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Contes cruels/L’Inconnue

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L’INCONNUE


À Madame la comtesse de Laclos


« Le cygne se tait toute sa vie pour bien chanter une seule fois. »
(Proverbe ancien.)


C’était l’enfant sacré qu’un beau vers fait pâlir.
Adrien Juvigny.


Ce soir-là, tout Paris resplendissait aux Italiens.

On donnait la Norma. C’était la soirée d’adieu de Maria-Felicia Malibran.

La salle entière, aux derniers accents de la prière de Bellini, Casta diva, s’était levée et rappelait la cantatrice dans un tumulte glorieux. On jetait des fleurs, des bracelets, des couronnes. Un sentiment d’immortalité enveloppait l’auguste artiste, presque mourante, et qui s’enfuyait en croyant chanter !

Au centre des fauteuils d’orchestre, un tout jeune homme, dont la physionomie exprimait une âme résolue et fière, — manifestait, brisant ses gants à force d’applaudir, l’admiration passionnée qu’il subissait.

Personne, dans le monde parisien, ne connaissait ce spectateur. Il n’avait pas l’air provincial, mais étranger. — En ses vêtements un peu neufs, mais d’un lustre éteint et d’une coupe irréprochable, assis dans ce fauteuil d’orchestre, il eût paru presque singulier, sans les instinctives et mystérieuses élégances qui ressortaient de toute sa personne. En l’examinant, on eût cherché autour de lui de l’espace, du ciel et de la solitude. C’était extraordinaire : mais Paris, n’est-ce pas la ville de l’Extraordinaire ?

Qui était-ce et d’où venait-il ?

C’était un adolescent sauvage, un orphelin seigneurial, — l’un des derniers de ce siècle, — un mélancolique châtelain du Nord échappé, depuis trois jours, de la nuit d’un manoir des Cornouailles.

Il s’appelait le comte Félicien de la Vierge ; il possédait le château de Blanchelande, en Basse-Bretagne. Une soif d’existence brûlante, une curiosité de notre merveilleux enfer, avait pris et enfiévré, tout à coup, ce chasseur, là-bas !… Il s’était mis en voyage, et il était là, tout simplement. Sa présence à Paris ne datait que du matin, de sorte que ses grands yeux étaient encore splendides.

C’était son premier soir de jeunesse ! Il avait vingt ans. C’était son entrée dans un monde de flamme, d’oubli, de banalités, d’or et de plaisirs. Et, par hasard, il était arrivé à l’heure pour entendre l’adieu de celle qui partait.

Peu d’instants lui avaient suffi pour s’accoutumer au resplendissement de la salle. Mais, aux premières notes de la Malibran, son âme avait tressailli ; la salle avait disparu. L’habitude du silence des bois, du vent rauque des écueils, du bruit de l’eau sur les pierres des torrents et des graves tombées du crépuscule, avait élevé en poète ce fier jeune homme et, dans le timbre de la voix qu’il entendait, il lui semblait que l’âme de ces choses lui envoyait la prière lointaine de revenir.

Au moment où, transporté d’enthousiasme, il applaudissait l’artiste inspirée, ses mains demeurèrent en suspens ; il resta immobile.

Au balcon d’une loge venait d’apparaître une jeune femme d’une grande beauté. — Elle regardait la scène. Les lignes fines et nobles de son profil perdu s’ombraient des rouges ténèbres de la loge ; tel un camée de Florence en son médaillon. — Pâlie, un gardenia dans ses cheveux bruns, et toute seule, elle appuyait au bord du balcon sa main, dont la forme décelait une lignée illustre. Au joint du corsage de sa robe de moire noire, voilée de dentelles, une pierre malade, une admirable opale, à l’image de son âme, sans doute, luisait dans un cercle d’or. L’air solitaire, indifférent à tout la salle, elle paraissait s’oublier elle-même sous l’invincible charme de cette musique.

Le hasard voulut, cependant, qu’elle détournât, vaguement, les yeux vers la foule ; en cet instant, les yeux du jeune homme et les siens se rencontrèrent, le temps de briller et de s’éteindre, une seconde.

