bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1905-03-20ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1349-352
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Promenades Dominicales
Pendant deux ans, M. et Mme Chapain
et M. et Mme Vigoux, respectivement
herboristes et quincailliers à Saint-Gravet,
se réunirent tous les soirs dans un
noble but. On faisait une partie de rami.
À la fin de la soirée les perdants glissaient
leurs pièces d’argent et leurs sous
dans la fente d’une énorme tire-lire en
fer-blanc. Le produit de cette cagnotte
devait couvrir les frais d’un séjour que
l’un des deux couples ferait à Paris. Mais
lequel des deux couples ? Ah ! ce voyage,
comme ils en parlèrent ! Quels rêves il
suscita !
Le moment venu, la tire-lire fut ouverte.
On tira au sort. Les Chapain furent
favorisés. Les Vigoux, stupéfaits, leur
vouèrent immédiatement une haine mortelle.
⁂
Au mois de décembre, Chapain et sa
femme débarquèrent à Paris. Ils y passèrent
trois semaines d’autant plus délicieuses
qu’il leur semblait les passer aux
frais de leurs amis Vigoux. Dîners fins
aux bouillons Duval, fauteuils de foyer à
Cluny et à Déjazet, emplettes à la Samaritaine,
omnibus, bateaux-mouches, entrées
au Salon de l’Automobile, note
d’hôtel, les autres, restés là-bas devant
leur comptoir, réglèrent tout. Chapain,
de rire, s’en tenait les côtes. Mme Chapain
écrivait chaque jour à Mme Vigoux
sur carte postale illustrée le programme
de la veille, spectacles, menus, etc.
Ces trois semaines resteront dans le
souvenir des Chapain comme le point
culminant de leur vie.
Ils rentrèrent à Saint-Gravet pour les
fêtes de Noël. Ils ne rapportaient rien
aux Vigoux, « ayant eu juste de quoi »,
comme ils leur dirent.
— Et vous comprenez que nous ne
voulions pas y être de notre poche.
— Il vous suffisait d’y être de la nôtre,
susurra Mme Vigoux d’une petite voix
acide.
Le lendemain, M. Chapain, en lisant
son journal, vit la « Liste des numéros
gagnants de la Loterie du Salon de l’Automobile ».
— Tiens, mais on nous a donné une
enveloppe à l’entrée ! Regarde donc le
numéro, chérie.
Chérie regarda et poussa un cri. Ils
avaient gagné le gros lot, une automobile
Asseline, huit-chevaux…
⁂
Ou, du moins, le numéro 24 257 gagne
le gros lot. Or, à qui appartient le numéro
24 257 ? Au seul ménage Chapain, ou
bien, par moitié, aux deux ménages Chapain
et Vigoux ?
Voilà la question que M. Vigoux lança
un matin au saut du lit, après deux jours
d’affreux désespoir et trois nuits d’insomnie
torturante.
La nouvelle les avait atterrés. Les Chapain
auraient une automobile de 7 000 francs,
une automobile payée avec leur
argent à eux, Vigoux ! Car, cela ne faiait
pas de doute, on prenait ces 7 000 francs
dans leur poche, Ils avaient véritablement
7 000 francs de moins dans
leur poche.
Non, cela ne pouvait pas être ! cela ne
serait pas ! On ne dépouille pas les gens
de la sorte. D’ailleurs, l’exclamation de
M. Vigoux résumait la situation à merveille :
qui gagnait réellement l’automobile ?
M. Vigoux ne prit que le temps de
passer un pantalon et une veste, et courut
chez Chapain.
Chapain éclata de rire quand il eut connaissance
du doute émis par son ami.
— Ah çà ! vous êtes fou, mon cher !
çà ne tient pas debout.
— Alors vous refusez d’examiner la
question à ce point de vue ?
— Absolument.
C’était l’inévitable fâcherie. L’après-midi,
les deux femmes, s’étant rencontrées,
se dirent des injures. On ne se
salua plus.
