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Contes (Louÿs)/7

La bibliothèque libre.
Slatkine reprints (p. 127-141).

L’AVENTURE EXTRAORDINAIRE DE
Mme ESQUOLLIER

I


Lorsqu’en sortant de l’Opéra, suivie de sa jeune sœur Armande, Mme Esquollier se fut assise dans son coupé automobile :

— Eh bien ? dit-elle. Ton impression.

— D’abord, physiquement, il est délicieux !

— Bon. Inutile de continuer. Tu es prise, ma chérie. Embrasse-moi. C’est conclu.

Elles s’enlacèrent avec tendresse, mais Armande protesta :

— Non, non, tu vas trop vite, Madeleine. Qu’importe qu’il me plaise ? Je lui ai déplu. Il a passé une heure à me faire des critiques, et moi, comme une sotte, à les mériter ;

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— J’ai une trop jolie robe, paraît-il. Ce n’est pas une robe de jeune fille c’est une robe d’actrice.

— Quel petit insolent !

— Ce n’est pas tout, ma chère. Il a trouvé singulier qu’on me mène à l’Opéra un jour de ballet. Son père et sa mère ont été présentés (de loin) un soir où l’on jouait Zampa et les Rendez-vous bourgeois, pièces convenables, à son avis. J’ai eu le malheur de lui dire que Zampa était une histoire de viols, et il m’a regardée d’un air suffoqué. Je lui ai dit aussi que les Rendez-vous bourgeois apprenaient aux jeunes filles comment on introduit un monsieur dans sa chambre, et il est devenu tout pâle.

— Mais aussi pourquoi ?…

— Je ne sais pas. J’étais énervée jusqu’au bout des ongles. Il m’aimait, je le sentais bien. Alors je prenais plaisir à le scandaliser pour qu’il m’aime encore avec mes défauts… Mais je crois que j’ai été trop loin. _

— Qu’est-ce que tu as pu lui dire ?

— Je lui ai montré dans un coin de la scène les deux petites Italiennes dont tu m’avais parlé l’autre jour et je lui ai confié…

— Que c’était un ménage ?

— Oui.

— Ça, par exemple, c’est une gaffe.

— N’est-ce pas ? soupira la jeune fille.

— Et qu’est-ce qu’il a répondu ?

— Il m’a demandé avec qui.

Madeleine éclata de rire entre ses gants, et conclut, sans égards pour les sentiments de sa sœur :

— Mon enfant, ce garçon est une perle. Je ne te laisserai pas manquer un pareil mari. Tu l’épouseras. Il est précieux.

Puis, sans transition :

— Ah ça ! dit-elle, mais nous roulons depuis vingt minutes. Quel chemin suivons-nous donc ?

Armande effaça la buée qui embrumait la vitre, et dit :

— Je ne vois rien… Il fait noir…

— Comment, il fait noir ? dans les Champs-Élysées ?

À son tour elle se pencha, prolongea son regard dans les ténèbres et aperçut vaguement le sol gris d’une route qui n’était pas bordée de maisons.

— Je… balbutia-t-elle… je ne sais pas où nous sommes… Ce n’est plus Paris… Alexandre est fou… Arrêtons-le…

Vivement elle toucha le bouton de la sonnette.

Mais à peine les notes claires du timbre avaient-elles tinté dans le silence, on entendit près du siège un double déclic rapide, et l’automobile fonça en avant, avec un vrombissement de coléoptère, au maximum de la vitesse.

II


La secousse rejeta en arrière les deux sœurs qui, d’une seule voix, gémirent :

— Ah ! mon Dieu !

Madeleine baissa la tête et, par la glace d’avant, regarda le siège :

— Mon Dieu ! dit-elle encore. Ce n’est pas Alexandre…

— Tu dis ?

— Nous sommes enlevées… Ce n’est pas Alexandre qui conduit.

— Je vais sauter…

— Armande, tu es folle… nous faisons du quarante ; tu sauterais à la mort !

Si elles n’avaient pas été ensemble, chacune d’elles eût pourtant sauté ; mais, par un sentiment analogue à celui que nous éprouvons au bord d’un gouffre, lorsque le péril de nos compagnons nous donne plus de vertige que notre danger, Amande et Madeleine pensèrent en même temps : « Moi, je pourrais sauter, mais elle se tuerait. »

Leurs mains qui tremblaient se cherchèrent, se prirent et se maintinrent serrées sur le cuir des coussins.

