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Considérations sur Madagascar

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CONSIDÉRATIONS INÉDITES
SUR MADAGASCAR
ET
SUR LES RÉSULTATS DE LA NOUVELLE COLONISATION
FRANÇAISE DE CETTE ÎLE,
PAR M. A. DE FONTMICHEL.

§ I. De l’état politique de Madagascar.

On dirait que Madagascar, par une sorte de prédestination, a été de tout temps aux yeux des Français un objet de convoitise aventureuse, une terre de prédilection prête à leur offrir l’indépendance, la fortune et une vie toute nouvelle.

Si notre inexpérience dans les expéditions d’outre-mer, et quelquefois une jalousie funeste entre les chefs auxquels la France confiait la direction de ses intérêts dans cette île d’une fécondité inépuisable pour le bien et pour le mal, obligèrent plus d’une fois la métropole à retirer ses secours et ses forces de ces établissemens meurtriers, néanmoins, depuis 1642, des aventuriers de toute espèce, des esprits remuans, sans autre mandat que celui qu’ils tenaient de leur courage et de la supériorité que la civilisation leur donnait sur des peuples enfans, n’ont cessé d’aborder au Fort-Dauphin, à Manauzarié, à Tamatave ; et même aucune révolution ne s’est déclarée dans le gouvernement barbare de ce pays, sans que des Français isolés n’y aient joué un rôle important.

Radama, le dernier roi des Ovas, homme fort supérieur à ses peuples, avait conçu, même avant Mohammed-Ali, pacha d’Égypte, l’idée féconde d’envoyer en Europe plusieurs jeunes insulaires, afin qu’après s’être abreuvés, si je puis le dire, aux sources de la civilisation, ils devinssent un jour pour leur souverain des sujets régénérés, des auxiliaires intelligens et fidèles. Ce prince, qui commençait à revenir de son engouement pour les Anglais, avait chargé un Français de rédiger un corps de lois qui, d’après la volonté du conquérant Malgache, devait régir toutes les parties de l’île soumises à son obéissance ; il eût été intéressant, dans quelques années, d’observer les effets de la civilisation naissante sur cette terre que le régénérateur africain avait trouvé dans la grossièreté informe de la nature.

Radama n’avait été ni flatté ni recherché par le gouvernement de l’île Bourbon, qui ne se souciait pas à bon droit d’entretenir à Tananarive (Émirne) un agent absolument inutile, dont l’unique occupation aurait été vraisemblablement d’avoir avec l’agent anglais des discussions interminables et peu décentes sur la supériorité de leur nation respective.

Les sacrifices d’argent et d’orgueil que l’Angleterre s’est imposés pour se rendre agréable au sultan insulaire sont presque incroyables. Au Fort-Dauphin où j’ai résidé pendant un mois, deux Français, mes compagnons de table, se prenaient d’un rire inextinguible au récit qu’ils me faisaient des présens somptueux que la philanthropie britannique adressait à un chef noir, auquel les colons de l’île de France et Bourbon se croyaient fort supérieurs en importance personnelle. Le gouvernement de l’île Maurice forma pour lui en divers temps des musiciens et des soldats instruits et disciplinés à l’européenne ; l’Angleterre donne encore aujourd’hui gratuitement une éducation complète aux principaux enfans de Madagascar. Plus de trente pièces de canon, des meubles précieux, des équipemens de guerre et une grande quantité d’uniformes pour habiller en soldats anglais de véritables sauvages ; voilà par quels moyens elle était parvenue à familiariser l’esprit inculte de Radama avec l’idée que le génie d’Albion était supérieur à la civilisation française.

L’indifférence dédaigneuse que Radama rencontrait dans notre gouvernement, loin de l’indisposer contre nous, lui avait inspiré au contraire une sorte de respect pour les Français que le commerce ou d’autres motifs attiraient dans l’île ; il les écoutait avec empressement et prenait un extrême plaisir au récit de nos dernières convulsions politiques. Mais les prévenances excessives que les deux derniers gouverneurs de Maurice ont eu pour lui l’aveuglèrent enfin ; il porta l’exagération de ses idées sur son mérite et son génie, jusqu’à se croire supérieur en lumières aux Anglais eux-mêmes, en sorte que dans les dernières années de sa vie, ce roi de quelques tribus sans arts, et dépourvues de tout bien-être physique, renvoyait de sa cour avec hauteur les agens de cette même Angleterre, inspiratrice de ses succès en tout genre.

