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Considérations sur … la Révolution Française/Quatième partie/IX

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CHAPITRE IX.

Des derniers jours de M. Necker.

JE ne parlerois point du sentiment que m’a laissé la perte de mon père, si ce n’étoit pas un moyen de plus de le faire connaître. Quand les opinions politiques d’un homme d’état sont encore à beaucoup d’égards l’objet des débats du monde, il ne faut rien négliger pour donner aux principes de cet homme la sanction de son caractère. Or, quelle plus grande garantie peut-on en offrir que l’impression qu’il a produite sur les personnes le plus à portée de le juger ? Il y a maintenant douze années que la mort m’a séparée de mon père, et chaque jour mon admiration pour lui s’est accrue ; le souvenir que j’ai conservé de son esprit et de ses vertus me sert de point de comparaison pour apprécier ce que peuvent valoir les autres hommes ; et, quoique j’aie parcouru l’Europe entière, jamais un génie de cette trempe, jamais une moralité de cette vigueur ne s’est offerte à moi. M. Necker pouvoit être faible par bonté, incertain à force de réfléchir ; mais, quand il croyoit le devoir intéressé dans une résolution, il lui sembloit entendre la voix de Dieu ; et, quoi qu’on pût tenter alors pour l’ébranler, il n’écoutoit jamais qu’elle. J’ai plus de confiance encore aujourd’hui dans la moindre de ses paroles, que je n’en aurois dans aucun individu existant, quelque supérieur qu’il pût être ; tout ce que m’a dit M. Necker est ferme en moi comme le rocher ; tout ce que j’ai gagné par moi-même peut disparoître ; l’identité de mon être est dans l’attachement que je garde à sa mémoire. J’ai aimé qui je n’aime plus ; j’ai estimé qui je n’estime plus ; le flot de la vie a tout emporté, excepté cette grande ombre qui est là sur le sommet de la montagne, et qui me montre du doigt la vie à venir.

Je ne dois de reconnoissance véritable sur cette terre qu’à Dieu et à mon père ; tout le reste de mes jours s’est passé dans la lutte ; lui seul y a répandu sa bénédiction. Mais combien n’a-t-il pas souffert ! La prospérité la plus brillante avoit signalé la moitié de sa vie : il étoit devenu riche ; il avoit été nommé premier ministre de France ; l’attachement sans bornes des François l’avoit récompensé de son dévouement pour eux : pendant les sept années de sa première retraite, ses ouvrages avoient été placés au premier rang de ceux des hommes d’état, et peut-être étoit-il le seul qui se fût montré profond dans l’art d’administrer un grand pays sans s’écarter jamais de la moralité la plus scrupuleuse, et même de la délicatesse la plus pure. Comme écrivain religieux, il n’avoit jamais cessé d’être philosophe ; comme écrivain philosophe, il n’avoit jamais cessé d’être religieux ; l’éloquence ne l’avoit pas entraîné au delà de la raison, et la raison ne le privoit pas d’un seul mouvement vrai d’éloquence. À ces grands avantages il avoit joint les succès les plus flatteurs en société : madame du Deffant, la femme de France à qui l’on reconnoissoit la conversation la plus piquante, écrivit qu’elle n’avoit point rencontré d’homme plus aimable que M. Necker. Il possédoit aussi ce charme, mais il ne s’en servoit qu’avec ses amis. Enfin, en 1789, l’opinion universelle des François étoit que jamais un ministre n’avoit porté plus loin tous les genres de talens et de vertus. Il n’est pas une ville, pas un bourg, pas une corporation en France, dont nous n’ayons des adresses qui expriment ce sentiment. Je transcris ici, entre mille autres, celle qui fut écrite à la république de Genève par la ville de Valence.

« Messieurs les syndics,

« Dans l’enthousiasme de la liberté qui embrase toute la nation françoise, et qui nous pénètre de reconnoissance pour les bontés de notre auguste monarque, nous avons pensé que nous vous devions un tribut de notre gratitude. C’est dans le sein de votre république que M. Necker a pris le jour ; c’est au foyer de vos vertus publiques que son cœur s’est formé dans la pratique de toutes celles dont il nous a donné le touchant spectacle ; c’est à l’école de vos bons principes qu’il a puisé cette douce et consolante morale qui fortifie la confiance, inspire le respect, prescrit l’obéissance pour l’autorité légitime. C’est encore parmi vous, Messieurs, que son âme a acquis cette trempe ferme et vigoureuse dont l’homme d’état a besoin, quand il se livre avec intrépidité à la pénible fonction de travailler au bonheur public.

« Pénétrés de vénération pour tant de qualités différentes, dont la réunion dans M. Necker exalte notre admiration, nous croyons devoir aux citoyens de la ville de Genève des témoignages publics de notre reconnoissance, pour avoir formé dans son sein un ministre aussi parfait sous tous les rapports.

