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Contes du soleil et de la pluie/53

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LE GAGNE-PAIN

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Dans ses Alpes, dans ses Pyrénées, la France a les routes les plus étranges et les plus audacieuses du monde. Creusées en plein roc, par-dessus les abîmes, elles vous donnent un vertige d’admiration. La Via Mala et le défilé du Schyn, que vante la Suisse, sont des curiosités de second ordre auprès de la route prodigieuse de la Montagne-Rouge, aux environs de Puget-Théniers, auprès de celle des Eaux-Chaudes, auprès de la fantastique vallée de la Bourne, dans le Dauphiné.

Mais le spectacle le plus inouï, le plus irréel, se trouve non loin de Grenoble, en un endroit que les touristes ne connaissent pas encore suffisamment : la vallée de la Vernaison. J’y allai l’autre été.

Je partis de Pont-en-Royans et remontai le cours du torrent. En deux heures de marche j’arrivais aux Grands-Goulets.

La route est au flanc du précipice, dans un étranglement de deux montagnes, si proches qu’avec une perche on peut toucher la paroi de la montagne opposée. À deux cents mètres, au fond du gouffre, bouilonne le torrent. À mille mètres, au-dessus, s’allongent des bandes de ciel bleu.

Et c’est, à travers d’étroits et interminables tunnels, sur des ponts de rêve, une promenade vertigineuse qui fait penser à des paysages d’enfer. On s’étonne que, de l’abîme, ne sortent pas des cris de damnés, des bouffées de valeur, des gerbes de flamme.

Or, entre deux de ces souterrains, j’aperçus un homme très pauvrement vêtu, une béquille sous le bras, et qui se penchait par-dessus le parapet, l’air attentif à quelque chose qu’il eût vu au fond du précipice.

Je regardai. Il n’y avait rien de particulier. Mais il s’approcha de moi en boitant et, du bout de sa béquille, il me désigna les rochers qui encombrent le torrent.

— Vous ne voyez pas ?… là… tout de suite contre l’éboulement ?

— En effet, m’écriai-je après un instant… C’est une roue, n’est-ce pas ? Et puis on dirait… oui… une carcasse d’automobile… mais dans quel état, mon Dieu ! elle est toute recouverte de vase et d’herbes. Depuis combien de temps est-elle là ?

— Quatre années.

— Un accident ?

— Oui, un accident effroyable, cinq personnes… Monsieur ne se rappelle pas ? toute la famille du comte de Saint-Girat… le comte, la comtesse et leurs trois filles…

— Je crois me souvenir… Et comment cela est-il arrivé ?

— On descendait trop vite. Le tournant est très court… On n’a pas pu le prendre.

J’eus un frisson. La chose horrible s’était produite là. Ah ! l’angoisse de ces quelques secondes ! la chute dans ce gouffre…

L’homme reprit :

— Ils ont tous été jetés par-dessus bord. À mon avis, ils sont morts tout de suite… il n’y a qu’une des jeunes filles, Mlle Gabrielle, dont les jupes s’accrochèrent à un tronc d’arbre… vous voyez… au-dessous du parapet… ce sapin… Ce qu’elle a crié, la malheureuse !… Je vivrais cent ans que j’entendrais toujours ses cris… le dernier surtout, quand la branche a cédé…

— Vous étiez donc là ?

— Dame, oui.

— Et vous n’avez pu la secourir ?

— Et ma jambe ? Ah ! c’est que monsieur ne saisit pas… Mais j’étais, moi aussi, dans la voiture… Seulement j’ai eu la chance… je suis tombé sur la route…

Je commençais à comprendre. Je lui demandai :

— Vous étiez dans la voiture, comme mécanicien ?

— Oui, je conduisais.

— Vous conduisiez ! Mais alors…

Il se couvrit le visage de ses deux mains. On aurait pu croire au mouvement de ses épaules qu’il sanglotait. Pourtant, quand il releva la tête, j’eus l’impression que c’était là une comédie habituelle, un geste mécanique. Il prononça, avec une humilité affectée :

— Oui, c’est de ma faute… ou plutôt non… il n’y avait pas plus prudent que moi, le comte le disait toujours… un si brave homme que M. le comte… je l’aimais bien… Mais voilà, à la Chapelle-en-Vercors, j’avais peut-être un peu trop bu… un ami rencontré à l’auberge… un litre, deux litres… le café… les petits verres… Je n’étais pas gris, mais la tête me tournait bien un peu, et je voyais la route comme dans du brouillard… Le premier tournant, ça va, le second aussi, mais au quatrième j’ai mal calculé… alors, n’est-ce pas…

Il débitait tout cela comme une leçon apprise, et de la voix la plus indifférente, sans même songer à ce qu’il disait. Je l’interrogeai :

— Et après ?

— J’ai passé trois mois à l’hôpital de Grenoble, et puis je suis venu ici…

— Ici, pourquoi ?

— Dame, pour vivre… Je ne pouvais plus travailler.

— Je ne vois pas…

— Eh bien, et l’accident, la catastrophe ? Elle a eu lieu ici… tout le monde le sait… Les voyageurs s’arrêtent… ceux qui ne s’arrêtent pas, je les préviens… Alors, n’est-ce pas ? les gens ont du cœur, ça leur fait quelque chose de voir le dernier survivant. Et puis je leur explique tout… je leur parle de cette pauvre famille, de Mlle Gabrielle, qui criait… ah ! ah ! Monsieur, si vous l’aviez entendue…

Je le regardai. Aucune émotion n’altérait son visage. Il exerçait un métier, et c’est tout. Il avait conservé sa place dans la famille Saint-Gérat. La famille n’existait plus, il l’avait anéantie, mais la place subsistait.

Et pourquoi pas, après tout ? Ne faut-il pas vivre ? Parce qu’on tire son gagne-pain d’une situation un peu délicate, un peu macabre, est-ce une raison pour s’émouvoir à chaque bouchée que l’on mange, et pour se lamenter sur l’irréparable ? Sensibilité absurde, scrupules déplacés !

Je lui donnai mon aumône. Il l’accepta dignement.

D’autres touristes survinrent. Il s’en alla vers eux en clopinant, du bout de sa béquille leur montra le cadavre de l’automobile, et je l’entendis qui débitait :

— C’est ici que…

Maurice LEBLANC.