La fin prématurée et violente du réformateur Malgache, mort (27 juillet 1828) empoisonné par sa propre femme, la reine Ranavala-Manjoka, simplifie beaucoup la question de notre établissement définitif à Madagascar et sur une grande échelle.

1o La race d’aucun chef actuel de ce pays ne remonte plus haut que 1642, époque de notre première descente dans l’île. Nos droits sur cette terre féconde étant plus anciens que ceux de tous les petits souverains qui depuis s’en sont disputé la possession, il s’ensuit qu’ils sont aussi les plus légitimes, et qu’aucun pouvoir, soit indigène, soit étranger, européen ou oriental, ne peut s’immiscer, sous quelque prétexte que ce soit, dans nos projets sur Madagascar.

2o Tous les chefs de tribu, à l’exception de Rabéfagnan, qui commande dans la partie de l’île où s’élevait jadis le Fort-Dauphin, et de Bédouck, chef de la tribu des montagnes, le même qui fit étrangler en 1824 trois émissaires de Radama, lequel exigeait de lui la reconnaissance de la suprématie des Ovas dans l’île ; tous les chefs de tribu, dis-je, à l’exception des deux que je viens de nommer, ayant été successivement abattus ou réduits à un état de vasselage par le conquérant africain, il est de notre devoir et d’une sage politique de replacer les petits sultans à la tête de leur peuple respectif. Il est d’autant plus important de nous diriger d’après ces principes, que les Malgaches Bembatouka et les Arabes fixés parmi eux ont pris les armes contre la reine Ranavala-Manjoka, Clytemnestre aux cheveux crépus, dont l’audacieuse scélératesse a fait mettre à mort Radama son mari, le prince Safardan, époux d’une sœur du sultan, et enfin tous les Malgaches qui avaient laissé percer le désir de voir succéder à Radama un homme de son sang.

Il faut donc punir et priver de tout pouvoir cette reine criminelle et son infâme complice, jeune Africain d’une rare beauté, fils de celui qui en 1820 essaya de rendre la liberté aux esclaves de Maurice, et qui fut abandonné par eux dès que les soldats anglais firent briller leurs fusils aux yeux de cette tourbe mutinée, réunie sans ordre et à la hâte. Il faut donner aux Ovas un sultan du sang de Radama, lequel deviendra, de cette manière, et par reconnaissance et par une nécessité de sa position, notre fidèle allié. Il faut surtout ne pas manquer d’affaiblir ce royaume d’Émirne, et de lui enlever ses principaux moyens de force et d’agression : on y parviendra facilement en cédant plusieurs provinces des Ovas aux Malgaches Bembatouka et en favorisant autant que possible ces derniers.

Les conséquences de cette politique, à la fois conciliatrice, juste, morale et la plus propice à l’affermissement de notre pouvoir comme à la prospérité de nos intérêts, dans cette partie de la mer des Indes, sont faciles à déduire : la prépondérance oppressive des Ovas est absolument détruite, les Français deviennent les protecteurs d’une sorte de confédération Malgache qui nous réserve la haute main sur toutes les affaires de ce pays ; nous donnons, à tous les chefs de tribu rétablis par nous dans leurs droits, un intérêt réel à soutenir notre cause, à fortifier notre influence ; enfin les Malgaches, gouvernés en apparence par leurs chefs particuliers, passent dès lors en dernière analyse sous la domination française.

Les Malgaches Bembatouka et les Bétriouzargas, qui avaient été récemment enveloppés dans les conquêtes de Radama, ont des droits privilégiés à notre protection. Ils nous préfèrent aux Anglais, et ce sont les ennemis éternels et acharnés des Ovas : il est donc sage et utile de les agrandir et de les favoriser aux dépens des Ovas leurs rivaux et finalement leurs vainqueurs.