« Nous désirons que notre lettre soit consignée dans les registres de la république, pour être un monument durable de notre vénération pour votre respectable concitoyen. »

Hélas ! auroit-on prévu que tant d’admiration seroit suivie de tant d’injustice ; qu’on reprocheroit des sentimens d’étranger à celui qui a chéri la France avec une prédilection presque trop grande ; qu’un parti l’appelleroit l’auteur de la révolution, parce qu’il respectoit les droits de la nation, et que les meneurs de cette nation l’accuseroient d’avoir voulu la sacrifier au maintien de la monarchie ? Ainsi dans d’autres temps, je me plais à le répéter, le chancelier de l’Hôpital étoit menacé par les catholiques et les protestans tour à tour ; ainsi, l’on auroit vu Sully succomber sous les haines de parti, si la fermeté de son maître ne l’avoit soutenu. Mais aucun de ces deux hommes d’état n’avoit cette imagination du cœur qui rend accessible à tous les genres de peine. M. Necker étoit calme devant Dieu, calme aux approches de la mort, parce que la conscience seule parle dans cet instant. Mais, lorsque les intérêts de ce monde l’occupoient encore, il n’est pas un reproche qui ne l’ait blessé, pas un ennemi dont la malveillance ne l’ait atteint, pas un jour pendant lequel il ne se soit vingt fois interrogé lui-même, tantôt pour se faire un tort des maux qu’il n’avoit pu prévenir, tantôt pour se placer en arrière des événemens, et peser de nouveau les différentes résolutions qu’il auroit pu prendre. Les jouissances les plus pures de la vie étoient empoisonnées pour lui par les persécutions inouïes de l’esprit de parti. Cet esprit de parti se montroit jusque dans la manière dont les émigrés, dans le temps de leur détresse, s’adressoient à lui pour demander des secours. Plusieurs, en lui écrivant à ce sujet, s’excusoient de ne pouvoir aller chez lui, parce que les principaux d’entre eux le leur avoient défendu ; ils jugeoient bien du moins de la générosité de M. Necker, quand ils croyoient que cette soumission à l’impertinence de leurs chefs ne le détourneroit pas de leur rendre service.

Parmi les inconvéniens de l’esclavage de la presse, il y avoit encore que les jugemens sur la littérature étoient entre les mains du gouvernement : il en résultoit que, par l’intermédiaire des journalistes, la police disposoit, au moins momentanément, de la fortune littéraire d’un écrivain, comme d’un autre côté elle délivroit des permissions pour l’entreprise des jeux de hasard. Les écrits de M. Necker, pendant les derniers temps de sa vie, n’ont donc point été jugés en France avec impartialité, et c’est une peine de plus qu’il a supportée dans sa retraite. L’avant-dernier de ses ouvrages, intitulé, Cours de morale religieuse, est, je crois pouvoir l’affirmer, un des livres de piété les mieux écrits, les plus forts de pensée et d’éloquence dont les protestans puissent se vanter, et souvent je l’ai trouvé entre les mains de personnes que les peines du cœur avoient atteintes. Toutefois, les journaux sous Bonaparte n’en firent presque pas mention, et le peu qu’on en dit n’en donnoit aucune idée. Il y a eu de même, en d’autres pays, quelques exemples de chefs-d’œuvre littéraires, qui n’ont été jugés que long-temps après la mort de leurs auteurs. Cela fait mal de penser que celui qui nous fut si cher a été privé même du plaisir que ses talens, comme écrivain, lui méritoient incontestablement.

Il n’a point vu le jour de l’équité luire pour sa mémoire, et sa vie a fini l’année même où Bonaparte alloit se faire empereur, c’est-à-dire, dans une époque où aucun genre de vertu n’étoit en honneur en France. La délicatesse de son âme étoit telle, que la pensée qui le tourmentoit pendant sa dernière maladie, c’étoit la crainte d’avoir été la cause de mon exil : et je n’étais pas près de lui pour le rassurer ! Il écrivit à Bonaparte, d’une main affaiblie, pour lui demander de me rappeler quand il ne seroit plus. J’envoyai cette requête sacrée à l’empereur ; il n’y répondit point : la magnanimité lui a toujours paru de l’affectation, et il en parloit assez volontiers comme d’une vertu de mélodrame : s’il avoit pu connaître l’ascendant de cette vertu, il eût été tout à la fois meilleur et plus habile. Après tant de douleurs, après tant de vertus, la puissance d’aimer sembloit s’être accrue dans mon père, à l’âge où elle diminue chez les autres hommes ; et tout annonçoit en lui, quand il a fini de vivre, le retour vers le ciel.