S’étaient-ils connus jamais ?… Non. Pas sur la terre. Mais que ceux-là qui peuvent dire où commence le Passé décident où ces deux êtres s’étaient, véritablement, déjà possédés, car ce seul regard leur avait persuadé, cette fois et pour toujours, qu’ils ne dataient pas de leur berceau. L’éclair illumine, d’un seul coup, les lames et les écumes de la mer nocturne, et, à l’horizon, les lointaines lignes d’argent des flots : ainsi l’impression, dans le cœur de ce jeune homme, sous ce rapide regard, ne fut pas graduée ; ce fut l’intime et magique éblouissement d’un monde qui se dévoile ! Il ferma les paupières comme pour y retenir les deux lueurs bleues qui s’y étaient perdues ; puis, il voulut résister à ce vertige oppresseur. Il releva les yeux vers l’inconnue.

Pensive, elle appuyait encore son regard sur le sien, comme si elle eût compris la pensée de ce sauvage amant et comme si c’eût été chose naturelle ! Félicien se sentit pâlir ; l’impression lui vint, en ce coup d’œil, de deux bras qui se joignaient, languissants, autour de son cou. — C’en était fait ! le visage de cette femme venait de se réfléchir dans son esprit comme en un miroir familier, de s’y incarner, de s’y reconnaître ! de s’y fixer à tout jamais sous une magie de pensées presque divines ! Il aimait du premier et inoubliable amour.

Cependant la jeune femme, dépliant son éventail, dont les dentelles noires touchaient ses lèvres, semblait rentrée dans son inattention. Maintenant, on eût dit qu’elle écoutait exclusivement les mélodies de la Norma.

Au moment d’élever sa lorgnette vers la loge, Félicien sentit que ce serait une inconvenance.

— Puisque je l’aime ! se dit-il.

Impatient de la fin de l’acte, il se recueillait. — Comment lui parler ? apprendre son nom ! Il ne connaissait personne. — Consulter, demain, le registre des Italiens ? Et si c’était une loge de hasard, achetée à cause de cette soirée ! L’heure pressait, la vision allait disparaître. Eh bien ! sa voiture suivrait la sienne, voilà tout… Il lui semblait qu’il n’y avait pas d’autres moyens. Ensuite, il aviserait ! Puis il se dit, en sa naïveté… sublime : « Si elle m’aime, elle s’apercevra bien et me laissera quelque indice. »

La toile tomba. Félicien quitta la salle très vite. Une fois sous le péristyle, il se promena, simplement, devant les statues.

Son valet de chambre s’étant approché, il lui chuchota quelques instructions ; le valet se retira dans un angle et y demeura très attentif.

Le vaste bruit de l’ovation faite à la cantatrice cessa peu à peu, comme tous les bruits de triomphe de ce monde. — On descendait le grand escalier. — Félicien, l’œil fixé au sommet, entre les deux vases de marbre, d’où ruisselait le fleuve éblouissant de la foule, attendit.

Ni les visages radieux, ni les parures, ni les fleurs au front des jeunes filles, ni les camails d’hermine, ni le flot éclatant qui s’écoulait devant lui, sous les lumières, il ne vit rien.

Et toute cette assemblée s’évanouit bientôt, peu à peu, sans que la jeune femme apparût.

L’avait-il donc laissée s’enfuir sans la reconnaître !… Non ! c’était impossible. — Un vieux domestique, poudré, couvert de fourrures, se tenait encore dans le vestibule. Sur les boutons de sa livrée noire brillaient les feuilles d’ache d’une couronne ducale.

Tout à coup, au haut de l’escalier solitaire, elle parut ! Seule ! Svelte, sous un manteau de velours et les cheveux cachés par une mantille de dentelle, elle appuyait sa main gantée sur la rampe de marbre. Elle aperçut Félicien debout auprès d’une statue, mais ne sembla pas se préoccuper davantage de sa présence.

