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Contemplation - Fragment inédit de Lélia

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CONTEMPLATION.

FRAGMENT INÉDIT DE LÉLIA.

Une porte de mon appartement donne sur le précipice ; des gradins rongés par le temps et la mousse font le tour du bloc escarpé qui soutient cette partie de l’édifice, et, après plusieurs rampes rapides, établissent une communication entre le couvent et la montagne. C’est le seul endroit abordable de notre forteresse ; mais il est effrayant, et, depuis la sainte, personne n’a osé s’y hasarder. Les degrés, creusés inégalement dans le rocher, présentent mille difficultés, et l’escarpement qu’ils côtoient, n’offre aucun point d’appui, et donne des vertiges.

J’ai voulu savoir si dans la retraite et l’inaction je n’avais rien perdu de mon courage et de ma force physique. Je me suis aventurée au milieu de la nuit, par un beau clair de lune, à descendre ces degrés. Je suis parvenue sans peine jusqu’à un endroit où la montagne en s’écroulant semblait avoir emporté le travail des cénobites. Un instant suspendue entre le ciel et les abîmes, j’ai tremblé d’être forcée de me retourner pour revenir sur mes pas. J’étais sur une plateforme où mes pieds avaient à peine l’espace nécessaire. Je suis restée long-temps immobile, afin d’habituer mes yeux à cet effrayant spectacle, et je comparais l’empire de la volonté sur les sens à celui de l’imagination. Si je n’eusse écouté que l’imagination, je me serais élancée au fond du gouffre qui semblait m’attirer par un aimant irrésistible ; mais la volonté dominait la terreur, et me maintenait ferme sur mon étroit piédestal.

Ne pourrait-on proposer cet exemple à ceux qui disent que les tentations sont invincibles, que toute contrainte imposée à l’homme est hostile au vœu de la nature, et criminelle envers Dieu ? Ô Pulchérie ! je pensai à toi en cet instant. Les vains plaisirs qui t’ont perdue ressemblent à l’émotion tumultueuse que j’éprouvais sur le bord du précipice, et qui me poussait à terminer mon angoisse en m’abandonnant au sentiment de ma faiblesse. La vertu qui t’eût préservée n’est-elle pas cet instinct conservateur, cette forte raison qui, chez l’homme, sait lutter victorieusement contre la mollesse et la peur ? Oh ! vous outragez la bonté de Dieu, et vous méprisez profondément ses dons, vous qui prenez pour la plus noble partie de votre être la faiblesse qu’il vous a infligée comme correctif de la force, dont vous eussiez été trop fiers.

En observant d’un œil attentif tous les objets environnans, j’aperçus la continuation de l’escalier sur le roc détaché au-dessous de la plateforme. J’atteignis sans peine cette nouvelle rampe. Ce qui, au premier coup d’œil, était impossible, devint facile par la réflexion. Je me trouvai bientôt hors de danger sur les terrasses naturelles de la montagne. Je connaissais ces sites inabordables. Depuis cinq ans, je m’y promène chaque jour par la pensée, sans songer à y porter mes pas. Mais je n’avais jamais vu que les parois extérieures de l’énorme croûte qui forme le couronnement du mont, et dont les dents aiguës déchirent les nuées. Quelle fut ma surprise, lorsqu’en les côtoyant je vis la possibilité de pénétrer dans leurs flancs par des fissures, dont le lointain aspect offrait à peine l’espace nécessaire pour le passage d’un oiseau ! Je n’hésitai point à m’y glisser, et, à travers les éboulemens du basalte, le réseau des plantes pariétaires et les aspérités d’un trajet incertain, je suis parvenue à des régions que nul regard humain n’a contemplées, que nul pied n’a parcourues depuis la sainte qui venait sans doute y chercher le recueillement de la prière.

On croit dans le pays que chaque nuit l’esprit de Dieu la ravissait sur ces sommets sublimes, qu’un ange invisible la portait sur ces escarpemens, et aucun habitant n’a osé approfondir le miracle que la foi seule opéra : la foi que les petits esprits appellent faiblesse, superstition, ineptie ! la foi qui est la volonté jointe à la confiance ; magnifique faculté donnée à l’homme pour dépasser les bornes de la vie animale, et pour reculer à l’infini celles de l’entendement.

