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Contes du soleil et de la pluie/62

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

L’OISEAU BLEU

Séparateur

Une lettre fixée autour d’une pierre tomba dans mon automobile…

Presque chaque jour, j’étais obligé de prendre le chemin étroit qui longeait les murs du vieux château, et de faire, au pied d’une petite tour détachée à la pointe extrême de ces murs, un virage lent et difficile. C’est par l’unique meurtrière de cette petite tour, je m’en rendis compte aussitôt, que la pierre avait dû m’être lancée.

Cent pas plus loin, ayant arrêté, je lus :

« Monsieur, je suis enfermée, malheureuse. Consentiriez-vous à risquer votre vie pour me sauver ? »

Je me renseignai au village voisin. Le château appartenait depuis l’hiver dernier au comte de Laubérun, qui vivait là avec sa femme, ses jeunes enfants et ses deux sœurs. Sauf le comte, qui sortait souvent en automobile, et que j’avais en effet rencontré maintes fois, tout ce monde ne franchissait que rarement enceinte du grand parc. Ils ne connaissaient personne. Je n’appris rien de plus sur eux.

Le lendemain, je passai près de la tour et levai la tête. Une lettre jaillit de la meurtrière. Je lus :

« Ainsi donc, je puis compter sur vous. Soyez béni. De la prudence. Je prépare tout ».

Deux jours durant, rien. Je fus déçu. J’avoue que l’aventure m’intriguait. Une femme à sauver, ma vie à risquer, du mystère, il n’en fallait pas davantage pour surexciter mon imagination de très jeune homme. Après tout, c’est moi, et non un autre, que l’on avait choisi.

Le cinquième jour, une lettre et un paquet me furent lancés. Dans la lettre, ces mots :

« Demain matin, six heures, à l’ancienne porte du Saut-de-Loup. »

Dans le paquet, entre deux cartons, une photographie.

Je n’oublierai jamais l’émotion violente que j’éprouvai devant ce portrait de femme. Ni l’extrême beauté du visage, ni la séduction adorable du sourire, ni la grâce des épaules nues, ne suffisent à expliquer un trouble aussi profond. Je sentis réellement ce qu’on est convenu d’appeler le coup de foudre, et, chose étrange, je le sentis en face d’une simple image.

Mais qui était-ce ? Quelle hâte j’avais de le savoir ! Au village, où je montrais la photographie, prétendant l’avoir trouvée sur la route, on me dit aussitôt :

— Mais c’est la comtesse de Laubérun.

Et dès que je le sus, je me rendis compte que cela m’était absolument indifférent, que tout m’était indifférent, le nom de cette femme, sa situation sociale, les obstacles qui nous séparaient. Une seule chose m’importait, c’était de la voir, de la ravir à tous, au monde entier.

La nuit s’écoula, interminable. Il me semblait impossible, qu’à la dernière minute, il ne surgît pas un événement qui détruisit à jamais mon espoir.

Enfin l’heure sonna. Je montai dans mon automobile et j’allai me poster non loin du Saut-de-Loup. Il y avait à un reste des anciens fossés, un peu d’eau endormie que franchissait un pont de bois fermé par une petite porte moisie.

J’attendis quelques instants. Le jour commençait à peine à se lever. L’horloge de l’église tinta six fois. Au dernier coup, la porte s’ouvrit. La comtesse courut vers moi.

Je distinguai tout au plus, dans l’ombre des grands arbres qui nous entouraient, sa silhouette légère et rapide. Elle me parut petite. D’amples vêtements, un voile, l’enveloppaient, cachant sa taille et son visage.

Je m’inclinai devant elle, Mais elle s’abattit sur mon épaule en murmurant :

— Vite, vite… j’ai peur… on m’a entendue… on va nous poursuivre… ah ! Sauvez-moi…

Je l’emportai dans mes bras. Quelques secondes après, nous partîmes.

Les arbres noirs, le chemin étroit, la petite tour, le vieux parc, nous laissâmes tout cela derrière nous. Devant, bientôt, ce fut la route solitaire, des champs à droite et à gauche, l’espace libre.

Une allégresse singulière me souleva. J’eus la sensation exaltante d’un triomphe. En quelques jours, j’avais conquis ce que d’autres mettent des années à conquérir : le bonheur, l’amour…

Elle se taisait. Moi, ivre de joie, je me mis à parler, jetant des mots, des mots incohérents, fous, passionnés. Et je la regardais, sans souci des dangers de la route, m’abandonnant au hasard.

