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Contes du soleil et de la pluie/100

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA MORT PASSA…

Séparateur

À deux heures de l’après-midi, un camion apportait au château la nouvelle automobile que le comte d’Aubriais avait commandée, une trente-cinq chevaux Ad-Astra.

Le mécanicien la vérifia, mit le moteur en mouvement. Tout allait bien. À cinq heures, le comte dit :

— J’ai bien envie d’essayer ma voiture.

— Ah ! non, pas aujourd’hui, s’écria sa femme vivement.

— Pourquoi pas aujourd’hui ?

— Ma foi… je ne sais pas… une idée…

Le comte haussa les épaules et, se tournant vers sa fille :

— Où donc est ton frère, Henriette ?

— Paul est allé jusqu’à la mer avec la vingt-chevaux.

— Ah ! c’est vrai, j’oubliais… Et toi, Henriette, veux-tu m’accompagner ?

Tout de suite, la comtesse protesta :

— Tu n’as pas besoin d’elle… cette promenade est absolument inutile…

Le comte la regarda avec étonnement :

— Ah çà ! mais qu’est-ce que tu as ? Nous sortons tous les jours, ou à peu près… Quelle raison aurais-je de ne pas sortir aujourd’hui ?

Elle hésita et répondit :

— Aucune raison, en effet… c’est enfantin de ma part… Apprête-toi, Henriette… Serez-vous longtemps partis ?

— Oh ! non, un petit tour seulement… jusqu’à Faîne-le-Dun. À sept heures, nous serons ici… à sept heures exactement,

— Quelle route prenez-vous ?

— Il n’y en à qu’une, par Gentilly. L’autre est impraticable.. Et puis, sois tranquille, on sera prudent… comme toujours. Je ne tiens nullement à me casser la tête.

La comtesse descendit avec son mari et sa fille, exigea qu’ils se munissent de fourrures, car le comte n’admettait que l’automobile découverte et une brise assez fraiche soufflait par la campagne. Et, lorsque la voiture eut disparu au détour de l’allée, elle s’installa sur la terrasse, prit son ouvrage et attendit.

À sept heures, ils n’étaient pas revenus. Elle se dit :

— Si dans cinq minutes ils ne sont pas là, c’est qu’il y aura eu un accident.

Au bout de cinq minutes elle s’accorda encore cinq autres minutes, avant de décréter l’accident certain. Les cinq autres s’écoulèrent. Aussitôt, son inquiétude se changea en une angoisse inexprimable.

Et quels remords ! Elle n’aurait pas dû les laisser partir, elle ne l’aurait pas dû ! Il y a des pressentiments auxquels il est coupable de ne pas obéir. Comment se faisait-il que jamais elle n’avait eu de pressentiment, et que jamais encore son mari n’était rentré en retard ? Étrange coïncidence entre les deux faits qui, tous les deux, se produisaient pour la première fois ! Une panne ? Pourquoi justement ce jour-là ?

Elle monta jusqu’au haut d’un petit belvédère qui dominait le château. À l’horizon, personne. La grande route blanche était déserte. Mais un point noir apparut sur la route qui venait de la mer et, à la vitesse avec laquelle il se déplaçait, elle ne douta point que ce ne fût une automobile. Celle de son fils Paul, évidemment… À moins que le comte n’eût fait ce détour, entraîné par le plaisir d’essayer sa voiture.

Elle le souhaita violemment, ne craignant rien pour Paul qui, souvent, ne rentrait que le lendemain. Elle descendit en hâte, traversa la terrasse et courut vers la grille principale. Bientôt, l’automobile arriva, son cœur battit à lui faire mal et elle chancela, tout étourdie.

C’était son fils.

— Ton père n’est pas revenu, cria-t-elle ; il est parti avec Henriette et le mécanicien dans la nouvelle voiture, et ils ne sont pas revenus !

Il s’arrêta. Elle lui dit son anxiété et le supplia d’aller au-devant du comte.

— Mais, ma pauvre mère, je ne te comprends pas… Dans quel état te mets-tu ? Voyons, rassure-toi… d’une minute à l’autre, ils seront ici.

— Non, non, j’en suis sûre… il y a eu un accident… je connais ton père, c’est l’exactitude même.

— Et alors ?

— Alors, va au-devant de lui, je t’en prie… c’est facile… il n’y a qu’une route… je t’en prie… je ne peux pas vivre dans une pareille incertitude…

— Attends un instant.

— Non, tout de suite, il le faut.

Il dut céder. Il contourna la pelouse, devant la façade, puis franchit la grille, et, de la terrasse où elle se posta de nouveau, elle la vit qui s’éloignait entre les deux hautes lignes des peupliers.

Le soleil s’était couché et un peu d’ombre se mêlait à la clarté du jour. Paul activa l’allure, il avait faim, et cette promenade imprévue, qui retardait l’heure du repas, l’agaçait fortement. Et puis, malgré tout, il se sentait troublé par l’épouvante de sa mère, et il avait, par instants, comme une inquiétude obscure de se trouver, à quelque détour du chemin, en face de l’horrible spectacle elle avait évoqué en sa terreur.

— C’est trop bête ! s’écria-t-il. Oui, certes, je vais les voir, mais arrêtés par une panne stupide, et ils seront les premiers à rire de notre affolement.

Et, par enfantillage, il se dit :

— Voici un tournant… Parions que, trois cents mètres plus loin, je les apercevrai en détresse… mettons trois cent cinquante mètres, mais pas davantage…

Le tournant décrivait son arc de cercle vers la gauche. Il s’amusa, comme il le faisait quelquefois, à virer court, rasant de près le talus.

Au même moment, une automobile, venant en sens inverse, abordait le virage, sur sa droite, elle, et à toute vitesse.

Paul eut juste le temps de reconnaître son père. Le choc fut effroyable. Les deux voitures se cabrèrent l’une contre l’autre, et retombèrent, brisées, pulvérisées.

Il n’y eut pas un cri, pas un gémissement. Par la plaine immense, sous le ciel assombri, la mort passa, silencieuse.

Un oiseau de proie plana au-dessus des quatre cadavres. Puis, les bêtes de la nuit commencèrent à s’éveiller dans la grande paix des champs et de l’espace…

Maurice LEBLANC.