Aller au contenu

Contes du soleil et de la pluie/21

La bibliothèque libre.


CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LES DISGRACIÉS

Séparateur

Entre Lucien Darsy et Hervé Jalibert la rivalité s’affirmait chaque jour plus nette et plus ardente : ils aimaient tous deux Geneviève Agérolle, gracieuse créature dont la beauté fière et l’âme très douce les avaient conquis dès la première rencontre.

Et Geneviève était fort embarrassée. Elle le leur avait dit naïvement :

— Comment voulez-vous que je me décide ? Si encore vous aviez entre vous quelque point semblable, je pourrais comparer. Mais vous différez en tout. Vous, Lucien, vous ne vivez que par le cerveau, vous Hervé, presque toutes vos heures, sont consacrées à l’exercice, au culte de la force. Qu’est-ce que j’aime le mieux, moi, de la vie intérieure et des occupations de l’esprit, ou bien de la vie active et violente ? Je ne sais pas. Et tant d’autres choses vous divisent, physiquement et moralement !

Et elle ajoutait en riant :

— Ah ! vous devriez bien ne faire qu’un à vous deux ! Je n’hésiterais pas une heure à vous épouser.

Lucien et Hervé ne pouvant pas ne faire qu’un commençaient à se détester cordialement, et les relations devenaient assez difficiles.

En réalité, il devait bien y avoir au fond du cœur de Geneviève une préférence secrète. L’indécision absolue n’est pas possible. On penche toujours, si peu que ce soit, d’un côté où de l’autre. Elle-même s’en rendait compte sans pouvoir déterminer de quel côté elle penchait. Et Lucien et Hervé n’en doutaient pas non plus, bien qu’ils fussent incapables de discerner davantage ce qui se passait en Geneviève.

Lucien qu’un amour profond disposait à l’humilité ne pouvait s’imaginer qu’il l’emportait sur son rival. Il regardait dans les miroirs son teint trop pâle et ses yeux fatigués par les veilles, et songeait à sa taille exiguë, à ses poumons insuffisants et à l’usure précoce de son corps.

Hervé, plus vaniteux et plus sûr de lui, avait cependant l’intuition de son infériorité intellectuelle. Il ne pouvait suivre Geneviève et Lucien dans les conversations qu’ils tenaient parfois, il lui semblait que celle qu’il aimait vivait en un monde de pensées où il lui était interdit, à lui, de pénétrer, et cela le décourageait.

Et puis, tous deux aussi, par moments, se reprenaient à l’espoir, l’un oubliant de sa noblesse morale, l’autre débordant de vigueur et d’énergie.

Choisissez vous-mêmes, disait Geneviève, moi, j y renonce.

— Comment, choisir ? Mais c’est demander à l’un de nous de se sacrifier.

— De se sacrifier à mon bonheur, oui, et c’est bien cela que je demande. Vous m’aimez tous les deux, et j’en aime un davantage, ou je suis destinée à l’aimer ; faites la lumière en mon cœur. Que votre amour vous indique vers qui va mon amour et auprès de qui je trouverai le plus de bonheur.

Ils approuvaient sans conviction, et nulle envie héroïque ne les soulevait.

Il semblait à chacun d’eux que le sacrifice qu’on lui demandait profiterait beaucoup plus au bonheur de son rival qu’au bonheur de Geneviève. Et cela ils ne l’admettaient point.

Tout un été se passa de la sorte, au, bord de la mer. En septembre on se sépara.

Aucune résolution n’avait été prise et rien ne faisait prévoir qu’il en pût être autrement.

Le mois suivant, Lucien fut appelé pour une période de vingt-huit jours, deux années de suite il avait obtenu un sursis Par raison de santé. En serait-il de même cette fois-ci ?

À la caserne où il se présenta un dimanche soir, on lui enjoignit de revenir le lendemain. Le lendemain dès son arrivée, il fut expédié à la visite.

Les hommes étaient entassés dans l’escalier et dans le couloir, attendant leur tour. Une heure s’écoula. Le sous-officier de service fit alors entrer Lucien et une vingtaine de ses camarades dans une grande salle où il reçurent l’ordre de se déshabiller. Puis, par groupes de trois, ils passaient à côté, devant le major qui les examinait un à un.

Or, Lucien se trouva le dernier de sa série, et au moment où le major allait s’occuper de lui, trois hommes furent introduits, nus également. Et l’un de ces hommes était Hervé Jalabert.

Il tressaillit et baissa la tête, sans répondre au petit signe d’intelligence que lui adressait Herve. Il eût voulu disparaitre, ou du moins se couvrir de quelque vêtement. Tous deux nus, l’un en face de l’autre, cela le gênait horriblement.

Cependant le médecin, avant de l’examiner, lisait les mots du dossier qui le concernait. Et malgré lui Lucien leva les yeux et regarda celui qu’il détestait.

Grand, puissant, le buste un peu fléchi sur une de ses jambes, les bras croisés Sur sa large poitrine, Hervé était vraiment beau à voir. Il donnait cette impression que l’on éprouve devant tout ce qui est harmonieux et noble, l’impression de la perfection. Cela se dégageait de lui comme d’une statue antique. Et Lucien qui avait un âme d’artiste ne put s’empêcher de l’admirer.

Alors, par une association d’idées dont il souffrit cruellement et à laquelle il eût voulut se soustraire, il évoqua l’image de Geneviève, de Geneviève, grande et puissante, elle aussi, harmonieuse et parfaite, de Geneviève, créature de luxe et de beauté. Et au fond de lui, une voix murmura :

— Ils sont faits l’un pour l’autre, l’union de ces deux êtres est juste et naturelle.

On l’interrogeait maintenant, et Lucien dut énumérer ses tares, la déchéance de son corps, son souffle trop court, ses organes épuisés. Il parlait bas, mais l’autre, l’autre entendait, il en avait la certitude, et c’était son supplice.

On l’ausculta, on palpa ses membres fluets, sa poitrine étroite, son dos voûté, et tout cela longuement, sous les yeux de l’autre. Quelle honte ! Il avait envie de pleurer comme un enfant.

Puis le major lui dit :

— Il faut vous présenter au conseil de réforme, mon ami. Rhabillez-vous.

Le soir, Lucien, libéré, rentrait chez lui, fiévreux et grelottant. Il s’enferma durant deux jours, ne voulant voir personne. Il lui semblait que rien ne réussirait jamais à effacer l’humiliation affreuse qu’il avait subie.

Il se trompait. Quelque chose au contraire pouvait le relever à ses propres yeux, c’était d’écouter la voix intérieure qui l’avait tellement bouleversé, et de lui obéir.

Il le comprit peu à peu. Il comprit que la force et que la bonté sont les deux grandes lois du monde. L’amour les doit respecter. Geneviève et Hervé, types d’humanité supérieure, formeraient un de ces couples où se perfectionne la noblesse de la race. Nul n’avait le droit de s’interposer entre eux.

Quant aux disgraciés et aux souffreteux, leur devoir est de s’incliner devant les privilégiés, de disparaître et de s’isoler.

Lucien écrivit à Geneviève qu’il renonçait à sa main.

Maurice LEBLANC.