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Contes (Louÿs)/15

La bibliothèque libre.
Slatkine reprints (p. 217-219).

LA ROSE SURNATURELLE


C’est un vieux conte. Il est d’Allemagne, il est de France, il est d’Arabie aussi. Voici ma façon de l’entendre. Vous en penserez ce qu’il vous plaira.

Un paysan, dans un petit village, s’habillait un dimanche pour aller à la foire. Lorsqu’il eut mis son chapeau neuf et sa blouse des jours de fête, il fut dire à ses deux filles qu’il partait pour la grand’ville. Que fallait-il leur rapporter ?

La première, qui était coquette et qui n’avait pas sujet de l’être, demanda une robe de soie. La cadette n’ayant pas besoin d’atours, parce qu’elle était plus jolie que son aînée, pria simplement son père de cueillir pour elle une rose, seul présent dont elle eût envie.

Le père acheta la robe de soie ; mais sur toute la place du marché il ne put trouver la rose. Les fleurs des environs avaient été cueillies pour la fête précédente, et elles étaient mortes fanées : il n’en restait plus une à vendre.

Désolé, sur la route du soir, s’en revint le paysan. Il était honteux de penser qu’il allait rentrer sous son toit, une main pleine et l’autre vide. Sa première fille serait comblée, elle qui avait demandé trop ; et la seconde n’aurait rien du tout, elle qui avait demandé si peu.

Comme il s’attristait ainsi le long des champs et des vergers, tout à coup une rose splendide lui apparut sur sa tige.

Elle était là, au bord de la route. Elle n’appartenait à personne. Il essaya de la cueillir, et, surpris, il n’y parvint pas. Son couteau à la main, il tenta de la couper, sans y réussir davantage.

Alors, le rosier se mit à frémir et il en sortit une voix qui disait : « Jardinier, tu ne prendras ma fleur que si tu me promets de m’envoyer demain celle à qui tu la donneras, car il est de mon gré qu’elle me dise merci. »

Le paysan, plus ébahi qu’alarmé, promit, et put cueillir en échange la rose. Rentré dans sa maison, il n’eut garde d’oublier ce que lui avait dit l’arbuste, et, dès le lendemain matin, la jeune fille s’en alla seule chercher le rosier sur la route.

Elle s’avança donc vers lui et fit un gentil salut. Mais, sitôt qu’elle eut touché de la main la longue tige d’où la rose avait été cueillie, tous les autres rameaux vert sombre se mirent à croître subitement et l’entourèrent d’un filet épineux.

Elle n’essaya même pas de lutter, tant les épines étaient terribles ! Elle mit ses deux mains devant ses yeux, et tomba sur les genoux, à terre.

« Cruelle enfant, lui dit le rosier, tu ne t’es pas contentée de choisir, comme ta sœur, un présent qui ne fit de mal à personne. Une rose est un être vivant. Tu le savais : pourquoi l’as-tu tuée ? Notre sève coule en nous comme le sang des hommes. Tu le savais : pourquoi l’as-tu fait répandre ? Dis adieu, désormais, à ta forme humaine, car je vais te reprendre en moi comme une autre fleur toute semblable, en échange de la première que m’avait donnée le printemps. »

Disant cela, il serra davantage encore ses rameaux hérissés d’épines, comme s’il voulait broyer la jeune fille et la faire disparaître en lui ; mais elle, bien loin de se plaindre, et touchée de repentir, ne songea qu’à la blessure de celui qui la rompait vive. Au milieu de ses angoisses, elle trouva la suprême énergie de se hausser jusqu’à la tige tranchée, où elle posa ses lèvres closes, avec sa pitié, son remords, son pardon.

Et à l’instant une fleur nouvelle s’épanouit devant sa bouche. Les épines s’écartèrent, l’arbuste redevint ce qu’il était la veille, et la jeune fille resta saine et sauve, ayant vu fleurir devant son baiser tout ce qu’elle avait de beau et de bon dans l’âme.