Telle doit être notre règle de conduite : le plus difficile est fait. Notre expédition arrivée sur les lieux n’a eu qu’à se montrer pour dissiper tous les obstacles, et pour jeter la terreur parmi les Ovas[1]. Je ne connais point le capitaine de vaisseau Gourbeyre ; il m’est impossible, sur un premier rapport peu détaillé, de calculer la capacité de ce brave marin ; mais soutenu par des instructions efficaces, il poursuivra, sans doute, ses avantages, et la gloire d’avoir fondé des établissemens propices et durables lui restera.

Tintingue, où le drapeau Français flotte depuis le 18 septembre 1829, peut devenir en peu de temps un point essentiel d’échanges et de commerce ; les naturels y apporteront leur riz ; les bœufs y seront amenés de l’intérieur, et le trafic des viandes salées y prospérera de plus en plus. Mais la culture en grand du coton, du café et surtout de l’indigo, en un mot de toutes les plantes productives dont se compose l’agriculture coloniale, doivent, dès à présent, fixer l’attention du gouvernement et des particuliers ; l’agriculture, plus que tout le reste, sera pour les nouveaux colons une source de richesses.

Je reviendrai ci-après sur ce sujet important ; je continue l’examen des côtes de l’île et des opérations du capitaine Gourbeyre.

Ce chef d’expédition aurait pu déployer peut-être une plus grande activité ; Tamatave aurait dû recevoir nos soldats avant le 10 octobre, afin que la pacification de l’île donnât aux Français la liberté de construire des logemens et au chef le moyen de s’occuper du bien-être de ses subordonnés, avant la saison des fièvres meurtrières, qui se déclarent vers la mi-novembre. Mais la dispersion des Ovas, sans avoir à regretter la perte de beaucoup de monde, et la prise si rapide de Tamatave, font tant d’honneur à M. Gourbeyre, qu’il serait injuste d’examiner de trop près sa conduite, avant d’être à même de prendre une connaissance exacte des difficultés locales qu’il a fallu surmonter pour assurer la conservation de nos armemens et le triomphe de nos soldats. Nous ne pouvons tarder de recevoir des détails intéressans sur les opérations ultérieures de nos troupes. Le chef de l’expédition aura certainement porté une attention particulière à la situation de Tamatave, point le plus important de l’île par la sûreté de sa rade, par la modicité de la dépense qu’il exigerait pour être mis sur un pied respectable de défense et par l’heureuse disposition du terrain sur lequel on peut asseoir avec facilité des fortifications formidables.

À Tamatave, le sol se prête comme de lui-même aux travaux du génie guerrier ; les hauteurs voisines où Radama avait établi des redoutes munies de pièces de gros calibre sont trop favorables à la construction d’un fort, pour que M. Gourbeyre n’aie pas songé à s’y retrancher : mis en état de soutenir un siége du côté de la terre et de la mer, il doit nécessairement devenir le port militaire de la colonie. En temps de guerre avec les Anglais, nos vaisseaux auront un point de désarmement et de ravitaillement assuré dans la mer des Indes ; et l’île Maurice que les Anglais n’occuperaient pas s’ils ne craignaient, en l’abandonnant, de voir passer en notre puissance cette importante position d’où sortaient, dans le cours de notre rivalité, tant de corsaires, effroi de leur commerce, l’île Maurice deviendra doublement onéreuse à nos rivaux. Que notre gouvernement continue donc avec soin l’ouvrage dont la pensée et la première exécution appartiennent à M. le baron Hyde-de-Neuville.

La France vient d’envoyer encore une frégate à Tintingue. Ce bâtiment y porte trois cents hommes de troupes, et cent cinquante fantassins ou artilleurs doivent les suivre prochainement. Le Fort-Dauphin ne sera plus le chef-lieu de nos établissemens. Notre colonie principale et le siége central de l’administration française se forment, s’organisent à Tintingue, où les troupes dont on parle vont tenir garnison. Ce point est situé vis-à-vis l’île Sainte-Marie, appelée par les naturels Nossi-Hibrahim, ou l’île d’Abraham.