La vitesse du coupé restait excessive. Au passage d’un petit caniveau, un choc brusque plaqua les ressorts, souleva deux roues qui tourbillonnèrent à vide, et tout fléchit, rebondit, frissonna pendant une courte minute ; puis la course reprit, unie et rapide, comme une rivière qui file par delà le brisant.

Immobiles au fond de la voiture, les deux sœurs, froides d’épouvante, s’étaient tues. Madeleine, en femme qui a tout connu de la vie et des hommes, songeait :

— Si ce n’était que cela ! S’ils ne nous tuaient point !

Armande ne s’attachait même pas au pis aller de cette espérance. Elle n’était pas assez ingénue pour ignorer rien de ce qui l’attendait, et la pauvre petite devenait folle d’horreur. Hélas ! elle s’était fait de son premier amour futur une idée si lyrique et si précise à la fois ! Elle avait rêvé tant de nuits à ce qu’elle entendait qu’il fût pour rester digne de sa petite âme orgueilleuse et sentimentale ! Tant de nuits elle s’était juré de ménager au moins celui-là, quitte à faire mépris des autres ! Déjà elle l’entrevoyait dans la brume blanche d’un songe heureux à la veille de ses fiançailles, et tout allait sombrer au fond de cette aventure…

— Ah ! cria-t-elle tout à coup, Madeleine ! J’aime mieux sauter… c’est une meilleure fin…

Mais, au même instant, l’automobile s’arrêta presque, tourna, franchit un porche, parcourut une grande cour déserte et stoppa devant un perron.

Madeleine murmura :

— Il est trop tard, ma petite…

Un homme d’une quarantaine d’années, chauve, élégant et obséquieux venait d’ouvrir la portière, et saluait :

Armande poussa un cri :

— Monsieur, tuez-moi ! tuez-moi ! — et naïvement elle ajouta : mais ne m’approchez point !

— Mademoiselle, fit l’inconnu, je ne vous approcherai en aucune façon, mais veuillez me suivre, le temps presse. Il est inutile de crier : la maison est seule au milieu des bois.

Madeleine descendit la première. Armande suivit mais si défaillante qu’elle manqua le marchepied. On la soutint. Un léger clair de lune qui venait d’apparaître argenta les sorties de bal, les deux profils livides, les cheveux très coiffés. Elles entrèrent par le perron.

Toute la maison était éclairée. L’inconnu, précédant ses victimes, traversa un vestibule dallé, deux salons et une petite pièce. Il chemina dans un corridor qui paraissait faire tout le tour du château et qui déroutait les orientations. Enfin il ouvrit une dernière porte, fit passer devant lui les deux jeunes femmes et les enferma sans les accompagner.

Dans la pièce où elles pénétrèrent, une vieille personne était debout, qui salua, elle aussi, tout de noir vêtue.

— Madame… Mademoiselle…

Puis, sans autre préambule, sa voix sèche articula :

— Veuillez me permettre de vous déshabiller.

— De nous… de nous… bégaya Madeleine.

Elle n’acheva pas. La vieille dame avait déjà décroché la boucle du manteau, retiré les épingles de la ceinture et fait glisser la jupe autour du premier jupon. Avec la même dextérité ses doigts minces firent sauter les agrafes du corsage et les épaulettes filèrent le long des faibles bras poudrés.

— Vous aussi, mademoiselle, reprit la même voix sèche.

Déjà pâle, Armande blêmit. Elle jeta un regard désespéré vers sa sœur qui venait de se jeter sur un canapé, secouée des pieds à la tête par une convulsion nerveuse. Sans défense, ni force, ni courage, elle s’abandonna comme une morte aux mains qui la dépouillaient. La vieille dame prit les deux robes sur son bras gauche, sortit vivement et, par derrière, referma la porte à clef.

La jeune fille était restée debout. Elle tomba sur les genoux devant un fauteuil, sanglotante, et se mit à prier. Elle priait presque à voix haute en pleurant dans ses mains jointes, avec une ferveur épouvantée, balbutiante et lamentable. Elle invoqua les trois saints qui l’avaient toujours protégée, promit à l’un des cierges, à l’autre des aumônes, au troisième un vase d’autel acheté chez un bon orfèvre. Elle jura de faire une neuvaine, d’observer le jeûne pendant le carême sans réclamer aucune dispense, et fit vœu, si elle se mariait, de ne pas tromper son mari pendant toute la première année, jusqu’au trois cent soixante-cinquième jour, qu’elles que fussent les circonstances…

Le temps passait. La pendule de la chambre sonna quatre heures du matin.