Deux semaines plus tard l’automobile
arrivait.
On alla en foule la chercher à la gare.
On en avait tant parlé depuis que la querelle
Chapain-Vigoux passionnait la petite
ville, les uns tenant pour le quincailler,
les autres pour l’herboriste !
Le cortège, à la suite de la voiture, que
remorquait un des chevaux de l’omnibus,
se dirigea vers une remise que les Chapain
avaient louée.
Là, coup de théâtre. Le juge de paix,
qui venait sur la requête du sieur Vigoux,
attendait. Dès que l’automobile fut
introduite dans la remise, il apposa les
scellés sur les portes.
La thèse des Vigoux ne manquait pas
d’une certaine justesse.
— Nous formons une cagnotte destinée
à payer à l’un des deux couples un
séjour à Paris. On tire au sort. La cagnotte
échoit aux Chapain. N’est-il pas
évident que les Chapain ont gagné strictement
l’argent de cette cagnotte, c’est-à-dire
le moyen de se payer un séjour à
Paris, comprenant billets de chemin de
fer, notes d’hôtel, distractions, théâtres
etc. ? Dans toutes leurs conventions, les
Chapain et les Vigoux n’ont jamais envisagé
d’autres bénéfices que ceux énoncés
ci-dessus.
À quoi les Chapain ripostaient :
— Nous avons gagné la cagnotte avec
tout ce qu’elle représente de satisfactions
possibles. Tant mieux pour nous si l’un
des actes que nous avons accomplis
grâce à cette cagnotte à des conséquences
imprévues et heureuses, D’ailleurs,
comment le pourriez-vous empêcher ? Moi, Chapain, j’entre dans un bouillon
Duval, mon diner me coûte trois francs.
Or, ce dîner me profite, se résout en un
supplément de force et d’énergie. Allez-vous
me réclamer la moitié de cette force ?
Poserez-vous les scellés sur cette énergie ?
— J’admets jusqu’à un certain point,
concédait Vigoux…
En vérité, le litige était épineux. Le
juge de paix, à qui on s’en remit, le trancha
d’une façon qui satisfit tous les gens
sensés : les Chapain garderaient l’automobile
en nue-propriété, mais les Vigoux
en auraient au même titre qu’eux l’usufruit,
sous la seule condition de supporter
moitié des frais.
⁂
Et voilà comment tous les dimanches :
— en semaine on n’était jamais libre —
M. et Mme Chapain et leurs ennemis, M.
et Mme Vigoux, se promenèrent dans
leur automobile.
Promenade lugubre ! On ne s’adressait
pas la parole. À l’étape on se précipitait
dans les deux auberges concurrentes.
S’il y avait panne, comme les
deux ménages étaient de service tour à
tour, l’un d’eux s’asseyait au revers du
talus et regardait, ironique, l’autre
s’acharner, se désespérer, se salir, écumer
et suer autour de la voiture.
Et les haussements d’épaules ! et les
petits rires ! et les mots chuchotés ! et les
exclamations furieuses pour un virage
trop brusque.
Deux fois Chapain et Vigoux en sont
venus aux mains.
Actuellement il y a un peu d’accalmie.
Dimanche dernier, en effet, l’automobile
a exécuté une charge à fond contre
la barrière d’un passage à niveau.
Elle en est sortie victorieuse, mais les
quatre promeneurs ont été réunis dans
une chute commune. Le garde a dû les
recueillir en assez fâcheux état.
Les Vigoux principalement n’en mènent
pas large.
Mais ils sont absolument décidés à ne
pas mourir. Et ils y arriveront, tellement
la peur que les Chapain ne jouissent paisiblement
de l’automobile leur donne de
la résistance et de la force.
Vigoux l’a déclaré à sa femme, entre
deux crises :
— Si l’un de nous meurt, je resterai
du moins là pour défendre nos droits.