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Contes (Louÿs)/13

La bibliothèque libre.
Slatkine reprints (p. 199-206).

LE CAPITAINE AUX GUIDES


Le vieux professeur Chartelot se redressa de toute sa haute taille comme s’il allait prédire la vie ou la mort d’un malade ; il tira sa montre et, la considérant avec ses yeux de presbyte :

— J’ai le temps de vous raconter cela, dit-il, mais ne me laissez pas manquer mon train. Je dois parler demain à l’Académie.


Nous l’entourions dans un coin de parc devant une maison de campagne où nos amis l’avaient appelé en consultation. Un diagnostic très rassurant nous laissait l’esprit assez libre pour apprécier le talent du causeur après avoir admiré la perspicacité du savant, et nous l’écoutions avec un vif sentiment de l’honneur qu’il nous faisait en nous racontant ses souvenirs.

— Oui, fit-il, j’ai toujours pensé que le véritable confident des femmes, c’est le médecin et non l’abbé. Sur chacune de nos clientes, sur tout ce que le monde ignore d’elle, nous en savons beaucoup plus que le directeur de sa conscience. Les mœurs ont marché depuis les Grecs, chez qui tant de malheureuses mouraient en couches, parce que les sages-femmes étaient interdites par la loi et parce que les femmes honnêtes ne voulaient pas toujours se montrer aux accoucheurs. Aujourd’hui… je ne veux pas dire que toute pudeur ait disparu, ce serait absurde ; mais si, devant un médecin, le sentiment des convenances fait encore baisser les yeux, il ne fait plus baisser la chemise, et c’est en cela que nos contemporaines ne ressemblent pas exactement à la femme de Xénophon.

Autant la santé du corps est un bien plus réel, plus pressant et (pour quelques-unes) plus certain que le salut éternel, autant les femmes viennent à nous avec un désir plus sincère et plus ardent d’être exaucé. On nous permet tous les examens ; on nous pardonne toutes les questions. Le confesseur ne pénètre pas dans le secret de la vie conjugale : ce détail n’étant pas le péché, n’est pas soumis à la pénitence ; mais, comme il est la santé, il est soumis à la médecine. À d’autres égards le confesseur doutera toujours au milieu des aveux incomplets qu’il entend. La preuve n’est pas admise au confessionnal. Sur le lit de la malade, elle est entre nos mains. Ce n’est pas pour nous qu’est écrit le fameux verset de Salomon sur la trace invisible de l’aigle dans les cieux et du jeune homme chez la jeune femme. « La femme mange, et s’essuie la bouche », puis elle dit : « Je n’ai point fait de mal. » Elle le dit à d’autres qu’à son médecin.

Somme toute, il ne nous manque guère que l’aveu de la faute en soi, du péché en tant que péché. Cet aveu-là serait, en apparence, identique à celui que nous entendons, puisqu’il est d’abord l’exposé du même acte et puisque, au surplus, c’est toujours la crainte qui le provoque. Qu’il s’agisse de sa guérison physique ou de son salut, la femme redoute la mort dans le premier cas, l’enfer dans le second, et c’est un égal sentiment d’épouvante qui la pousse à livrer son secret. Eh bien ! en fait, les deux aveux sont assez différents de caractère, néanmoins. Si laconique que soit celui dont nous ne sommes pas les confidents, il est, comment dirai-je ? plus joli. La pénitente ne s’avoue pas qu’elle est contrainte et forcée par l’idée des peines éternelles. La chère petite sait qu’elle doit se repentir, et, pendant une minute, l’illusion du remords se fait réalité. Je vous en parle ici en connaissance de cause, car le hasard a voulu que je fusse, un jour, et médecin et confesseur : doctor in utroque, comme disaient nos pères.

Il y a une vingtaine d’années, j’étais appelé d’urgence dans une famille protestante pour soigner une femme de trente ans que j’avais vue naître, ou à peu près. J’entre. Je trouve une maladie à début dramatique : 40° de fièvre ; trois heures après, le frisson et le claquement de dents. Un point de côté devint bientôt sensible. Dans la soirée, il avait beaucoup augmenté. La toux était forte, la respiration haletante et rapide, les crachats visqueux et sanguinolents : bref, une belle pneumonie.

Le lendemain, la température se maintenait à 40°; le surlendemain, elle approchait de 41°. Vous voyez d’ici le mari affolé, la vieille bonne en larmes, et la mère s’accrochant à mes bras : « Sauvez-la ! Sauvez-la ! » Je ne sais si toute cette émotion avait été entendue par la malade, mais je trouvai celle-ci dans un état d’abattement qui n’était pas seulement causé par la fièvre.

Dès que je fus seul avec elle :

— Je vais mourir, n’est-ce pas, docteur !

— Allons donc ! pour un accès de fièvre !

— Dites-moi la vérité, je vais mourir, n’est-ce pas ? C’est pour aujourd’hui ?

— Vous n’êtes pas même en danger.

— Ah ! vous ne me parlez pas sincèrement… Je sens bien que je m’en vais… Je suis déjà plus qu’à moitié morte… Si ma fièvre continue ainsi, je ne passerai pas la nuit, docteur, je n’ai plus la force de respirer…

En péril, certes, elle l’était. J’essayai pourtant de la rassurer ; ce fut peine perdue. Elle se voyait mourante, et rien de ce que je pus lui dire ne lui donna même un éclair d’espoir.