Tordue sur son canapé, Madeleine agitait ses bras raidis et donnait des coups de poing au dossier du meuble.

— J’en ai assez !! J’en ai assez ! cria-t-elle. C’est horrible, cette attente ! Je serai morte de peur quand ils arriveront !… On ne torture pas ainsi deux malheureuses femmes !… Mais qu’est-ce que ces monstres veulent donc faire de nous ?… Pourquoi ne viennent-ils pas ? Pourquoi ne viennent-ils pas ?…

Et puis un accès de tendresse les jeta dans les bras l’une de l’autre.

— Ma chérie ! mon Armande, ma petite Armande ! Ma petite sœur aimée !… ne crains rien, mon amour, je te défendrai, va !… Moi, cela n’a pas d’importance… mais, toi, je ne veux pas qu’ils te touchent, et ils ne te toucheront pas… je te couvrirai de mon corps…

Un pas sonna dans le couloir sourd.

— Seigneur ! mon Dieu ! Les voici !

III


La clef entra dans la serrure avec un bruit si déchirant qu’Armande poussa un cri d’angoisse comme si cela se passait déjà dans sa petite virginité.

La porte ouverte, cependant, on ne vit dans l’entre-bâillement que la vieille dame portant sur le bras les deux robes.

Les jeunes femmes s’étaient reculées jusqu’à l’extrémité de la pièce.

— Madame… Mademoiselle… dit la voix sèche… veuillez me permettre de vous rhabiller.

— Hein ? fit Madeleine… mais je… mais alors…

La septuagénaire ne s’arrêta point à des stupéfactions qui vraisemblablement ne l’étonnaient pas elle-même. Merveilleusement experte à fermer les agrafes, comme elle s’était montrée apte à les défaire, elle remit les deux robes où elle les avait prises, évasa le décolletage, aéra les dentelles, allongea les plis des jupes et sortit avec un salut.

À sa place, l’inconnu rentra.

Il était en habit, le front découvert et les mains gantées… peut-être un peu plus semblable à un maître d’hôtel qu’à un homme du monde ; mais la différence est parfois si faible ! disons qu’il avait l’aspect d’un conférencier mondain.

— Mesdames, dit-il posément, j’avais d’abord eu dessein de vous faire reconduire chez vous avec mes excuses laconiques, sans donner d’autre explication aux mystères de votre enlèvement. Mais la curiosité féminine est un élément avec lequel nul ne saurait trop compter. Si je ne vous dis point mon secret, vous chercherez à l’apprendre et en vous perdant vous me perdrez moi-même. J’ai donc intérêt à vous le dire pour que vous vous en teniez là.

Il ferma les yeux, les rouvrit, et continua en souriant :

— Vous avez cette nuit, sur vous, les deux plus jolies robes de Paris…

— Hélas ! fit Madeleine les mains sur le front, c’était donc pour cela !

— L’une de mes clientes, une jeune étrangère, a vu ces deux robes lundi à l’Opéra. Elle a voulu les mêmes à n’importe quel prix. J’aurais pu, cela va sans dire, copier leur forme extérieure et ce qui fait leur élégance propre, sans le secours d’aucun stratagème, car le coup d’œil d’un couturier photographie un corsage avec la sûreté d’un objectif ; mais vos robes sont couvertes par deux dessins de broderie dont la fantaisie est absolument déconcertante, même pour un ornemaniste. On ne pouvait imiter cela qu’à la condition de tenir la jupe et le corsage étalés, sans plis, sur une table de coupeur. Il fallait donc, mesdames, que je me les procurasse. Il prit une chaise par le dossier, la pencha vers lui et reprit :

— Le plus simple était de les demander à votre femme de chambre, en la payant convenablement. J’y ai certes pensé ; mais, par malheur pour moi, cette fille est stupide. En cas de découverte, de plainte et de procès (il faut tout prévoir), elle n’eût jamais résisté à cinq minutes d’interrogatoire devant un juge d’instruction. Servi par elle, j’étais pris avec elle, et c’était une triste fin pour un artiste de mon rang. J’ai mieux aimé jouer le tout pour le tout et faire enlever les robes avec ce qu’elles contenaient. Cela, du moins, était digne de moi.

Les deux sœurs, hébétées devant cette audace, se regardèrent sans dire un mot.