Elle posa doucement sa main sur mon bras et me dis :

— J’ai peur…

— Peur d’un accident, d’une chute ?

— Non… mais on doit nous suivre.

Elle se retourna, et, soudain, je la vis qui s’affaissait sur elle-même, avec un gémissement.

— Nous sommes perdus… les voilà…

— Allons donc, vous vous trompez…

Elle ne se trompait pas. M’étant retourné à mon tour, j’aperçus, peut-être à cinq cents mètres de nous, une automobile.

Ma nature me porte aux décisions brusques et nettes. Je savais l’automobile du comte bien supérieure à la mienne comme vitesse. À quoi bon lutter ? Rien ne me parut plus humiliant que cette chasse où j’aurais été, inévitablement, mathématiquement rejoint, comme un gibier que l’on force.

J’arrêtai. Elle ne protesta point. Elle pleurait. Je lui dis :

— Je vous supplie d’avoir confiance, madame, je réponds de tout.

L’autre voiture approchait. Je descendis et marchai résolument à sa rencontre.

À dix pas de moi elle fit halte. Un homme et une femme en descendirent. L’homme s’avança. Je reconnus le comte de Laubérun. Il hésita, puis chercha à m’éviter pour aller vers la comtesse. Je lui barrai le chemin.

— Monsieur, je vous avertis que madame s’est mise sous ma protection. Je remplirai mon devoir envers et contre tout, quoi qu’il advienne.

Il me regarda et, ce qui me surprit, son regard n’avait point de colère, un peu d’ironie plutôt. Il dit simplement :

— Et si je passe quand même ?

Je tirai mon revolver.

Un éclat de rire accueillit ce geste. La compagne du comte s’était approchée. Une écharpe de gaze lui couvrait la figure. Elle me prit le bras et m’entraîna du côté de la comtesse.

— Je vois, Monsieur, que votre passion ne connaît pas d’obstacle. Mais quel est votre but ? Sans doute consacrer votre vie à madame… l’épouser un jour ?

— Oui… certes…

— Soit, je vous accorde sa main.

Elle se pencha sur la comtesse qui pleurait près de la voiture, blottie au fond de ses vêtements, et lui dit :

— Élisabeth, monsieur nous fait l’honneur de te demander en mariage. Je ne gout pas de ton consentement, n’est-ce pas ?

Un sanglot étouffé lui répondit. Alors, d’un mouvement assez autoritaire, elle écarta les voiles qui dissimulaient la comtesse.

Et je vis, toute rouge, confuse, les joues ruisselantes de larmes, une enfant, une fillette d’une douzaine d’années.

Le comte nous avait rejoints. Il me dit : — Je vous présente ma fille, Monsieur, une petite personne un peu romanesque, qui se plaît beaucoup dans les vieux donjons, où elle imagine de belles aventures, des enlèvements. Le dernier conte de fées qu’elle avait lu l’avait beaucoup frappée, et nous savions qu’elle attendait avec impatience la venue de l’Oiseau bleu.

Irrité de ce persiflage, je fus près de lui tourner le dos. La rage, la déception me retinrent.

— En ce cas, Monsieur, je dois vous rendre ce portrait qui ne m’appartient pas.

Il examina le portrait et s’écria :

— Tu as donc bien peu confiance en tes charmes, Élisabeth, que tu empruntes ceux de ta mère pour enflammer le zèle de tes soupirants ?

À son tour, la compagne du comte se dévoila. C’était bien l’admirable femme que représentait la photographie.

Je la saluai respectueusement, prononçai quelques mots d’excuse, et m’éloignai.

Il y a cinq ans de cela. J’ai voyagé. Bien souvent mes rêves ont évoqué une image radieuse. Ce n’est point celle d’Élisabeth, ni celle de sa mère, mais une image qui tient de l’une et de l’autre.

Le mois dernier, un invincible attrait m’a ramené.

Chaque jour, je passe sous la vieille tour. Hier, comme jadis, un paquet me fut lancé. Entre deux cartons, c’était un portrait. Le voici devant moi. C’est le portrait d’Élisabeth, mais d’une Élisabeth grave et magnifique. C’est aussi celui de sa mère, mais si jeune, si fraîche, si souriante !

Et je pense avec émotion que tous les jours maintenant rapprocheront Élisabeth davantage de mon rêve, et que l’enfant que j’ai ravie est devenue la femme que j’aime depuis cinq ans…

Maurice LEBLANC.