Les environs de Tintingue sont plus favorables à la santé que le Fort-Dauphin ; mais Tamatave, selon moi, n’aurait pas dû être restitué aux Ovas. Comme port militaire, Tamatave est infiniment préférable à Tintingue ; il est vrai cependant que cette dernière position jouit d’un meilleur climat.

Que les Français se respectent ; qu’ils ne donnent plus aux naturels, comme sous Louis xv et Louis xvi, le spectacle de leurs divisions sanglantes. La prospérité et même la conservation de ces riches établissemens sont à ce prix. Si les hommes auxquels l’autorité est confiée sur ces rivages lointains recommencent comme autrefois à prendre les armes les uns contre les autres et à commettre d’horribles exactions envers les insulaires, je me plais à croire qu’ils ne trouveront plus l’indulgence déplacée que l’on eut pour les trois gouverneurs Pronis, Flacourt et Champmargou. De nos jours, un châtiment sévère frapperait sans doute ceux qui, loin de seconder les sacrifices et les intentions de la mère-patrie, s’amuseraient, à l’exemple de leurs prédécesseurs, à chercher des alliés personnels parmi les Malgaches, pour guerroyer ensuite l’un contre l’autre comme autant de petits souverains.

Que le pouvoir public y prenne garde : cette colonie tant de fois reprise en sous-œuvre, et toujours en définitive abandonnée, a dû presque toujours ses infortunes à ses propres tuteurs. On les vit, tirant l’épée contre leurs compatriotes, allumer une guerre civile à trois mille lieues de leur pays. Égarés par l’orgueil, séduits par l’esprit d’une puérile ambition, ils travaillèrent si bien à leur destruction réciproque, qu’épuisés par la discorde, ils devinrent la proie des Malgaches,

La décadence progressive et la ruine de nos colonies à Madagascar sont aussi l’ouvrage de l’empressement impolitique et peu réfléchi que l’on mit à vouloir imposer violemment le christianisme à ces peuples, qui n’abandonneront jamais la polygamie. On peut consulter, dans l’ouvrage de Rochon sur Madagascar, l’histoire douloureuse et agitée de nos établissemens dans cette île.

Le lecteur pourra conclure des considérations que nous venons de lui soumettre, que l’insalubrité de l’air n’est presque pour rien dans nos anciens désastres sur cette belle contrée, ou du moins que les périls du climat ont été fort exagérés, et qu’il n’y règne pas plus de maladies que dans les colonies en général. Ainsi la crainte d’un air pestilentiel ne doit point arrêter l’ardeur de ces êtres qui, tourmentés par une surabondance d’énergie vitale, par les exigences d’une imagination avide et blasée, et surtout par le peu d’éclat qu’ils jettent en Europe, ne peuvent se soustraire à la prédestination qui les appelle, pour ainsi dire, aux rivages qui sont au-delà des mers. Que ces rêveurs mélancoliques et audacieux passent à Madagascar ; c’est là que la fortune leur sourira plutôt qu’ailleurs, ils y trouveront les élémens d’un bonheur approprié à leur caractère et aux agitations de leurs ames.

§ II. — Plan de la colonisation de Madagascar.

Après avoir jeté un coup d’œil sur les moyens à prendre pour assurer à la France la possession d’une île qu’il s’agit de coloniser de nouveau, portons nos regards sur le sol de cette terre encore vierge, exubérante de force productive et de richesse végétale.

Madagascar peut être comparée à Sumatra, Java, et aux grandes îles de la Sonde : les arbres, l’aspect du pays, la qualité du sol, jusqu’aux mœurs, aux costumes, et même au langage des naturels, tout dans ces îles a de grands traits de ressemblance réciproque.

Madagascar, bien que soumise à l’influence d’un climat plus destructif qu’aucune de ces îles, mérite néanmoins la préférence sur les autres par des motifs dont on va sentir toute la justesse. D’abord, de toutes ces grandes terres insulaires, Madagascar est sans comparaison plus rapprochée de l’Europe ; puis la proximité d’une autre colonie française double en quelque sorte le pouvoir offensif et défensif de ces deux établissemens ; enfin l’insalubrité de cette île superbe, tenant à des causes accidentelles, au défaut de culture, à des eaux croupissantes, à des lacs, et surtout à des rivières qui n’ont pas la force de s’ouvrir un passage jusqu’à la mer, il s’ensuit que la main des hommes, par des travaux de desséchement dirigés avec art et par une grande persévérance, peut y rendre l’air aussi pur qu’au Bengale, où la mortalité n’est pas excessive parmi les Européens.

