Aller au contenu

Contes du soleil et de la pluie/28

La bibliothèque libre.


CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Le Gibier Défendu

Séparateur

C’était l’ouverture de la chasse au château. À dix heures, selon la règle établie par le comte, un grand déjeuner réunissait ces messieurs ; à midi l’on partait,

Après quelques hésitations et, de la part de la comtesse, une certaine opposition, on avait invité le peintre Verdol, esprit paradoxal et caustique, qui agaçait fort les intimes de la maison, à Paris, mais brillant causeur, personnalité illustre, et dont le nom ferait bon effet dans les comptes rendus que publieraient les journaux.

On passait à table quand il arriva, le train ayant eu du retard. Le repas fut bruyant. Chacun des hôtes avait plusieurs histoires de chasse à raconter, et ce fut dès l’abord une salve de coups doubles, un carnage de perdrix tuées à cent pas, une mêlée tumultueuse où tombaient foudroyés lièvres, lapins, faisans et chevreuils. La comtesse, indifférente comme toutes les femmes à ces récits, regardait pensivement, dans une glace accrochée au mur opposé, sa jolie tête de blonde aux grands yeux bleus. Verdol se taisait.

Le comte en fit la remarque.

— Eh bien ! quoi, Verdol, pas un seul exploit cynégétique à nous mettre sous la dent ?

— Je ne chasse pas, répondit-il.

On s’exclama. Le comte reprit :

— Comment ! vous ne chassez pas, vous, un passionné de plein air, vous qui pratiquez tous les sports ?

— Tous, en effet.

— Eh bien ?

— Vous n’allez pas jusqu’à prétendre, je suppose, que la chasse est un sport ?

— Mais si, au contraire, et le plus noble, le plus admirable. Vous n’êtes donc pas de cet avis ?

Verdol garda un instant le silence, puis, cédant au désir de discuter, il affirma :

— Mon avis est que la chasse est tout simplement une distraction cruelle, qui indique, chez celui qui s’y livre, la persistance d’instincts primitifs et sanguinaires, ce qui n’a rien de sportif. C’est comme si vous me disiez que la guerre est un sport, ou plus crûment que le fait de tuer est un sport.

Le comte se récria :

— Mais il y a autre chose dans la chasse et qui en est le caractère principal : il y a la joie de l’exercice, de la marche à travers plaines et bois, sous le soleil, sous la pluie, contre le vent. Voilà ce que nous aimons avant tout, et que vous aimeriez si vous aviez chassé.

Tous les convives approuvèrent. Les torses se dressèrent. Ils se sentaient forts, puissants, infatigables. Mais Verdol riposta :

— J’ai chassé. Je puis même dire que je connais l’âme du chasseur, parce que cette âme est en moi, âpre et violente.

J’avais seize ans. Mon père, nemrod farouche, me mit un fusil entre les mains. J’étais adroit, et du premier coup presque autant que lui. Ce fut un massacre. Je n’oublierai jamais cette journée. J’étais ivre. Je tuais, je tuais comme un fou aurait tué, comme on tue lorsque l’on tue, avec rage, avec orgueil, avec exaltation, avec démence. C’était délicieux. Je prenais à pleins doigts la bête encore chaude, encore vivante parfois, et je l’étranglais, ou je lui cassais la tête contre le tronc d’un arbre… eh oui, Comme vous le faites, messieurs. Je suis rentré le soir, honteux de moi. Je pleurais de dégoût. Depuis, je n’ai jamais touché un fusil.

On se tut, un peu gêné. À la fin, le comte éclata de rire.

— Ma foi, je n’ai ni honte ni dégoût. Quand je déboucle mes guêtres, je ne songe pas que j’ai eu du plaisir à tuer, mais que j’en ai eu, et infiniment, à poursuivre une proie qui m’échappait, plus agile, plus rusée que moi, supérieure à moi par la vue, par l’ouïe, par le flair. Tout le divertissement est là. Il y a lutte, excitation, déploiement d’habileté, stratagème, déduction. Il y a l’entente exquise du chasseur et de son chien. Il y a la sensation de l’adresse, du succès ou de la défaite, et combien d’autres…

— Il y a la sensation du meurtre, interrompit Verdol. Le reste n’est qu’illusion volontaire pour masquer un passe-temps dont on n’aimerait pas à voir le sens réel. Ainsi les Espagnols raffineront sur la beauté de leurs courses de taureaux, sur le pittoresque de la foule, sur le courage des picadores, la souplesse des banderilleros et le sang-froid des toreros, alors qu’en somme toute la volupté consiste dans le spectacle des entrailles qui jaillissent du ventre des chevaux et du beau sang rouge qui ruisselle sur la robe des taureaux. Tout cela dérive du même instinct. On chasse pour tuer, et l’on tue sans autre raison que pour le plaisir de tuer. On tue de fonte son âme, avec les sentiments les plus élémentaires et les plus primitifs, des élans de sauvage qui hait sa proie et qui lui en veut si elle se dérobe ou si elle fait par trop languir son impatience légitime.

Voilà la vérité. Analysez loyalement votre passion, vous n’y trouverez en fin de compte que l’instinct du meurtre. Nous l’avons hérité de nos ancêtres, et nous le gardons avec soin, le décorant et l’honorant comme une relique précieuse du passé. Hypocrisie ! Le plaisir de tuer était excusable autrefois, quand il accompagnait un besoin de manger ou la nécessité de se défendre. Il ne l’est plus aujourd’hui, où il n’est qu’un amusement d’oisifs et de riches.

La tirade se termina dans un silence profond. On se regardait avec embarras.

— Eh bien, mon cher ami, finit par s’écrier le comte, je me demande comment vous allez vivre pendant ces trois jours en compagnie de sauvages de notre espèce. Si j’avais su…

— Soyez sans inquiétude, répondit Verdol, la campagne est grande, j’irai du côté où vous n’exercerez pas vos ravages.

Le comte lui tourna le dos assez brusquement et emmena ses invités. Quelques minutes après, les aboiements des chiens retentissaient devant le perron, Les chasseurs se mirent en route.

Debout, à l’une des fenêtres, la comtesse les regardait s’éloigner. Le vent secouait les arbres. Des feuilles mortes tourbillonnaient dans les allées.

Elle se retourna. Verdol était près d’elle. Leurs yeux se croisèrent. Elle eut un sourire imperceptible et prononça :

— Je ne vous savais pas contre la chasse une haine si vigoureuse.

— Moi ? Je chasse tout comme un autre, et sans me croire un assassin.

— Vous aviez l’air bien convaincu, cependant.

— Certes, convaincu qu’il fallait trouver un moyen pour rester ici.

— Pour rester ici ?

— Oui, seul, auprès de vous.

— Vraiment ?

— J’ai tant de choses à vous dire !

Elle s’installa confortablement dans un fauteuil, et soupira d’un petit air ironique et las :

— Allons ! puisqu’il n’y a pas moyen d’y échapper, résignons-nous. Parlez. Il s’agit donc ?… Quelque histoire de chasse sans doute… de gibier défendu ?…

Maurice LEBLANC.