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Contes du soleil et de la pluie/68

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

AU FOND D’UN CŒUR

Séparateur

La comtesse Berthe donnait ses ordres avec tant de bonne grâce, il y avait en elle une telle douceur, un charme si simple et si profond, car après quatre mois de service chez les de Graneuse, comme mécanicien, Étienne s’aperçut qu’il était infiniment plus heureux qu’il n’eût dû l’être. Il ne rendait pas un compte exact de ce qu’il éprouvait, ni ne cherchait à le préciser. De l’amour ? Il eût bien ri si l’on eût prononcé ce mot pour expliquer ses sentiments. C’était beaucoup moins, et combien plus à la fois ! C’était la joie de la voir, l’espérance qu’un jour il aurait l’occasion de se dévouer à elle, de la sauver de quelque grand péril.

Et en son imagination de brave garçon, un peu naïf, mais si honnête et si respectueux, il se laissait aller à des rêves magnifiques où la comtesse lui demandait le sacrifice de ses gages, de ses économies, de sa vie elle-même, et où il immolerait tout cela comme des choses insignifiantes, en souriant.

Et quel plaisir d’être celui qui la conduisait de porte en porte, dans ses courses et ses visites ! Comme il était fier de cette mission de confiance ! Et comme il sentait le poids effroyable de la responsabilité qui lui incombait ! La comtesse était là, près de lui, dans le cadre luxueux et capitonné du landaulet. À travers les encombrements et les pièges de la rue, ils glissaient, tous deux seuls, l’un près de l’autre. Il avait la garde de cette existence précieuse. Par excès de prudence il évitait les tournants brusques et les allures trop vives. Le soir, quand il la ramenait devant le perron de l’hôtel, il ne doutait point que, grâce à lui, elle n’eût échappé aux pires catastrophes.

Vie délicieuse ! Le matin, dès l’aurore, il faisait la toilette de sa voiture. Son collègue, attaché spécialement au service du comte, se moquait de son zèle. Que lui importait ! Il était heureux.

Et voici qu’une après-midi la comtesse Berthe, qui avait laissé son automobile non loin du Tir aux Pigeons, revint une heure après en compagnie d’un jeune homme dont Étienne avait remarqué la présence assidue à l’hôtel de Graneuse depuis quelque temps, le baron d’Astry. Elle paraissait très agitée. Le jeune homme lui dit :

— Ne refusez pas… je serais si content…

Elle murmura :

— Eh bien, soit… mais vous me promettez… Étienne, le tour du Bois, et vous arrêterez à la porte Dauphine.

Il fut rapide, le tour du Bois. Douze minutes après, d’Astry était déposé devant le Pavillon Chinois. Mais comme Étienne avait souffert !

Et comme il souffrit par la suite ! Car chaque jour ce fut à un nouveau rendez-vous qu’il dut conduire sa maîtresse. Les Buttes-Chaumont, le parc Montsouris, le Jardin des Plantes, le Luxembourg… partout il stationna, tandis que la comtesse et le baron se promenaient lentement dans les allées désertes. Versailles, Saint-Germain, Pontoise, l’Isle-Adam, bientôt les environs de Paris n’eurent plus de secrets pour lui. Il en connut toutes les routes. Il en traversa tous les villages.

Martyre affreux ! Calvaire épouvantable ! Les mains crispées au volant, les yeux fixés sur l’horizon, il tâchait d’oublier, de ne pas penser. Vains efforts ! Il les savait là, tous les deux. Protégés par les vitres closes, ils pouvaient parler sans qu’il les entendît. Leurs regards pouvaient se mêler, leurs doigts se frôler, sans qu’il les vît.

Et par les grand’routes ensoleillées, au milieu des forêts charmantes, le long des rivières poétiques, il était maintenant celui qui menait leur bonheur et leur assurait l’isolement favorable. Il les protégeait. Il les guidait.

Nulle colère ne le souleva jamais contre eux. Comment en eût-il voulu à la douce comtesse ? Mais souvent il pleurait, et ses larmes roulaient jusqu’aux boutons d’or de sa livrée. Quelquefois, un tronc d’arbre, l’angle d’un mur, la paroi d’un rocher lui apparaissaient comme des buts impérieux vers lesquels il devait foncer. En l’espace d’une seconde il en accepta l’idée… c’était irrévocable… tout serait fini… Et l’on passait droit, sans que la voiture eût seulement dévié.