La vérité de cette assertion va frapper tous les esprits : à Madagascar, il est confirmé par une expérience générale, et j’en appelle au témoignage de tous les Européens qui ont osé s’aventurer dans l’intérieur de l’île, il est confirmé, dis-je, que les lieux élevés et les plaines unies, les terrains secs et toutes les parties de l’île où l’on ne voit ni semences de riz, ni marais, n’ont rien de funeste à la santé. Tananarive (Émirne), capitale de l’empire de Radama, jouit d’une température douce et salubre : la fièvre de marais, qu’on appelle au Bengale fièvre des suterbunds, n’y exerce jamais ses ravages.

La contrée montagneuse et presque inaccessible où règne Bédouck est un séjour délicieux et sain ; l’homme y respire un air si pur que les montagnards insulaires, attirés au Fort-Dauphin pour échanger les productions de leurs pays, le miel vert, la cire, des gommes précieuses et des fruits secs, contre des fusils, de la poudre à tirer, ou des toiles guinées des Indes, ne tardent pas à tomber eux-mêmes, aussi bien que les Européens, victimes des exhalaisons pestilentielles qui s’élèvent des marais de Loukar, Sainte-Luce, Fort-Dauphin, et de toutes les bourgades et des terres réunies sous l’autorité de Rabéfagnan.

L’insalubrité de l’atmosphère vient encore de plusieurs causes physiques dont la plus évidente et la principale est la culture du riz. De toutes les races de couleur, le Malgache est le plus indolent : son bonheur est de rêver depuis le lever du soleil jusqu’au soir au bord des lacs, sous les arbres gigantesques. Ce n’est qu’avec une extrême répugnance qu’il se décide à jeter négligemment un peu de riz sur une terre bourbeuse pour récolter de quoi satisfaire à ses besoins les plus urgens. On sait tout ce que la culture du riz exige d’intelligence dans les travaux d’irrigation, pour qu’elle ne communique pas à l’air une malignité funeste à la vie. Cette culture, arrivée depuis des siècles à sa perfection dans les différentes contrées de l’Indoustan, ne laisse pas néanmoins d’y enfanter quelquefois des maladies pernicieuses. Il en est de même dans les contrées de l’Europe où le riz est un produit du sol. Louis xiv, pour mettre un terme aux fièvres qui désolaient la Basse-Provence, où la culture du riz avait été introduite, se vit forcé d’interdire, sous des peines sévères, la semence d’un grain si dangereux à recueillir.

Est-on curieux de savoir comment l’indolence malgache sème le riz ? Elle fait choix d’un terrain d’alluvion et fangeux, situé d’ordinaire près d’un cours d’eau. Le riz est jeté sur un sol presque liquide ; puis les femmes, les enfans, les amis, les voisins, se rangent en cercle autour de la terre ou plutôt du bourbier ensemencé, où ils ont introduit leurs troupeaux de bœufs ; on s’agite avec bruit, on excite par des cris et des coups ces animaux dressés à fouler la terre pour enfouir le grain, comme en Espagne, en Languedoc, en Provence, on dresse les bêtes de somme à fouler le blé. Imaginez maintenant quels foyers de destruction et de mort doivent siéger dans ces terrains aqueux, d’où les végétaux et mille reptiles divers en fermentation perpétuelle exhalent dans l’air les vapeurs les plus funestes.

Je crois donc qu’il est d’une importance souveraine, si notre gouvernement a résolu de coloniser en grand ce beau pays : 1o de resserrer la culture du riz dans un seul district ; 2o de borner les semences aux besoins de la consommation intérieure ; 3o d’entreprendre un système général de desséchement ; 4o d’ouvrir une issue jusqu’à la mer aux rivières que l’élévation de la côte maritime oblige à se convertir en lacs : 5o enfin d’encaisser les cours d’eau qui déploient leurs nappes infectes dans les plaines qu’ils baignent.