La montagne, tronquée vers sa cime par l’éruption d’un volcan éteint depuis des siècles innombrables, offrit à mes regards une vaste enceinte de ruines, fermée par les remparts inégaux de ses dents et de ses déchirures. Une cendre noire, poussière de métaux vomis par l’éruption, des amas de scories bizarres et fragiles, que la vitrification préserve de l’action des élémens, mais qui, partout, craquent sous le pied comme des ossemens, un gouffre comblé par les attérissemens et recouvert de mousse, des murailles naturelles d’une lave rouge qu’on prendrait pour de la brique, les cristallisations gigantesques du basalte, les étincelles et les lames d’une pluie de métaux en fusion que fouetta jadis un vent sorti des entrailles de la terre, de grands lichens rudes et flétris comme la pierre qu’ils couvrent, des eaux qu’on ne voit pas et que l’on entend bouillonner sous les roches ; tel est le lieu sauvage où aucun être animé n’a laissé ses traces. Depuis long-temps je n’avais pas revu le désert : j’eus un instant d’effroi à l’aspect de ces débris d’un monde antérieur à l’homme. Un malaise inconcevable s’empara de moi, et je ne pus me résoudre à m’asseoir au sein de ce chaos. Il me sembla que c’était la demeure de quelque puissance ennemie de l’homme. Je continuai donc à marcher et à gravir jusqu’à ce que j’eusse atteint les dernières crêtes qui forment, autour de ce large cratère, une couronne aux fleurons orgueilleux et bizarres.

De là je revis les cieux et les mers, la ville, les campagnes fertiles qui l’entourent, le fleuve, les forêts, les promontoires et les belles îles, et le volcan, seul géant dont la tête dépassât la mienne, seule bouche vivante du canal souterrain où se sont précipités tous les torrens de feu qui bouillonnaient dans les flancs de cette contrée. Les terres cultivées, les hameaux et les maisons de plaisance se perdaient dans l’éloignement et se confondaient dans les vapeurs du crépuscule. Mais à mesure que le jour éclaira l’horizon, les objets devinrent plus distincts, et bientôt je pus m’assurer que le sol était encore fécond, que l’humanité existait encore. Assise sur ce trône aérien, que la sainte elle-même n’a peut-être jamais essayé d’atteindre, il me sembla que je venais de prendre possession d’une région rebelle à l’homme. J’avais vaincu le hideux cyclope qui entassa ces blocs pour les précipiter sur la vallée, et qui tira le feu d’enfer de ses fournaises inconnues, pour consumer les jeunes productions de la terre ; je lui imposais le dernier sceau du vasselage en mettant le pied sur sa tête foudroyée. Ce n’était pas assez que l’Éternel eût permis à la race privilégiée de couvrir de ses travaux et de ses triomphes tout ce sol disputé aux élémens ; il fallait qu’une femme gravît jusqu’à cette dernière cime, autel désert et silencieux du Titan renversé ; il fallait que l’intelligence humaine, aigle qui dans son vol embrasse le cercle entier des mondes, vînt se poser sur cet autel et replier ses ailes pour se pencher vers la terre et la bénir dans un élan fraternel ; créant ainsi, pour la première fois, un rapport sympathique de l’homme à l’homme, au milieu des abîmes de l’espace.

Me retournant alors vers la région désolée que je venais de parcourir, j’essayai de me rendre compte du changement opéré dans mes goûts et dans mes habitudes. Pourquoi donc jadis n’étais-je jamais assez loin à mon gré des lieux habitables ? Pourquoi aujourd’hui aimais-je à m’en rapprocher ? Je n’ai découvert dans l’homme ni vertus ni qualités nouvelles. La société ne me paraît pas meilleure depuis que je l’ai quittée. De loin comme de près j’y vois toujours les mêmes vices. Et quant aux beautés de la nature, je n’ai pas perdu la faculté de les apprécier. Cependant autrefois il n’y avait pas pour moi de caverne assez inaccessible, pas de lande assez inculte, pas de plage assez stérile, pas de paysage assez terrible. Les Alpes étaient trop basses et l’Océan trop étroit. Je guettais l’avalanche et ne trouvais jamais qu’elle eût assez labouré de neiges, assez balayé de sapins, assez retenti sur les échos effrayés des glaciers. L’orage ne venait jamais assez vite et ne grondait jamais assez haut. J’eusse voulu pousser de la main les sombres nuées et les déchirer avec fracas. J’appelais de mes vœux la chute d’une étoile, un déluge nouveau. J’aurais crié de joie en m’abîmant avec les ruines du monde, et alors seulement j’aurais proclamé Dieu aussi fort que ma pensée l’avait conçu.