Plusieurs fois elle répéta, avec sa voix grave de calviniste résolue à tous les courages :

— Je mourrai cette nuit… Je mourrai cette nuit.


Mais tout à coup sa vaillance l’abandonna. Elle poussa un soupir aussi profond que l’état de ses poumons le lui permettait, et murmura en levant les yeux :

— Les catholiques sont bien heureuses !

— Vous dites ?

— Les catholiques sont plus heureuses que nous ! Le jour où le Seigneur les rappelle à lui, leurs derniers moments sont des instants de joie… Elles sont lavées du péché… Elles sont délivrées du remords…

Voulait-elle se convertir ?

— Vous aurez le temps d’y penser, lui dis-je, quand vous serez guérie.

— Guérie… Ah ! mon Dieu !… Guérie !

Elle laissa retomber sa tête sur son oreiller, et presque aussitôt une quinte violente suspendait une conversation que je ne tenais pas à prolonger.

Je me levais… Elle parla encore.

— Oh ! la joie d’avouer… d’avouer enfin !

— Des peccadilles !

— Un aveu terrible… vous ne savez pas.

— C’est de l’imagination !

— J’ai trompé mon mari.


Cette fois je me rassis, complètement égaré.

Au cours de ma carrière, je me suis trouvé être le témoin ou l’acteur de scènes bien singulières, mais celle-là est assurément l’une des plus « fortes » dont j’ai conservé le souvenir.


Elle joignit les mains tout à coup et les souleva au-dessus du lit.

— Oh ! laissez-moi vous dire… vous dire tout… avouer ma faute… pendant que je puis encore parler… Je ne sais pas si la religion romaine est celle que j’aurais dû suivre… mais je sais du moins… je sens que, si quelque chose peut racheter mon crime… si je puis l’expier à ma dernière heure… c’est par la honte de cet aveu !

— Calmez-vous, je vous en conjure !

— Non, ne m’interrompez pas, je soulage mon âme, en vous parlant ainsi… Je me sens moins criminelle de tout ce que j’ose vous dire.

— La plupart des femmes ont plus ou moins trompé leur mari, madame. L’Évangile, lui-même, leur a pardonné…

— Aucune n’a trahi, comme moi dans la seule faute de ma vie, un mari si bon, si parfait…

— Une seule faute ? Ce n’est pas un péché, c’est à peine un instant d’oubli.

— Écoutez-moi… Pendant la dernière année de l’Empire… un de mes cousins, capitaine aux guides…

— Un capitaine aux guides, madame ! quelle circonstance atténuante !

J’essayais de l’apaiser ainsi par des arguments que je prenais moi-même pour des balivernes, et qui n’arrêtèrent pas une fois le flot de ses paroles imprudentes.

Elle parlait avec faiblesse, mais dans une exaltation qui s’amplifiait de phrase en phrase… D’ailleurs, sa confession n’était pas bien grave. Les effets du remords dépassaient de beaucoup les détails de la faute ; je regardais, plus que je ne l’écoutais, cette pénitente in partibus, qui me prenait pour un vicaire.

Le capitaine aux guides avait une moustache blonde ; je me rappelle trop bien ce détail qu’elle me répéta souvent. Un matin, il avait emmené sa cousine aux hasards d’une promenade à cheval. Ils avaient gagné la forêt voisine. Cette forêt avait des fourrés, des buissons, de la mousse fraîche (on était à la fin de mai). La moustache blonde s’était plusieurs fois rapprochée… Vraiment, « le fond des bois et leur vaste silence » étaient les seuls coupables de cette pauvre aventure.

Je donnai l’absolution.

En quittant la malade, j’aperçus debout, dans la salle à manger, le troisième héros du roman : je veux dire le cher mari.

Rapidement, j’eus la vision de ce qui allait suivre : je vis cet homme sur le point d’entrer dans la chambre de la confession, et sa femme lui tendant les bras : « Pardonne-moi !… je suis une misérable !… » toutes phrases parfaitement inutiles si la mort devait s’ensuivre, et fâcheuses à plus forte raison si la malade en réchappait.

— Défense d’entrer ! lui dis-je nettement, même si elle vous fait appeler. Elle a un peu de délire, ce soir, elle a besoin de repos. Laissez la nuit passer. Vous la verrez demain matin.

Huit jours plus tard, elle entrait en convalescence. On ne saurait penser à tout.

Jusqu’à la fin du mois, j’eus le plaisir de présider à son lent rétablissement. Il est inutile de vous dire que je ne lui parlai plus du capitaine aux guides, et que les confidences n’eurent pas de lendemain. Guérie, elle ne me demanda pas la note de mes honoraires, car, depuis sa première enfance, je la soignais en ami…

M. Chartelot suspendit sa phrase, toucha du pommeau de sa canne ses vieilles lèvres bien rasées qu’un sourire amincissait :

— Et je ne la revis plus jamais, dit-il en levant les sourcils. Elle prit un autre médecin.