bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1904-07-27ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1242-245
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LE GAGNE-PAIN
Dans ses Alpes, dans ses Pyrénées, la
France a les routes les plus étranges et
les plus audacieuses du monde. Creusées
en plein roc, par-dessus les abîmes, elles
vous donnent un vertige d’admiration. La
Via Mala et le défilé du Schyn, que vante
la Suisse, sont des curiosités de second
ordre auprès de la route prodigieuse de
la Montagne-Rouge, aux environs de
Puget-Théniers, auprès de celle des Eaux-Chaudes,
auprès de la fantastique vallée
de la Bourne, dans le Dauphiné.
Mais le spectacle le plus inouï, le plus
irréel, se trouve non loin de Grenoble, en
un endroit que les touristes ne connaissent
pas encore suffisamment : la vallée
de la Vernaison. J’y allai l’autre été.
Je partis de Pont-en-Royans et remontai
le cours du torrent. En deux heures
de marche j’arrivais aux Grands-Goulets.
La route est au flanc du précipice, dans
un étranglement de deux montagnes, si
proches qu’avec une perche on peut toucher
la paroi de la montagne opposée. À
deux cents mètres, au fond du gouffre,
bouilonne le torrent. À mille mètres, au-dessus,
s’allongent des bandes de ciel
bleu.
Et c’est, à travers d’étroits et interminables
tunnels, sur des ponts de rêve,
une promenade vertigineuse qui fait
penser à des paysages d’enfer. On
s’étonne que, de l’abîme, ne sortent pas
des cris de damnés, des bouffées de valeur,
des gerbes de flamme.
Or, entre deux de ces souterrains,
j’aperçus un homme très pauvrement
vêtu, une béquille sous le bras, et qui se
penchait par-dessus le parapet, l’air attentif
à quelque chose qu’il eût vu au
fond du précipice.
Je regardai. Il n’y avait rien de particulier.
Mais il s’approcha de moi en boitant
et, du bout de sa béquille, il me désigna
les rochers qui encombrent le torrent.
— Vous ne voyez pas ?… là… tout de
suite contre l’éboulement ?
— En effet, m’écriai-je après un instant…
C’est une roue, n’est-ce pas ? Et
puis on dirait… oui… une carcasse d’automobile…
mais dans quel état, mon
Dieu ! elle est toute recouverte de vase
et d’herbes. Depuis combien de temps
est-elle là ?
— Quatre années.
— Un accident ?
— Oui, un accident effroyable, cinq
personnes… Monsieur ne se rappelle
pas ? toute la famille du comte de Saint-Girat…
le comte, la comtesse et leurs
trois filles…
— Je crois me souvenir… Et comment
cela est-il arrivé ?
— On descendait trop vite. Le tournant
est très court… On n’a pas pu le prendre.
J’eus un frisson. La chose horrible
s’était produite là. Ah ! l’angoisse de ces
quelques secondes ! la chute dans ce
gouffre…
L’homme reprit :
— Ils ont tous été jetés par-dessus
bord. À mon avis, ils sont morts tout de
suite… il n’y a qu’une des jeunes filles,
Mlle Gabrielle, dont les jupes s’accrochèrent
à un tronc d’arbre… vous voyez…
au-dessous du parapet… ce sapin… Ce
qu’elle a crié, la malheureuse !… Je vivrais
cent ans que j’entendrais toujours
ses cris… le dernier surtout, quand la
branche a cédé…
— Vous étiez donc là ?
— Dame, oui.
— Et vous n’avez pu la secourir ?
— Et ma jambe ? Ah ! c’est que monsieur
ne saisit pas… Mais j’étais, moi
aussi, dans la voiture… Seulement j’ai eu
la chance… je suis tombé sur la route…
Je commençais à comprendre. Je lui
demandai :
— Vous étiez dans la voiture, comme
mécanicien ?
— Oui, je conduisais.
— Vous conduisiez ! Mais alors…
Il se couvrit le visage de ses deux
mains. On aurait pu croire au mouvement
de ses épaules qu’il sanglotait.
Pourtant, quand il releva la tête, j’eus
l’impression que c’était là une comédie
habituelle, un geste mécanique. Il prononça,
avec une humilité affectée :
— Oui, c’est de ma faute… ou plutôt
non… il n’y avait pas plus prudent que
moi, le comte le disait toujours… un si
brave homme que M. le comte… je l’aimais
bien… Mais voilà, à la Chapelle-en-Vercors,
j’avais peut-être un peu trop
bu… un ami rencontré à l’auberge… un
litre, deux litres… le café… les petits
verres… Je n’étais pas gris, mais la tête
me tournait bien un peu, et je voyais la
route comme dans du brouillard… Le
premier tournant, ça va, le second aussi,
mais au quatrième j’ai mal calculé…
alors, n’est-ce pas…
Il débitait tout cela comme une leçon
apprise, et de la voix la plus indifférente,
sans même songer à ce qu’il disait. Je
l’interrogeai :
— Et après ?
— J’ai passé trois mois à l’hôpital de
Grenoble, et puis je suis venu ici…
— Ici, pourquoi ?
— Dame, pour vivre… Je ne pouvais
plus travailler.
— Je ne vois pas…
— Eh bien, et l’accident, la catastrophe ?
Elle a eu lieu ici… tout le monde
le sait… Les voyageurs s’arrêtent… ceux
qui ne s’arrêtent pas, je les préviens…
Alors, n’est-ce pas ? les gens ont du
cœur, ça leur fait quelque chose de voir
le dernier survivant. Et puis je leur explique
tout… je leur parle de cette pauvre
famille, de Mlle Gabrielle, qui criait… ah !
ah ! Monsieur, si vous l’aviez entendue…
Je le regardai. Aucune émotion n’altérait
son visage. Il exerçait un métier, et
c’est tout. Il avait conservé sa place dans
la famille Saint-Gérat. La famille n’existait
plus, il l’avait anéantie, mais la place
subsistait.
Et pourquoi pas, après tout ? Ne faut-il
pas vivre ? Parce qu’on tire son gagne-pain
d’une situation un peu délicate, un
peu macabre, est-ce une raison pour
s’émouvoir à chaque bouchée que l’on
mange, et pour se lamenter sur l’irréparable ?
Sensibilité absurde, scrupules déplacés !
Je lui donnai mon aumône. Il l’accepta
dignement.
D’autres touristes survinrent. Il s’en
alla vers eux en clopinant, du bout de sa
béquille leur montra le cadavre de l’automobile,
et je l’entendis qui débitait :