Et un jour, brusquement, la glace s’abattit derrière lui.

— Vite, Étienne… le plus vite possible… Nous sommes perdus.

Il resta un moment interdit. Cependant la comtesse et d’Astry s’affolaient, tournés contre la vitre du fond.

— Ah ! le voilà… le voilà… il gagne… sûrement il a vu… il a reconnu…

Alors Étienne comprit. Le comte les poursuivait. Cela ne l’étonna point, son camarade lui ayant fait le matin même plusieurs allusions dont il n’avait pas tout d’abord saisi le sens exact.

— Mille francs pour vous s’il ne nous atteint pas, s’écria le baron.

Étienne freina violemment. La voiture s’arrêta presque.

— Mais vous êtes fou ! hurla d’Astry.

Une voix douce implora :

— Oh ! Étienne, je vous en supplie…

Il fut sur le point de crier :

— Non, non, nous ne bougerons pas.

Et en lui-même il répétait rageusement : « J’arrête… je veux arrêter… je veux que l’autre arrive… les surprenne… »

Mais l’allure avait repris et il l’augmentait progressivement, tout en s’efforçant d’exécuter les gestes contraires,

La jeune femme murmura :

— Il approche… nous sommes perdus, n’est-ce pas, Étienne ? il nous rattrapera…

— C’est une 20-chevaux… rien à faire !

— Mais c’est horrible, s’écria d’Astry d’une voix étranglée par la peur… Tenez, il gagne du terrain… je vois sa figure… il est seul… Ah ! il n’est pas à cinquante mètres.

Et la comtesse implora de nouveau :

— Étienne, je vous en supplie !

Cette prière désespéra Étienne. Mon Dieu, s’il avait pu la sauver !

Soudain, à dix longueurs de voiture, il aperçut devant lui un chemin qui coupait la route à angle droit. Tourner ? s’enfuir par là ? Trop tard, hélas ! À cette allure, c’eût été de la folie !

Il tourna. Deux cris retentirent. L’aile extérieure creusa un sillon dans le talus d’en face. L’espace d’une seconde ils eurent l’impression que la voiture hésitait. Elle se souleva, puis, redressée, fila…

Tout de suite Étienne dit :

— Pas possible que l’autre tourne… elle a trop d’élan.

— La voici, fit la jeune femme… Non, elle passe.

— Parbleu ! dit Étienne.

La route serpentait entre deux remblais qui la dissimulaient. Un carrefour se présenta, puis un autre. Ils étaient sauvés.

En vue d’un petit bois Étienne arrêta net, sauta de son siège, et ouvrit la portière.

— Pour plus de sûreté, que Monsieur le baron descende et se jette dans le bois. Alors je réponds de tout.

Le jeune homme obéit. Tout tremblant encore il tira son portefeuille. Étienne le saisit à l’épaule et le poussa rudement.

— Allons, filez par là… au galop.

Il referma la portière. La comtesse se pencha.

— Étienne…

Leurs yeux se rencontrèrent. Il frissonne et rougit. Qu’allait-elle dire ?

Elle lui tendit la main, et lorsqu’il l’eut prise entre les deux siennes, elle ne la retira pas aussitôt.

— Je vous remercie ! dit-elle.

Il sentit que c’était là plus qu’un remerciement, et qu’en agissant ainsi elle n’ignorait pas que nulle récompense au monde ne lui eût donné plus de joie. Elle savait donc ? Elle avait donc deviné ?…

Ils partirent. Ils ne furent pas rejoints.

Le soir, à l’hôtel de Graneuse, le comte fit mander Étienne et lui dit :

— Je vous ai aperçu tantôt, en automobile. Vos virages sont trop courts, mon garçon. Je trouve dangereux de vous laisser au service de madame. Vous ferez vos huit jours.

Étienne monta dans sa chambre. Il passa, la nuit à sa fenêtre. Quand le jour vint il prit son rasoir et se coupa la gorge.

Maurice LEBLANC.