— J’ai donc acheté votre chauffeur et je l’ai remplacé par le mien. L’échange s’est fait dans l’encombrement de la rue Auber pendant un arrêt prévu qui se produit toujours aux sorties du théâtre. Le même dévoué serviteur (c’est du mien que je parle ici) va vous reconduire à votre hôtel. Deux dames peuvent très bien revenir du bal à six heures du matin sans étonner personne. Vous ne serez donc pas compromises. D’autre part, votre intérêt le plus élémentaire est de garder un silence absolu sur cette histoire ; car je n’ai pas besoin de vous dire que, si vous la racontiez, vos amis la répéteraient… avec un certain sourire.


Madeleine ne parut pas entendre l’insulte. Elle était toute à sa joie d’échapper à l’affreux cauchemar et se sentait anéantie devant l’assurance de cet homme.

Elle se pencha vers Armande :

— C’est une grâce de Dieu que mon mari ne soit pas là ! Quelle chance que ce départ pour la chasse !

— Pour la chasse ? dit le couturier. Je crois que mes renseignements sont meilleurs. Il était indispensable que monsieur votre époux fût absent pendant la nuit de nos projets. Une personne fort à la mode s’est éprise de passion pour lui…

— Vous dites !

Il conclut en s’inclinant :

— C’est ce qui nous coûte le plus cher.


IV


Le lendemain matin, Mme Esquollier garda le silence, en effet, sur son aventure, car elle dormit jusqu’à deux heures, épuisée de fatigue et d’émotions. Mais sa meilleure amie, Mme de Lalette, ayant alors forcé sa porte, Madeleine éprouva le besoin irrésistible de s’épancher dans sa tendresse, et elle lui révéla le dramatique événement.

Lorsqu’elle eut tout dit, jusqu’au dernier mot, elle prit son amie par les deux mains, lui fit jurer de n’en parler à personne, expliqua longuement qu’elle ne pouvait pas saisir la justice parce que l’instruction de l’affaire la couvrirait de ridicule assurément, et peut-être de scandale ; que, si elle ne poursuivait pas, il valait mieux dissimuler tout à fait et n’instruire âme qui vive de ce qui s’était passé, car le monde comprendrait encore moins pourquoi elle se tenait tranquille si l’anecdote devenait publique. Bref, elle comptait absolument sur la discrétion de sa chère Yvonne… Mme de Lalette promit.

Malheureusement, l’histoire était trop belle. Les femmes ne gardent bien que les petites confidences, pour mériter un jour par là de recevoir les grands aveux, et de les répandre. Le soir même, Mme de Lalette se trouva dans un salon où elle comptait douze amies, aussi discrètes qu’elle-même (et c’était beaucoup dire). Sous le sceau du secret de la tombe, elle raconta le fantastique enlèvement.

Le récit fut conduit avec beaucoup d’art. Pas un instant elle ne laissa voir que l’aventure se terminait par un dénouement de comédie. L’effet du début fut saisissant. Des dames criaient : « C’est horrible ! » Toutes se voyaient emportées dans l’automobile fantôme par le chauffeur mystérieux. L’impression fut si violente qu’elle persista jusqu’à la fin : un concert d’indignation accueillit le dernier discours, celui de l’infâme couturier.

— Vraiment, dit une dame, il ne faut plus s’étonner de rien !

— Un enlèvement à l’Opéra !

— Paris devient inhabitable !

— Nous vivons chez les Apaches !

Une vieille fille ne manqua pas d’observer que l’heureuse conclusion de la scène était due à un miracle ; car si la petite Armande n’avait pas fait de vœu, les choses eussent tourné tout autrement pour elle.

Une autre protesta qu’elle n’oserait plus sortir sans un cavalier, après le coucher du soleil, et qu’elle aurait toujours un stylet empoisonné, avec le mot Muerte gravé sur le plat, puisque le mélodrame devenait la vie réelle.

Mme de Lalette, seule, ne disait rien, n’ajoutait pas un commentaire à son récit terminé.

— Et vous, Yvonne, qu’en pensez-vous ? demanda une petite voix.

Elle fit une moue indifférente.

— Moi ? oh ! je pense… je pense…

— Eh bien ?

— Je pense que c’est se donner beaucoup de mal pour expliquer un retour à sept heures du matin.

Alors une explosion de joie et de gaieté transporta les douze amies, et au milieu des cris, des rires, des caquets, des applaudissements, on entendit la petite voix perçante qui gazouillait avec délices :

— Ah ! chérie !… Peste que vous êtes !