Aller au contenu

Contes du soleil et de la pluie/08

La bibliothèque libre.


CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Sur la Piste

Séparateur

Il n’est personne qui ne se rappelle l’effroyable accident qui fit tant de bruit cette année, vers le milieu de la saison sportive. Une épreuve de cinquante kilomètres se disputait entre trois des premiers champions du demi-fond. Au dernier tour l’un d’eux tomba, entraînant dans sa chute ses concurrents et leurs entraîneurs. Il y eut deux hommes de tués, un troisième se cassa les deux jambes, un quatrième est devenu fou.

On en parla beaucoup, les causes de la catastrophe, dont tous les spectateurs du reste avaient pu se rendre compte, furent minutieusement expliquées.

C’est hier seulement qu’un hasard étrange m’a fait voir ce drame — le mot n’est pas trop fort — sous un jour tout nouveau et si imprévu que je doute encore de la vérité.

Dans un de ces restaurants de la Porte-Maillot que fréquentent les coureurs, je me trouvais assis près d’une table où quelques-uns d’entre eux finissaient de dîner. C’est une aubaine que je recherche volontiers, rien n’étant plus amusant et plus pittoresque que ce petit monde où l’on potine comme dans toutes les coteries, où l’on se vante, où l’on se jalouse, où l’on se hait, où l’on est plein de fiel et d’envie, mais de jeunesse aussi, d’entrain, d’insouciance et, souvent, de véritable bonté.

de connaissais de vue tous mes voisins : l’illustre Craquelin, Jacques Lambert, Bonjour, Domince, Marie Houstay etc. Ils étaient fort gais et fort bruyants, riant, pérorant et buvant en toute joie. Seul se tenait à l’écart, taciturne et distrait, quoique buvant sec, le fameux Bartissol, celui-là précisément dont la chute provoqua l’accident que je viens de rappeler, Bartissol que la mort de son ami Redeuil a laissé sans concurrent dans le demi-fond.

— Eh bien vrai, lui dit un de ses camarades, tu n’es pas drôle. Quel air de croque-mort ! Et voilà plus de six mois que ça dure.

— Oui, fit un autre, depuis la grande pelle du vélodrome.

Je remarquai le regard irrité de Bartissol. Un troisième continua :

— Ce pauvre diable de Redeuil ! Je comprends, vous étiez deux copains, unis comme les deux doigts de la main, mais enfin, il faut se faire une raison !

— Voulez-vous que je vous dise le fin fond de ma pensée ? reprit le premier. Eh bien, s’il se fait des idées noires, ce n’est pas tant pour cela, ça vient d’autre chose.

— D’autre chose ?

— Oui, une histoire de femme. Eh ! tu dresses l’oreille ? Bah ! tout le monde sait bien qu’elle ne veut pas de toi.

— Qui ? demanda-t-on.

— Adrienne Aubrée, parbleu, la fille d’Aubrée, le directeur du grand garage ; c’était aussi la cousine de Redeuil.

Bartissol frappa violemment la table d’un coup de poing.

— Assez ! cria-t-il.

On se tut, sans que personne cependant parût prêter grande importance à sa colère. La conversation changea.

Au bout de dix minutes, il se versa deux pleins verres de rhum et les avala coup sur coup. Il recommença dix minutes après, emplissant aussi à chaque fois le verre de son voisin, Alfred Hédouin, qui lui tenait tête.

Quelqu’un lui dit :

— Heureusement que tu n’es plus à l’entraînement.

Les autres s’étaient levés, car l’heure s’avançait. Ils partirent. Hédouin et Bartissol restèrent. Celui-ci proposa :

— Encore un verre ?

— Encore un.

Une demi-heure se passa. De temps à autre ils échangeaient des phrases quelconques d’une voix pâteuse. Leurs yeux avaient cette expression vague des gens dont l’ivresse est intérieure. Puis Hédouin dit :

— C’est vrai, ton histoire avec la fille d’Aubrée ?

— Oui, elle ne veut pas.

— Pourquoi ?

— Ah ! est-ce qu’on sait !