Elle descendit paisiblement. Le domestique s’étant approché, elle prononça quelques paroles à voix basse. Le laquais s’inclina et se retira sans plus attendre. L’instant d’après, on entendit le bruit d’une voiture qui s’éloignait. Alors elle sortit. Elle descendit, toujours seule, les marches extérieures du théâtre. Félicien prit à peine le temps de jeter ces mots à son valet de chambre :

— Rentrez seul à l’hôtel.

En un moment, il se trouva sur la place des Italiens, à quelques pas de cette dame ; la foule s’était dissipée, déjà, dans les rues environnantes ; l’écho lointain des voitures s’affaiblissait.

Il faisait une nuit d’octobre, sèche, étoilée.

L’inconnue marchait, très lente et comme peu habituée. — La suivre ? Il le fallait, il s’y décida. Le vent d’automne lui apportait le parfum d’ambre très faible qui venait d’elle, le traînant et sonore froissement de la moire sur l’asphalte.

Devant la rue Monsigny, elle s’orienta une seconde, puis marcha, comme indifférente, jusqu’à la rue de Grammont déserte et à peine éclairée.

Tout à coup le jeune homme s’arrêta ; une pensée lui traversa l’esprit. C’était une étrangère, peut-être !

Une voiture pouvait passer et l’emporter à tout jamais ! Demain, se heurter aux pierres d’une ville, toujours ! sans la retrouver !

Être séparé d’elle, sans cesse, par le hasard d’une rue, d’un instant qui peut durer l’éternité ! Quel avenir ! Cette pensée le troubla jusqu’à lui faire oublier toute considération de bienséance.

Il dépassa la jeune femme à l’angle de la sombre rue ; alors il se retourna, devint horriblement pâle et, s’appuyant au pilier de fonte du réverbère, il la salua ; puis, très simplement, pendant qu’une sorte de magnétisme charmant sortait de tout son être :

— Madame, dit-il, vous le savez ; je vous ai vue, ce soir, pour la première fois. Comme j’ai peur de ne plus vous revoir, il faut que je vous dise — (il défaillait) — que je vous aime ! acheva-t-il à voix basse, et que, si vous passez, je mourrai sans redire ces mots à personne.

Elle s’arrêta, leva son voile et considéra Félicien avec une fixité attentive. Après un court silence :

— Monsieur, — répondit-elle d’une voix dont la pureté laissait transparaître les plus lointaines intentions de l’esprit, — monsieur, le sentiment qui vous donne cette pâleur et ce maintien doit être, en effet, bien profond, pour que vous trouviez en lui la justification de ce que vous faites. Je ne me sens donc nullement offensée. Remettez-vous, et tenez-moi pour une amie.

Félicien ne fut pas étonné de cette réponse : il lui semblait naturel que l’idéal répondît idéalement.

La circonstance était de celles, en effet, où tous deux avaient à se rappeler, s’ils en étaient dignes, qu’ils étaient de la race de ceux qui font les convenances et non de la race de ceux qui les subissent. Ce que le public des humains appelle, à tout hasard, les convenances n’est qu’une imitation mécanique, servile et presque simiesque de ce qui a été vaguement pratiqué par des êtres de haute nature en des circonstances générales.

Avec un transport de tendresse naïve, il baisa la main qu’on lui offrait.

— Voulez-vous me donner la fleur que vous avez portée dans vos cheveux toute la soirée ?

L’inconnue ôta, silencieusement, la pâle fleur, sous les dentelles et, l’offrant à Félicien :

— Adieu maintenant, dit-elle, et à jamais.

— Adieu !… balbutia-t-il. — Vous ne m’aimez donc pas ? — Ah ! vous êtes mariée ! s’écria-t-il tout à coup.

— Non.

— Libre ! Ô ciel !

— Oubliez-moi, cependant ! Il le faut, monsieur.

— Mais vous êtes devenue, en un instant, le battement de mon cœur ! Est-ce que je puis vivre sans vous ? Le seul air que je veuille respirer, c’est le vôtre ! Ce que vous dites, je ne le comprends plus : vous oublier… comment cela ?

— Un terrible malheur m’a frappée. Vous en faire l’aveu serait vous attrister jusqu’à la mort, c’est inutile.

