoit être l’immense majorité de la nation, qui veut une constitution représentative. Il falloit donc se garder de toute alliance avec les bonapartistes, parce qu’ils ne pouvoient que perdre la monarchie des Bourbons, soit qu’ils les servissent de bonne foi, soit qu’ils voulussent les tromper. Les amis de la liberté étoient au contraire les alliés naturels dont le parti du roi devoit s’appuyer ; car, du moment que le roi donnoit une charte constitutionnelle, il ne pouvoit employer avec avantage que ceux qui en professoient les principes.

Le maréchal Soult demanda qu’un monument fût élevé aux émigrés de Quiberon ; lui, qui depuis vingt ans, avoit combattu pour la cause opposée à la leur ; c’étoit désavouer toute sa vie passée, et cette abjuration cependant charma beaucoup de royalistes. Mais en quoi consiste la force d’un général, dès l’instant qu’il perd la faveur de ses compagnons d’armes ? Quand on oblige un homme du parti populaire à sacrifier sa popularité, il n’est plus bon à rien au nouveau parti qu’il embrasse. Les royalistes persévérans inspireront toujours plus d’estime que les bonapartistes convertis.

On croyoit captiver l’armée, en nommant le maréchal Soult ministre de la guerre ; on se trompoit : la grande erreur des personnes élevées dans l’ancien régime, c’est d’attacher une trop grande importance aux chefs en tout genre. Les masses sont tout aujourd’hui, les individus peu de chose. Si les maréchaux perdent la confiance de l’armée, il se présente aussitôt des généraux non moins habiles que leurs supérieurs ; ces généraux sont-ils renversés à leur tour, il se trouve des soldats capables de les remplacer. L’on en peut dire autant dans la carrière civile : ce ne sont pas les hommes, mais les systèmes qui ébranlent ou qui garantissent le pouvoir. Napoléon, je l’avoue, est une exception à cette vérité ; mais, outre que ses talens sont extraordinaires, encore a-t-il cherché, dans les différentes circonstances où il s’est trouvé, à captiver l’opinion du moment, à séduire les passions du peuple, lorsqu’il vouloit l’asservir.

Le maréchal Soult ne s’aperçut pas que l’armée de Louis XVIII devoit être conduite par de tout autres principes que celle de Napoléon ; il falloit la détacher par degrés de ce besoin de la guerre, de cette frénésie de conquêtes avec laquelle on avoit obtenu tant de succès militaires, et fait un mal si cruel au monde. Mais le respect de la loi, le sentiment de la liberté, pouvoient seuls opérer ce changement. Le maréchal Soult, au contraire, croyoit que le despotisme étoit le secret de tout. Trop de gens se persuadent qu’ils seront obéis comme Bonaparte, en exilant les uns, en destituant les autres, en frappant du pied, en fronçant le sourcil, en répondant avec hauteur à ceux qui s’adressent respectueusement à eux ; enfin, en pratiquant tous ces arts de l’impertinence que les gens en place apprennent en vingt-quatre heures, mais dont ils se repentent souvent toute leur vie.

La volonté du maréchal échoua contre les obstacles sans nombre dont il n’avoit pas la moindre idée. Je suis persuadée que c’est sans fondement qu’on l’a soupçonné d’avoir trahi. En général, la trahison chez les François n’est que le résultat de la séduction momentanée du pouvoir, et presque jamais ils ne sont capables de la combiner d’avance. Mais un émigré de Coblentz n’auroit pas commis autant de fautes envers l’armée françoise, s’il eût été chargé du même emploi, car, du moins, il auroit ménagé ses adversaires ; tandis que le maréchal Soult frappoit sur ses anciens subordonnés, sans se douter qu’il y avait, depuis la chute de Bonaparte, quelque chose de semblable à une opinion, à une législation, enfin, à une résistance possible. Les courtisans se persuadoient que le maréchal Soult étoit un homme supérieur, parce qu’il disoit qu’on doit gouverner avec un sceptre de fer. Mais où forger ce sceptre, quand on n’a pour soi ni l’armée ni le peuple ? En vain répète-t-on qu’il faut faire rentrer dans l’obéissance, soumettre, punir, etc. ; toutes ces maximes n’agissent pas d’elles-mêmes, et l’on peut les prononcer du ton le plus rude sans être plus puissant pour cela. Le maréchal Soult avoit été très-habile dans l’art d’administrer un pays conquis ; mais, en l’absence des étrangers, la France n’en étoit pas un.

  1. Velly, tome III, pag. 424.