L’achèvement de ces travaux exige, non pas le bras d’un Hercule, mais de la persévérance et une ferme résolution de conduire à leur terme les améliorations progressives qui seront notre ouvrage. Les heureux effets que ces opérations doivent avoir pour le pays sont faciles à saisir : d’abord nous servons l’humanité en exterminant l’hydre de Madagascar, qui répand la désolation et la mort dans cette grande île. La population indigène que les Anglais, d’après le rapport d’un de leurs résidens auprès de Radama, portent à 2,800,000 individus, et qui certainement excède ce nombre, la population indigène subira une augmentation rapide, et les colons européens, dont le nombre ira aussi toujours croissant à mesure que le climat perdra de sa malignité, tout en s’occupant de propager dans l’île les productions agricoles de la zone torride, travailleront avec efficacité au bien-être et à la civilisation graduelle des naturels en les initiant à la connaissance des arts d’une utilité pratique et des secrets de notre industrie.

Il est d’une importance extrême que notre gouvernement local veille à la sécurité des Malgaches, et les préserve des violences trop ordinaires aux Européens répandus dans les colonies. Par là des rapports de bienveillance et d’affection ne tarderont pas à naître entre la race blanche et la race noire, et nous parviendrons à discipliner les naturels, à les appliquer aux travaux des champs, et à les plier aux occupations domestiques ou industrielles moyennant un salaire fixe, comme les Anglais y réussissent à l’égard des Bengalis dans l’Inde, et des Sénégalais sur la rivière de Sierra-Leone.

Si l’on ne se conforme pas aux sages préceptes que je viens d’exposer, l’on ne parviendra jamais à rendre cette colonie florissante, encore moins à s’approprier les richesses de toute nature que renferme Madagascar.

§ III. — Productions de Madagascar.

Madagascar abonde en mines des plus précieux métaux. La rivière d’Yvoudron, dont le cours jette une variété délicieuse sur les coteaux encore vierges de Tamatave, roule de l’or dans les sables que les eaux charrient des montagnes lointaines. Les Ovas font des échanges de commerce avec la poudre précieuse qu’ils recueillent sur les bords du fleuve. On doit en conclure que les mornes dont s’embellit l’horizon, et qui vont cesser enfin d’être inaccessibles à l’industrie investigatrice des Européens, portent des mines d’or dans leurs flancs.

À Loukar, bourgade peu éloignée de Fort-Dauphin, l’œil s’arrête en divers lieux sur une terre éminemment ferrugineuse ; mais dans une colonie, l’exploitation du fer n’est pas d’une grande importance. Un objet plus digne d’attirer l’attention est le cristal de roche que le pied rencontre partout. Ces cailloux brillans, l’ambre si doux à l’odorat que la mer jette sur ses bords, des substances résineuses et parfumées qui rivalisent avec celles de l’Arabie, les fruits magnifiques de la zone torride suspendus aux arbres gigantesques, tout cela forme un merveilleux spectacle qui se marie à la beauté d’une terre intacte et primitive, éblouissante et fraîche comme l’aspect du monde aux premiers temps de la création.

Les abeilles des montagnes distillent en abondance le miel vert si recherché et si rare. La cire que le Malgache sait en extraire est un produit qu’il cède avec avantage aux traitans (c’est le nom que l’on donne aux Européens fixés sur les côtes de l’île).

Le riz n’est pas le seul grain nutritif que l’on recueille à Madagascar ; on y récolte aussi de l’orge depuis plusieurs années, et le succès de cette culture étonne quand on vient à penser que les semailles sont confiées à une terre qui n’a subi aucune des préparations d’usage en agriculture. Les Malgaches ne sont pourvus d’aucun instrument aratoire en fer. Les pioches, les maillets que le commerce leur apporte de temps à autre, sont aussitôt mis en pièces pour en tirer le fer, que l’on recherche plus que l’argent dans les lieux reculés où le plus utile de tous les métaux n’arrive que difficilement.
§ IV. — Religion des Malgaches, etc.