Un quart d’heure encore. Visiblement Hédouin ne pensait plus à sa question. Ce fut Bartissol qui reprit, comme s’il cédait à la nécessité de parier de ce qui le préoccupait :

— Redeuil l’aimait aussi.

— Ah ! fit l’autre, tout à fait désintéressé.

— Oui, nous voulions l’épouser tous deux.

— Et elle voulait vous épouser tous deux ? articula Hédouin stupidement.

— C’est cela… ou plutôt non… elle ne savait pas… elle hésitait entre lui et moi. Je te parle, du temps où Redeuil vivait encore.

— Je suppose bien.

Bartissol remplit son verre, le vida et continua dans un besoin de confidences qu’encourageait la torpeur béate de son auditeur.

— Ça ne nous empêchait pas d’être bons amis… on avait toujours été comme deux frères… donc c’était décidé : celui dont elle ne voudrait pas lèverait le camp sans protester. Au fond, j’étais sûr qu’elle me choisirait… Redeuil aussi… Mais elle ne savait pas, elle, et c’était diablement ennuyeux, tu l’admettras…

— Si je l’admets !

— Alors, pour en finir, la veille de notre grand match sur cinquante avec Sampiéri, elle nous dit : « Ça sera demain que je ferai mon choix… Oui, le premier des deux qui passera la ligne d’arrivée. Ça vous va-t-il ? » Si ça nous allait !

J’étais sûr d’arriver.

— Redeuil aussi.

— Redeuil aussi. Et le lendemain on s’alignait… Ah ! je te jure que j’avais froid au cœur. Pense donc, Adrienne était là, au premier rang… et tu sais combien j’étais pincé !… pour la vie ! Le coup de pistolet… je file comme une flèche… me voilà le premier derrière ma moto…

— Celle à Marie Houstay ?

— Juste. Alors tu vois d’ici si je les ai lâchés… Eh bien non, je n’avais pas fait un tour que la moto de Redeuil était dans mon dos. J’étais fichu… Ainsi moi, je sens ça dès le début… Au premier tour je peux dire si je passerai le poteau en tête ou si je resterai en route.

— Et ça t’a démoli ?

— Non, Adrienne était là. J’ai forcé l’allure, Redeuil est revenu, j’ai forcé encore, et puis encore, mais il revenait toujours. Alors, j’ai ragé. Adrienne battait des mains… pour lui évidemment. Ah ! je lui ai mené un rude train… vingt kilomètres, trente… les records tombaient… quarante… quarante-cinq… il était toujours dans mon dos, et je savais bien qu’il n’avait qu’à vouloir pour me dépasser… Alors, je me dis : « Eh bien, si ce n’est pas moi, ça ne sera pas lui non plus ! » Tout cela, vois-tu, c’est la faute d’Adrienne… Si elle n’avait pas applaudi…

— Parbleu !

— J’ai eu l’idée en passant devant elle, quand il n’y avait plus que trois tours. Ah ! Il m’en a fallu du courage ! Pense donc ! J’avais derrière moi la moto de Redeuil, et puis Redeuil, et puis la moto de Sarmpieri, et puis Sampieri. Et on marchait à près de soixante-quinze ! J’en ai froid, vois-tu, c’est que c’est brutal, ces machines-là… Non, j’avais trop peur… Plus que deux tours… Le souffle, les jambes me manquaient..… C’était fini… La cloche… Il me sembla entendre Redeuil qui criait de passer… Alors… nom de Dieu ! comment ai-je pu ? un petit coup au guidon à droite, et tu vois d’ici… la culbute…

Il vida son verre. Hédouin n’avait pas bronché. Il dit simplement avec un accent vague d’admiration :

— Vrai, il t’en a fallu du courage.

— Un rude, affirma Bartissol, flatté.

Ils trinquèrent de nouveau. Puis Hédouin demanda :

— Et Adrienne ?

— Eh bien quoi ? Redeuil s’était tué sur le coup, moi je me cassais la clavicule, personne ne passait le poteau… alors elle n’était pas obligée de me prendre.

— C’est juste, conclut Hédouin.

Et ils se remirent à boire en silence.

Maurice LEBLANC.