Le souvenir de ces jours impétueux et de ces désirs insensés me fait frémir maintenant à l’aspect des lieux qui retracent les antiques bouleversemens du globe. Cet amour de l’ordre, qui s’est révélé à moi depuis que j’ai quitté le monde, proscrit les joies que j’éprouvais jadis à entendre gronder le volcan, à voir rouler l’avalanche. Quand je me sentais faible par ma souffrance, je ne cherchais dans les attributs de Dieu que la colère et la force. À présent que je suis apaisée, je comprends que la force est dans le calme et la douceur. Ô bonté incréée ! je te bénis dans le moindre sillon vert que ton regard féconde ! je m’identifie à cette terre où ton grain fructifie ! je comprends ton infatigable mansuétude ! Ô terre, fille du ciel ! ton père t’a enseigné la clémence, tu ne te dessèches point sous les pas de l’impie, tu te laisses posséder par le riche, et tu attends avec sécurité le jour qui te rendra à tous tes enfans ! Sans doute alors tu te pareras d’attraits nouveaux ; plus riante et plus généreuse, tu réaliseras peut-être les rêves poétiques annoncés par les sectes nouvelles, et qui montent comme des parfums mystérieux sur cet âge de doute, de hautaines négations et de tendres espérances.

Ravie dans la contemplation de cette nuit sublime, j’en suivis le cours, le déclin et la fin. À minuit, la lune s’était couchée. La retraite me devenait impossible ; privée de son flambeau, je ne pouvais plus me guider dans ce labyrinthe de débris, et quoique le ciel fût étincelant d’étoiles, les profondeurs du cratère étaient ensevelies dans les ténèbres. J’attendis qu’une faible lueur vînt blanchir l’horizon. Mais quand elle parut, la terre devint si belle, que je ne pus m’arracher au spectacle que chaque instant variait et embellissait sous mes yeux.

À ma droite, les pâles étoiles du Scorpion se plongèrent une à une dans la mer. Nymphes sublimes, inséparables sœurs, elles semblaient s’enlacer l’une à l’autre et s’entraîner en s’invitant aux chastes voluptés du bain. Les soleils innombrables semés dans l’éther devinrent alors plus rares et plus brillans ; le jour ne se montrait pas encore, et cependant le firmament avait pris une teinte plus blanche, comme si un voile d’argent se fût étendu sur l’azur profond de son sein. L’air fraîchissait, et les astres semblaient ranimés par cette brise, comme des flambeaux dont le vent agite la flamme avant de les éteindre. L’étoile de la chèvre monta rouge et brillante à ma gauche, au-dessus des grandes forêts, et la voie lactée s’effaça sur ma tête comme une vapeur qui remonte aux cieux.

Alors l’empyrée devint comme un dôme qui se détachait obliquement de la terre, et l’aube monta chassant devant elle les étoiles paresseuses ; tandis que le vent de ses ailes les soufflait une à une, celles qui s’obstinaient à rester devenaient toujours plus claires et plus belles ; Hesper blanchissait et s’avançait avec tant de majesté, qu’il semblait impossible de le détrôner ; l’Ourse abaissait sa courbe gigantesque vers le nord. La terre n’était qu’une masse noire, dont quelques sommets de montagne coupaient çà et là l’âpre contour à l’horizon. Les lacs et les ruisseaux se montrèrent successivement comme des taches et des lignes sinueuses d’argent mat sur le linceul de la terre. À mesure que l’aurore remplaça l’aube, toutes ces eaux prirent alternativement les reflets changeans de la nacre. Long-temps, l’azur, dont les teintes variées à l’infini effaçaient la transition du blanc au noir, fut la seule couleur que l’œil pût saisir sur la terre et dans les cieux. L’orient rougit long-temps avant que la couleur et la forme fussent éveillées dans le paysage. Enfin la forme sortit la première du chaos. Les contours des premiers plans se détachèrent, puis les seconds, puis tous jusqu’aux derniers, et quand tout le dessin fut appréciable, la couleur s’alluma sur le feuillage, et la végétation passa successivement par toutes les nuances qui lui sont propres, depuis le bleu sombre de la nuit, jusqu’au vert étincelant du jour.

