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Contes du soleil et de la pluie/40

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

L’AGRESSEUR

Séparateur

La nuit était douce et sereine, sans lune, mais toute claire d’étoiles, et la route blanche apparaissait distinctement entre la double ligne des peupliers et dans la masse sombre des grandes plaines désertes.

Je roulais sans aucun effort, poussé par cette force mystérieuse qui semble, à certains moments de pleine santé et d’allégresse, inépuisable comme une source, invincible comme un élément. Sensation adorable que la nuit et le silence exaltent jusqu’à la volupté !

Pour arriver au gros bourg d’Évrecy il me restait à faire quatre-vingts kilomètres. J’étais en forme, reposé par le train régulier que je menais depuis mon départ. Je comptais donc toucher au but vers cinq heures du matin, une heure après le lever du soleil.

Et j’allais ainsi dans la paix des choses, bercé de rêves vagues, pénétré des émotions que donne à ceux qui l’aiment la bonne nature amicale. Tout à coup trois ombres surgirent d’entre les arbres. Une d’elles bondit sur la route en criant :

« — Halte ! »

Je fis un écart brusque pour éviter les bras tendus de l’homme, et passai sans encombre, mais je l’entendis qui hurlait :

— Vite, vite, vous le rattraperez.

Je me retournai et vis que ses deux compagnons me poursuivaient à bicyclette. Je leur criai :

— Imbéciles ! Je n’ai pas cent francs sur moi.

— Va toujours, prononça l’un d’eux, et pile ferme… sans quoi tu écopes.

Au même moment un juron lui échappa, et il alla rouler sur l’herbe. J’éclatai de rire, mais l’autre m’avait rejoint. Je me courbai sur mon guidon et partis dans un élan. Au bout d’une minute, ayant tourné la tête, j’aperçus l’homme derrière moi, collé à ma roue.

Je ne suis pas peureux. J’en vaux un autre, comme force et comme souplesse, et je fus sur le point de descendre de machine et d’accepter le combat. Mais la crainte d’un arrêt brutal ou d’un saut, dangereux à la vitesse à laquelle nous marchions, m’en empêcha. D’ailleurs, j’avais un revolver dans la sacoche qui pendait à ma selle.

J’en avertis mon agresseur.

— Si ça l’amuse de me faire la chasse, à ton aise, mais si tu t’avises de monter à ma hauteur, je te brûle la cervelle. Tu es prévenu, mon garçon.

Il ne répondit point, mais la menace, quoique vaine, puisque je n’avais pas l’arme en main, fut salutaire, car il ne tenta point de me dépasser.

Dès lors son but était visible : il espérait me réduire par la fatigue. Et le calcul était juste, puisque, lui, pendant ce temps, se contentait de me suivre. J’activai l’allure pour connaître la mesure de sa résistance, au besoin pour le lâcher. J’échouai. Il resta dans le sillage de ma roue.

« Nous verrons bien », pensai-je, un peu énervé, inquiet malgré tout de sentir cet homme dans mon dos.

Et j’adoptai un train régulier, sévère, un train qu’il m’était facile, étant donné l’état de mon entraînement, de garder pendant deux heures, c’est-à-dire jusqu’à mon arrivée à Évrecy. D’ici là, mon bonhomme finirait bien par se lasser.

Et je roulai consciencieusement, mathématiquement, déployant comme des bielles d’acier les muscles solides de mes jambes. La machine fonctionnait à merveille. En vérité, cela ne manquait pas de charme, et il se passa une heure dont l’agrément se compliquait de l’étrangeté de la situation.

Mais soudain quelque chose m’étreignit le cœur : je me souvenais… La veille au soir, à l’instant où j’allais placer mon revolver dans la sacoche, j’en avais été empêché par je ne sais plus quel incident, de sorte que le départ s’était effectué et que j’avais oublié l’arme précieuse.

Pourquoi cette constatation agit-elle de façon si immédiate et si profonde sur mon système nerveux, sur mon énergie physique ? Après tout, que j’eusse ou non ce revolver, cela n’avait aucune importance, puisque je n’avais pas l’occasion de m’en servir, Oui, mais il se pouvait que j’en eusse l’occasion, il se pouvait que l’individu essayât enfin de m’attaquer, il se pouvait que mes forces me trahissent…

Et de fait, rien qu’à l’idée qu’il ne le fallait point, je les sentis peu à peu décroître, s’user, s’évanouir. Vainement je me raidis ; mes jambes fléchissaient, ma poitrine haletait, mes yeux devenaient troubles et mes bras amollis se cramponnaient au guidon.

La seconde heure fut lamentable. J’allais cependant, mû par une volonté inflexible. Mais la peur me gagnait. Oui, une peur irraisonnée, sournoise, méchante, qui achevait de m’épuiser. J’avais beau me dire que l’homme devait être aussi las que moi, puisqu’il ne se livrait aucune agression, je tremblais malgré tout. Il me semblait à chaque coup de pédale que j’étais sur le point de tomber. Et alors quelle proie facile je serais pour lui ! C’était cela qu’il attendait. Il guettait la défaillance suprême. Comme il devait se réjouir !

Et voilà que des exclamations frappèrent mon oreille, tout un bruit de foule, un véritable tumulte. Je levai la tête. Et dans la blancheur de l’aube, à cent pas devant moi, j’aperçus un groupe de maisons, et des gens qui gesticulaient. Je reconnus Évrecy. J’étais sauvé. Mais pourquoi cette foule, cette animation ?

On me barra le passage, on me pressa de questions que je ne compris pas, tellement le sang bourdonnait à mes oreilles. Cependant une grande affiche balafrait le pignon d’une auberge. Et je lus : « Course Bordeaux-Besançon. Contrôle d’Évrecy ».

Au même moment quelqu’un me prit la main et me dit, non sans ironie :

— Merci, camarade. Ça n’allait pas aussi bien à la fin. N’importe, vous m’avez donné un rude coup d’épaule. Un peu crevé, peut-être ? »

On vint le chercher. Il signa sur un registre, but un verre de lait et repartit, à la suite d’entraîneurs, des vrais, cette fois.

Moi, j’en eus pour une semaine de courbature et de bourdonnements.

Et je n’ai jamais su le nom du coureur que j’avais assisté avec tant d’obligeance et de bonne grâce…

Maurice LEBLANC.