— Quel malheur peut séparer ceux qui s’aiment !

— Celui-là.

En prononçant cette parole, elle ferma les yeux.

La rue s’allongeait, absolument déserte. Un portail donnant sur un petit enclos, une sorte de triste jardin, était grand ouvert auprès d’eux. Il semblait leur offrir son ombre.

Félicien, comme un enfant irrésistible, qui adore, l’emmena sous cette voûte de ténèbres en enveloppant la taille qu’on lui abandonnait.

L’enivrante sensation de la soie tendue et tiède qui se moulait autour d’elle lui communiqua le désir fiévreux de l’étreindre, de l’emporter, de se perdre en son baiser. Il résista. Mais le vertige lui ôtait la faculté de parler. Il ne trouva que ces mots balbutiés et indistincts :

— Mon Dieu, mais, comme je vous aime !

Alors cette femme inclina la tête sur la poitrine de celui qui l’aimait et, d’une voix amère et désespérée :

— Je ne vous entends pas ! je meurs de honte ! Je ne vous entends pas ! Je n’entendrais pas votre nom ! Je n’entendrais pas votre dernier soupir ! Je n’entends pas les battements de votre cœur qui frappent mon front et mes paupières ! Ne voyez-vous pas l’affreuse souffrance qui me tue ! — Je suis… ah ! je suis Sourde !

— Sourde, s’écria Félicien, foudroyé par une froide stupeur et frémissant de la tête aux pieds.

— Oui ! depuis des années ! Oh ! toute la science humaine serait impuissante à me ressusciter de cet horrible silence. Je suis sourde comme le ciel et comme la tombe, monsieur ! C’est à maudire le jour, mais c’est la vérité. Ainsi, laissez-moi !

— Sourde, répétait Félicien, qui, sous cette inimaginable révélation, était demeuré sans pensée, bouleversé et hors d’état même de réfléchir à ce qu’il disait. Sourde ?…

Puis, tout à coup :

— Mais, ce soir, aux Italiens, s’écria-t-il, vous applaudissiez, cependant, cette musique !

Il s’arrêta, songeant qu’elle ne devait pas l’entendre. La chose devenait brusquement si épouvantable qu’elle provoquait le sourire.

— Aux Italiens ?… répondit-elle, en souriant elle-même. Vous oubliez que j’ai eu le loisir d’étudier le semblant de bien des émotions. Suis-je donc la seule ? Nous appartenons au rang que le destin nous donne et il est de notre devoir de le tenir. Cette noble femme qui chantait méritait bien quelques marques suprêmes de sympathie ? Pensez-vous, d’ailleurs, que mes applaudissements différaient beaucoup de ceux des dilettanti les plus enthousiastes ? J’étais musicienne, autrefois !…

À ces mots, Félicien la regarda, un peu égaré, et s’efforçant de sourire encore :

— Oh ! dit-il, est-ce que vous vous jouez d’un cœur qui vous aime à la désolation ? Vous vous accusez de ne pas entendre et vous me répondez !…

— Hélas, dit-elle, c’est que… ce que vous dites, vous le croyez personnel, mon ami ! Vous êtes sincère ; mais vos paroles ne sont nouvelles que pour vous. — Pour moi, vous récitez un dialogue dont j’ai appris, d’avance, toutes les réponses. Depuis des années, il est pour moi toujours le même. C’est un rôle dont toutes les phrases sont dictées et nécessitées avec une précision vraiment affreuse. Je le possède à un tel point que si j’acceptais, — ce qui serait un crime, — d’unir ma détresse, ne fût-ce que quelques jours, à votre destinée, vous oublieriez, à chaque instant, la confidence funeste que je vous ai faite. L’illusion, je vous la donnerais, complète, exacte, ni plus ni moins qu’une autre femme, je vous assure ! Je serais même, incomparablement, plus réelle que la réalité. Songez que les circonstances dictent toujours les mêmes paroles et que le visage s’harmonise toujours un peu avec elles ! Vous ne pourriez croire que je ne vous entends pas, tant je devinerais juste. — N’y pensons plus, voulez-vous ?