Le moment le plus suave fut celui qui précéda immédiatement l’apparition du disque du soleil. La forme avait atteint toute la grace de son développement. La couleur encore pâle avait un indéfinissable charme ; les rayons montaient comme des flammes derrière de grands rideaux de peupliers qui n’en recevaient rien encore et qui se dessinaient en noir sur cette fournaise. Mais, dans la région située entre l’orient et le sud, la lumière répandait de préférence ses prestiges toujours croissans. L’oblique clarté se glissait entre chaque zone de coteaux, de forêts et de jardins. Les masses, éclairées sur leurs contours, s’enlevaient légères et diaphanes, tandis que leurs milieux encore sombres accusaient l’épaisseur. Que les arbres étaient beaux ainsi ! quelle délicatesse dans les sveltes peupliers, quelle rondeur dans les caroubiers robustes, quelle mollesse dans les myrtes et les cytises ! La verdure n’offrait qu’une teinte uniforme, mais la transparence suppléait à la richesse des tons. De seconde en seconde, l’intensité du rayon pénétrait dans toutes les sinuosités, dans toutes les profondeurs, derrière chaque rideau de feuillage ; de chaque ligne du paysage, un voile semblait tomber, et d’autres rideaux, toujours plus gracieux et plus frais, s’étendaient comme par enchantement ; des angles de prairie, des buissons touffus, des massifs de jeunes arbustes, des clairières pleines de mousses et de roseaux, se révélaient lentement. Et cependant dans les fonds des terrains, et vers les entrelacemens des tiges, il y avait encore de doux mystères, moins profonds que ceux de la nuit, plus chastes que ceux du grand jour. Derrière les troncs blanchissans des vieux figuiers, ce n’était plus les antres des faunes perfides qui s’ouvraient dans les fourrés, c’était les pudiques retraites des silencieuses dryades. Les oiseaux à peine éveillés ne faisaient entendre que des chants rares et timides. La brise avait cessé ; à la plus haute cime des trembles, il n’y avait pas une feuille qui ne fût immobile ; les fleurs, chargées de rosée, retenaient encore leurs parfums. Ce moment a toujours été celui que j’ai préféré dans la journée : il offre l’image de la jeunesse de l’homme ; tout y est candeur, modestie, suavité… Ô Sténio ! c’est le moment où ta pâle beauté et tes yeux limpides m’apparaissent tels qu’autrefois !

Mais tout à coup les feuilles s’émurent, et de grands vols d’oiseaux traversèrent l’espace. Il y eut comme un tressaillement de joie ; le vent soufflait de l’ouest, et la cime des forêts semblait s’incliner devant Dieu.

De même qu’un roi, précédé d’un brillant cortége, efface bientôt, par sa présence, l’éclat des pompes qui l’ont annoncé, le soleil, en montant sur l’horizon, fit pâlir la pourpre étendue sur sa route. Il s’élança dans la carrière avec cette rapidité qui nous surprend toujours, parce qu’en ce moment-là seulement nous apercevons le mouvement qui nous entraîne et qui semble nous lancer sous les pieds de ses brûlans coursiers. Un instant baigné dans les vapeurs embrasées de l’atmosphère, il flotte et bondit inégal dans sa forme et dans son élan, comme un spectre de feu prêt à s’évanouir et à retomber dans la nuit ; mais ce fut une hésitation rapidement dissipée. Il s’arrondit, et son sein sembla éclater pour projeter au loin la gloire de ses rayons. Ainsi, antique Hélios, au sortir de la mer, il secouait son ardente chevelure sur la plage, et couvrait les flots d’une pluie de feu ; ainsi, sublime création du Dieu unique, il apporte la vie aux mondes prosternés.

Avec le soleil, la couleur, jusque-là incomplète et vague, prit toute sa splendeur ; les bords argentés des masses de feuillage se teignirent en vert sombre d’un côté, et de l’autre en émeraude étincelante. Le point du paysage que j’examinais changea d’aspect, et chaque objet eut deux faces, l’une obscure, et l’autre éblouissante ; chaque feuille devint une goutte de la pluie d’or, puis des reflets de pourpre marquèrent la transition de la clarté à la chaleur ; les sables blancs des sentiers jaunirent, et dans les masses grises des rochers, le brun, le jaune, le fauve et le rouge, montrèrent leurs mélanges pittoresques ; les prairies absorbèrent la rosée qui les blanchissait et apparurent si fraîches et si vertes, que les arbres en perdirent leur éclat. Il y eut partout sur les plantes de l’or au lieu d’argent, des rubis au lieu de pourpre, des diamans au lieu de perles. La forêt se dépouilla peu à peu de ses mystères ; le Dieu vainqueur pénétra dans les plus humbles retraites, dans les ombrages les plus épais. Je vis les fleurs s’ouvrir autour de moi et lui livrer tous les parfums de leur sein… Je quittai cette scène qui convenait moins que l’autre à l’état de mon ame et au caprice de ma destinée. C’était l’image de la jeunesse ardente, non plus celle de l’adolescence paisible ; c’était l’excitation fougueuse d’une vie que je n’ai pas vécue et que je ne dois pas vivre. Je saluai la création, et je détournai mes regards sans colère et sans ingratitude.