Les voyageurs sont tombés dans les erreurs les plus étranges en traitant de la religion des Malgaches. Ils n’ont point assez distingué les diverses peuplades de Madagascar, lesquelles diffèrent de mœurs aussi bien que de religion : ils ont parlé comme si la population était homogène. Quand on songe que l’on est réduit à puiser les connaissances qui se rapportent au culte de ces peuples enfans dans les récits de quelques soldats anglais ou français venus en fugitifs de Bourbon ou de Maurice sur ces rivages, la crédule simplicité du lecteur a de quoi exciter le sourire.

Les Ovas reconnaissent seulement pour divinités deux génies constamment en guerre l’un contre l’autre. Le bon génie, Jankar, inspire aux hommes l’amour de la justice et du bien. Le mauvais génie, Agathic, s’attache à détruire les impressions vertueuses que le cœur humain reçoit de Jankar. Ce mauvais génie excite et développe en nous tous nos penchans vicieux ou criminels. Lorsque le grand juge prononce une sentence de mort, il dévoue le condamné à Agathic. Quand un Ovas veut lancer contre son ennemi la plus terrible des imprécations, il lui dit : « Puisses-tu devenir caïman ou tomber entre les mains d’Agathic. »

Radama, qui avait le goût des constructions durables, et qui proportionnellement à ses moyens d’exécution en tout genre, a déployé en cela autant de génie à Madagascar que Pierre Ier en Russie, Radama fit élever à Tananarive un temple à Jankar ; les murailles et les voûtes sont l’ouvrage d’un maçon que ce sultan avait fait venir précédemment de l’île de France. Le palais du conquérant malgache est aussi du même ouvrier. C’est une maison élégante et spacieuse dans le genre des belles habitations coloniales.

Le lendemain de mon arrivée à Tananarive, je vis le temple de Jankar inondé par la foule des Ovas ; ils venaient rendre grâce au bon principe, auteur de tous les événemens heureux, pour avoir donné un second fils au prince Ratheff, qui avait épousé une sœur du sultan.

L’intérieur du temple est presque vide ; une espèce d’autel apparaît dans le fond : on y brûle des parfums en l’honneur du bon génie. Sur l’une des murailles on a représenté dans une peinture à fresque, informe et grossière, mais originale, Jankar, le bon génie, luttant contre Agathic, le mauvais génie. Jankar porte une couronne d’étoiles au milieu desquelles brille le soleil. Agathic a le front surmonté d’un diadème de têtes sanglantes, plantées en cercle dans des poignards joints les uns aux autres par des reptiles hideux. L’autre peinture représente le bon génie, debout sur le globe terrestre ; il a terrassé Agathic qui s’enfuit dans l’abîme en exhalant les restes de sa rage expirante.

Au milieu des cases en bambou qui sont en si grand nombre à Tananarive, on voit s’élever çà et là quelques bâtimens de construction européenne Radama tenait beaucoup à voir s’augmenter la population de sa capitale ; il y fit venir à diverses reprises plusieurs milliers de prisonniers de guerre, et l’on peut affirmer, sans exagération, que les différentes bourgades d’Émirne avaient au moins cinquante mille habitans sous son règne. Ce prince cherchait aussi à attirer auprès de lui les étrangers qui pouvaient seconder ses grandes vues de civilisation. En 1825 il fit insérer dans les journaux de l’île Bourbon, de Maurice et des Indes-Orientales, une proclamation qui appelait à Madagascar tous les hommes de race blanche de quelque nation qu’ils fussent. Cette proclamation n’a pas été sans effet : un certain nombre d’aventuriers ont répondu à l’appel du souverain sauvage, sur le front duquel le génie de l’industrie avait fait jaillir un rayon de lumière.


APPENDICE.

Ce serait être bien dupe des idées que l’on se forme ordinairement d’une ville d’une haute importance, si on voulait les appliquer à Émirne : c’est un assemblage de petites bourgades. Les cases qui les composent sont disséminées sous les arbres, et forment mille paysages variés et délicieux. Les proportions gigantesques de la végétation offrent un singulier contraste avec l’exiguité chétive des habitations humaines, qui ne se recommandent à l’attention des voyageurs que par l’attrait de la nouveauté.