Il se sentit effrayé, cette fois.

— Ah ! dit-il, quelles amères paroles vous avez le droit de prononcer !… Mais, moi, s’il en est ainsi, je veux partager avec vous, fût-ce l’éternel silence, s’il le faut. Pourquoi voulez-vous m’exclure de cette infortune ? J’eusse partagé votre bonheur ! Et notre âme peut suppléer à tout ce qui existe.

La jeune femme tressaillit, et ce fut avec des yeux pleins de lumière qu’elle le regarda.

— Voulez-vous marcher un peu, en me donnant le bras, dans cette rue sombre ? dit-elle. Nous nous figurerons que c’est une promenade pleine d’arbres, de printemps et de soleil ! — J’ai quelque chose à vous dire, moi aussi, que je ne redirai plus.

Les deux amants, le cœur dans l’étau d’une tristesse fatale, marchèrent, la main dans la main, comme des exilés.

— Écoutez-moi, dit-elle, vous qui pouvez entendre le son de ma voix. Pourquoi donc ai-je senti que vous ne m’offensiez pas ? Et pourquoi vous ai-je répondu ? Le savez-vous ?… Certes, il est tout simple que j’aie acquis la science de lire, sur les traits d’un visage et dans les attitudes, les sentiments qui déterminent les actes d’un homme, mais, ce qui est tout différent, c’est que je pressente, avec une exactitude aussi profonde et, pour ainsi dire, presque infinie, la valeur et la qualité de ces sentiments ainsi que leur intime harmonie en celui qui me parle. Quand vous avez pris sur vous de commettre, envers moi, cette épouvantable inconvenance de tout à l’heure, j’étais la seule femme, peut-être, qui pouvait en saisir, à l’instant même, la véritable signification.

Je vous ai répondu, parce qu’il m’a semblé voir luire sur votre front ce signe inconnu qui annonce ceux dont la pensée, loin d’être obscurcie, dominée et bâillonnée par leurs passions, grandit et divinise toutes les émotions de la vie et dégage l’idéal contenu dans toutes les sensations qu’ils éprouvent. Ami, laissez-moi vous apprendre mon secret. La fatalité, d’abord si douloureuse, qui a frappé mon être matériel, est devenue pour moi l’affranchissement de bien des servitudes ! Elle m’a délivrée de cette surdité intellectuelle dont la plupart des autres femmes sont les victimes.

Elle a rendu mon âme sensible aux vibrations des choses éternelles dont les êtres de mon sexe ne connaissent, à l’ordinaire, que la parodie. Leurs oreilles sont murées à ces merveilleux échos, à ces prolongements sublimes ! De sorte qu’elles ne doivent à l’acuité de leur ouïe que la faculté de percevoir ce qu’il y a, seulement, d’instinctif et d’extérieur dans les voluptés les plus délicates et les plus pures. Ce sont les Hespérides, gardiennes de ces fruits enchantés dont elles ignorent à jamais la magique valeur ! Hélas, je suis sourde… mais elles ! Qu’entendent-elles !… Ou, plutôt, qu’écoutent-elles dans les propos qu’on leur adresse, sinon le bruit confus, en harmonie avec le jeu de physionomie de celui qui leur parle ! De sorte qu’inattentives non pas au sens apparent, mais à la qualité, révélatrice et profonde, au véritable sens enfin, de chaque parole, elles se contentent d’y distinguer une intention de flatterie, qui leur suffit amplement. C’est ce qu’elles appellent le « positif de la vie » avec un de ces sourires… Oh ! vous verrez, si vous vivez ! Vous verrez quels mystérieux océans de candeur, de suffisance et de basse frivolité cache, uniquement, ce délicieux sourire ! — L’abîme d’amour charmant, divin, obscur, véritablement étoilé, comme la Nuit, qu’éprouvent les êtres de votre nature, essayez de le traduire à l’une d’entre elles !… Si vos expressions filtrent jusqu’à son cerveau, elles s’y déformeront, comme une source pure qui traverse un marécage. De sorte qu’en réalité cette femme ne les aura pas entendues. « La Vie est impuissante à combler ces rêves, disent-elles, et vous lui demandez trop ! » Ah ! comme si la Vie n’était pas faite par les vivants !