J’avais passé là des heures de délices ; ne fallait-il pas remercier humblement le Dieu qui a fait la beauté de la terre infinie, afin que chaque créature y puisât le bonheur qui lui est propre ? Certains êtres ne vivent que pendant quelques instans ; d’autres s’éveillent quand tout le reste s’endort ; d’autres encore n’existent qu’une partie de l’année. Eh quoi ! une créature humaine condamnée à la solitude ne saurait renoncer à quelques momens de l’ivresse universelle quand elle participe à toutes les joies du calme ! Non, je ne me plaignis pas, et je redescendis la montagne, m’arrêtant pour regarder de temps en temps les cieux embrasés et m’étonner du peu d’instans qui s’étaient écoulés depuis que j’y avais vu régner l’humide pâleur de la lune.

Par quelle indescriptible succession de métamorphoses la transition s’était opérée ! Nulle langue humaine ne saurait raconter la magie de cette course où le temps entraîne l’univers. L’homme ne peut ni définir ni décrire le mouvement ; toutes les phases de ce mouvement qu’il appelle le temps portent le même nom dans ses idiomes, et chaque minute en demanderait un différent, puisque aucune n’est celle qui vient de s’écouler. Chacun des instans que nous essayons de marquer par les nombres transfigure la création et opère dans des mondes innombrables d’innombrables révolutions. De même qu’aucun jour ne ressemble à un autre jour, aucune nuit à une autre nuit, aucun moment du jour ou de la nuit ne ressemble à celui qui précède ni à celui qui suit. Les élémens du grand tout ont dans leur ensemble l’ordre et la règle pour invariables conditions d’existence, et en même temps une inépuisable variété, image d’un pouvoir infini et d’une activité infatigable, préside à tous les détails de la vie. Depuis la physionomie des constellations jusqu’à celle des traits humains, depuis les flots de la mer jusqu’aux brins d’herbe de la prairie, il n’y a pas de chose qui n’ait une existence propre à elle seule, et qui ne reçoive de chaque période de sa durée une modification perceptible ou imperceptible aux facultés humaines.

Qui donc a vu deux levers de soleil identiquement beaux ? L’homme, qui se préoccupe de tant d’évènemens misérables, et qui se récrée à tant de spectacles indignes de lui, ne devrait-il pas trouver ses vrais plaisirs dans la contemplation du grand et de l’impérissable ? Il n’en est pas un parmi nous qui n’ait gardé le souvenir bien marqué de quelque fait puéril ; et nul ne compte parmi ses joies un instant où la nature s’est fait aimer de lui pour elle-même, où le soleil l’a trouvé transporté hors du cercle de sa misérable individualité, et perdu dans ce fluide d’amour et de bonheur qui enivre tous les êtres au retour de la lumière. Nous goûtons comme malgré nous ces ineffables biens que Dieu nous prodigue ; nous les voyons passer sans les accueillir autrement que par des paroles banales. Nous n’en étudions pas le caractère ; nous confondons dans une même appréciation, froide et confuse, toutes les nuances de nos jours radieux. Nous ne marquons pas comme un évènement heureux le loisir d’une nuit de contemplation, la splendeur d’un matin sans nuage. Il y a eu pour chacun de nous un jour où le soleil lui est apparu plus beau qu’en aucun autre jour de sa vie. Il s’en est à peine aperçu, et il ne s’en souvient pas. Ô mouvement ! Saturne, père, de tous les pouvoirs ! c’est toi que les hommes auraient dû adorer sous la figure d’une roue. Mais ils ont donné tes attributs à la Fortune, parce qu’elle seule préside à leurs jours ; elle seule retourne le sablier de leur vie. Ce n’est pas le cours des astres qui règle leurs pensées et leurs besoins ; ce n’est pas l’ordre admirable de l’univers qui fait fléchir leurs genoux et palpiter leurs cœurs ; ce sont les jouets fragiles dont ta corne est remplie. Tu la secoues sur leurs pas, et ils se baissent pour chercher quelque chose dans la fange, tandis qu’une source inépuisable de bonheur et de calme ruisselle autour d’eux, abondante et limpide, par tous les pores de la création.


George Sand.