Le temple de Jankar est le seul édifice religieux des Ovas ; il est probable que, sans l’avénement d’un prince tel que Radama, plusieurs siècles auraient passé sur ces peuples encore enveloppés dans les langes des plus affreuses superstitions, avant de parvenir à une sorte de bien-être qu’ils doivent au génie et à la volonté d’un seul homme.

Le sultan fit aussi plus d’un effort pour détruire l’usage immémorial chez les Ovas d’offrir des sacrifices humains au dieu du mal, Agathic. Ses intentions philanthropiques obtinrent quelque succès à Émirne ; partout ailleurs, le culte sanguinaire du chef des mauvais génies prévalut contre l’autorité du prince propagateur de la civilisation, et des mères égarées par l’absurde fanatisme de leurs croyances cabalistiques continueront long-temps encore à dévouer aux bêtes féroces leurs enfans nés sous le signe d’un astre malfaisant.

Je me reprocherais d’arrêter plus long-temps le lecteur sur les erreurs déplorables de ces insulaires ; je n’ai voulu dans cet article qu’exposer les avantages politiques, commerciaux et agricoles dont la France doit infailliblement s’enrichir en colonisant Madagascar sur une grande échelle. Une considération que je ne passerai point sous silence, c’est l’incontestable utilité pour nous de l’alliance du pacha d’Égypte à l’égard de cette colonie. Marseille pourra, de cette manière, participer efficacement au commerce de l’île par la Méditerranée. Il ne serait peut-être pas difficile de fonder à Suez un entrepôt du commerce français avec Madagascar.

Ce travail serait incomplet, si je ne ramenais l’attention sur la culture de l’indigo. C’est la plus importante de toutes les branches d’agriculture coloniale. De nos jours, le monde entier est contraint d’acheter ce précieux produit des mains des Anglais ; dans leurs vastes possessions de l’Indoustan, ils recueillent le meilleur indigo connu, sans en excepter celui du Brésil, où cette culture dépérissant avec rapidité a fini par être entièrement abandonnée. L’indigo se plaît sur les bords des rivières, et surtout dans les terrains d’alluvion ou souvent inondés. De là le succès merveilleux qu’il obtient dans l’Inde, et particulièrement au Bengale.

Les révolutions toujours renaissantes qui désolent l’Amérique, et l’impossibilité à peu près reconnue maintenant de naturaliser cette plante sur les côtes africaines où nous avons des colonies, en dépit des soins et des sacrifices de tout genre que la France s’est imposée pour l’acclimater, principalement au Sénégal, nous avertissent qu’il faut enfin porter une sérieuse attention sur la grande île où notre intelligente activité introduira plutôt qu’ailleurs un système complet d’agriculture coloniale. Les nombreuses rivières dont Madagascar est arrosée en tous sens, et l’inépuisable fécondité du sol, favoriseront à souhait la culture de l’indigo. La récolte y rivalisera bientôt avec celle du Bengale. Quant à la position géographique de l’île, elle est plus avantageuse au commerce que celle de l’Indoustan. Une distance de deux mille lieues de plus sépare cette dernière contrée de l’Europe : ainsi la navigation de Madagascar sera plus rapide et moins coûteuse que celle des Indes-Orientales.

Je termine cet article en faisant un appel aux armateurs, aux grands capitalistes, aux hommes actifs et industrieux ; je les invite à montrer un peu plus d’ardeur pour les expéditions maritimes. Ce sont elles qui ont porté l’Angleterre à un si haut degré de puissance et de richesse. Il serait tout à la fois utile et glorieux pour eux d’associer leur nom à des mesures hardies, qui n’ont d’autre but que d’augmenter la prospérité de leur pays et de contribuer ainsi au rétablissement d’une colonie que le gouvernement cherche à asseoir de son côté sur des bases larges et solides.

A… de Fontmichel.


  1. Des bruits fâcheux ont couru postérieurement sur les suites de cette expédition ; mais comme ces nouvelles ne sont point officielles, nous aimons à croire encore qu’elles ne se confirmeront pas.