— Mon Dieu ! murmura Félicien.

— Oui, poursuivit l’inconnue, une femme n’échappe pas à cette condition de la nature, la surdité mentale, à moins, peut-être, de payer sa rançon d’un prix inestimable, comme moi. Vous prêtez aux femmes un secret, parce qu’elles ne s’expriment que par des actes. Fières, orgueilleuses de ce secret, qu’elles ignorent elles-mêmes, elles aiment à laisser croire qu’on peut les deviner. Et tout homme, flatté de se croire le divinateur attendu, malverse de sa vie pour épouser un sphinx de pierre. Et nul d’entre eux ne peut s’élever d’avance, jusqu’à cette réflexion qu’un secret, si terrible qu’il soit, s’il n’est jamais exprimé, est identique au néant.

L’inconnue s’arrêta.

— Je suis amère, ce soir, continua-t-elle, — voici pourquoi : je n’enviais plus ce qu’elles possèdent, ayant constaté l’usage qu’elles en font — et que j’en eusse fait moi-même, sans doute ! Mais vous voici, vous voici, vous qu’autrefois j’aurais tant aimé !… je vous vois !… je vous devine !… je reconnais votre âme dans vos yeux… vous me l’offrez, et je ne puis vous la prendre !…

La jeune femme cacha son front dans ses mains.

— Oh ! répondit tout bas Félicien, les yeux en pleurs, — je puis du moins baiser la tienne dans le souffle de tes lèvres ! — Comprends-moi ! Laisse-toi vivre ! tu es si belle !… Le silence de notre amour le fera plus ineffable et plus sublime, ma passion grandira de toute ta douleur, de toute notre mélancolie !… Chère femme épousée à jamais, viens vivre ensemble !

Elle le contemplait de ses yeux aussi baignés de larmes et, posant la main sur le bras qui l’enlaçait :

— Vous allez déclarer vous-même que c’est impossible ! dit-elle. Écoutez encore ! je veux achever, en ce moment, de vous révéler toute ma pensée… car vous ne m’entendez plus… et je ne veux pas être oubliée.

Elle parlait lentement et marchait, la tête inclinée sur l’épaule du jeune homme.

— Vivre ensemble !… dites-vous… Vous oubliez qu’après les premières exaltations, la vie prend des caractères d’intimité où le besoin de s’exprimer exactement devient inévitable. C’est un instant sacré ! Et c’est l’instant cruel où ceux qui se sont épousés, inattentifs à leurs paroles, reçoivent le châtiment irréparable du peu de valeur qu’ils ont accordée à la qualité du sens réel, unique, enfin, que ces paroles recevaient de ceux qui les énonçaient. « Plus d’illusions ! » se disent-ils, croyant, ainsi, masquer, sous un sourire trivial, le douloureux mépris qu’ils éprouvent, en réalité, pour leur sorte d’amour, — et le désespoir qu’ils ressentent de se l’avouer à eux-mêmes.

Car ils ne veulent pas s’apercevoir qu’ils n’ont possédé que ce qu’ils désiraient ! Il leur est impossible de croire que, — hors la Pensée, qui transfigure toutes choses, — toute chose n’est qu’illusion ici-bas. Et que toute passion, acceptée et conçue dans la seule sensualité, devient bientôt plus amère que la mort pour ceux qui s’y sont abandonnés. — Regardez au visage des passants, et vous verrez si je m’abuse. — Mais nous, demain ! Quand cet instant serait venu !… J’aurais votre regard, mais je n’aurais pas votre voix ! j’aurais votre sourire… mais non vos paroles ! Et je sens que vous ne devez point parler comme les autres !…

Votre âme primitive et simple doit s’exprimer avec une vivacité presque définitive, n’est-ce pas ? Toutes les nuances de votre sentiment ne peuvent donc être trahies que dans la musique même de vos paroles ! Je sentirais bien que vous êtes tout rempli de mon image, mais la forme que vous donnez à mon être dans vos pensées, la façon dont je suis conçue par vous, et qu’on ne peut manifester que par quelques mots trouvés chaque jour, — cette forme sans lignes précises et qui, à l’aide de ces mêmes mots divins, reste indécise et tend à se projeter dans la Lumière pour s’y fondre et passer dans cet infini que nous portons en notre cœur, — cette seule réalité, enfin, je ne la connaîtrai jamais ! Non !… Cette musique ineffable, cachée dans la voix d’un amant, ce murmure aux inflexions inouïes, qui enveloppe et fait pâlir, je serais condamnée à ne pas l’entendre !… Ah ! celui qui écrivit sur la première page d’une symphonie sublime : « C’est ainsi que le Destin frappe à la porte ! » avait connu la voix des instruments avant de subir la même affliction que moi !

Il se souvenait, en écrivant ! Mais moi, comment me souvenir de la voix avec laquelle vous venez de me dire pour la première fois : « Je vous aime !… »

En écoutant ces paroles, le jeune homme était devenu sombre : ce qu’il éprouvait, c’était de la terreur.

— Oh ! s’écria-t-il. Mais vous entr’ouvrez dans mon cœur des gouffres de malheur et de colère ! J’ai le pied sur le seuil du paradis et il faut que je referme, sur moi-même, la porte de toutes les joies ! Êtes-vous la tentatrice suprême — enfin !… Il me semble que je vois luire, dans vos yeux, je ne sais quel orgueil de m’avoir désespéré.

— Va ! je suis celle qui ne t’oubliera pas ! répondit-elle. — Comment oublier les mots pressentis qu’on n’a pas entendus ?

— Madame, hélas ! vous tuez à plaisir toute la jeune espérance que j’ensevelis en vous !… Cependant, si tu es présente où je vivrai, l’avenir, nous le vaincrons ensemble ! Aimons-nous avec plus de courage ? Laisse-toi venir !

Par un mouvement inattendu et féminin, elle noua ses lèvres aux siennes, dans l’ombre, doucement, pendant quelques secondes. Puis elle lui dit avec une sorte de lassitude :

— Ami, je vous dis que c’est impossible. Il est des heures de mélancolie où, irrité de mon infirmité, vous chercheriez des occasions de la constater plus vivement encore ! Vous ne pourriez oublier que je ne vous entends pas !… ni me le pardonner, je vous assure ! Vous seriez, fatalement, entraîné, par exemple, à ne plus me parler, à ne plus articuler de syllabes auprès de moi ! Vos lèvres, seules, me diraient : « Je vous aime », sans que la vibration de votre voix troublât le silence. Vous en viendriez à m’écrire, ce qui serait pénible, enfin ! Non, c’est impossible ! Je ne profanerai pas ma vie pour la moitié de l’Amour. Bien que vierge, je suis veuve d’un rêve et veux rester inassouvie. Je vous le dis, je ne puis vous prendre votre âme en échange de la mienne. Vous étiez, cependant, celui destiné à retenir mon être !… Et c’est à cause de cela même que mon devoir est de vous ravir mon corps. Je l’emporte ! C’est ma prison ! Puissé-je en être bientôt délivrée ! — Je ne veux pas savoir votre nom… Je ne veux pas le lire !… Adieu ! — Adieu !…

Une voiture étincelait à quelques pas, au détour de la rue de Grammont. Félicien reconnut vaguement le laquais du péristyle des Italiens lorsque, sur un signe de la jeune femme, un domestique abaissa le marchepied du coupé.

Celle-ci quitta le bras de Félicien, se dégagea comme un oiseau, entra dans la voiture. L’instant d’après, tout avait disparu.

M. le compte de la Vierge repartit, le lendemain, pour son solitaire château de Blanchelande, — et l’on n’a plus entendu parler de lui.

Certes, il pouvait se vanter d’avoir rencontré, du premier coup, une femme sincère, — ayant, enfin, le courage de ses opinions.