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Contes tjames/Kajong et Haloek

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Imprimerie coloniale (p. 79-93).


X

KAJONG ET HALŒK

[1]


En ce temps-là Kajong et Halœk étaient l’une la véritable fille, l’autre la fille adoptive. D’elles deux l’on ne savait qui était l’ainée, qui la cadette, car elles étaient du même âge. La mère était tourmentée dans son cœur les voyant aussi égales, ne sachant qui était l’aînée et qui la cadette.

La mère dit à Halœk d’appeler Kajong sœur aînée. Halœk répondit à sa mère que Kajong et elle étaient pareilles, que sa mère fit ce qu’elle voudrait elle y consentait, mais elle ne l’appellerait pas sœur aînée. Alors la mère ordonna à Kajong d’appeler Halœk sœur aînée, et Kajong n’y consentit pas davantage. (Elle voulut alors) qu’un jour Kajong appelât Halœk sœur aînée et le jour suivant demoiselle.

Halœk dit à la mère : Si Kajong devait l’appeler demoiselle, qu’elle l’appelât demoiselle, si elle devait l’appeler sœur aînée qu'elle l'appelât sœur aînée, mais l'appeler un jour sœur aînée, l'autre demoiselle, elle en aurait honte devant tous les parents. Alors la mère prit des corbeilles, les donna à Halœk et à Kajong et leur dit d'aller prendre du poisson. Si Kajong prenait plus de poissons que Halœk elle serait l'aînée, si Halœk prenait plus de poissons que Kajong ce serait à elle d'être l'aînée.

Les deux sœurs allèrent prendre du poisson, elles virent une grande mare où les poissons étaient très nombreux ; tous les poissons s'y trouvaient, il y avait dans cette mare de toutes les espèces de poissons. Kajong descendit, entra dans l'eau et se mit à pêcher. Quant à Halœk elle ne se soucia pas de se mettre à l'eau pour prendre du poisson. Kajong prit treize poissons. Halœk alors descendit à l'eau pour pêcher. Kajong avait pris un demi-panier de poissons, Halœk ne prit que dix krvvak. Kajong laissa là le panier de poissons qu'elle avait pris et, fatiguée, elle se reposa sur la berge.

Halœk cherchait du poisson du côté du panier de Kajong. Tout en donnant un coup ici et un coup là elle vola les poissons de Kajong, de sorte qu'elle eut beaucoup et Kajong peu. Quand Kajong revint elle dit à Halœk : Qui m'a pris tous les poissons de mon panier ? Halœk nia et dit qu'elle ne les avait pas pris. Kajong ne lui en dit pas davantage ; elle savait que c'était Halœk qui avait volé ses poissons. Kajong réfléchissait tristement toute seule ; (elle pensait que si) elle allait à la maison sa mère adoptive la battrait. Elle descendit donc pour prendre du poisson, mais elle ne prit qu'un tjarok. Halœk revint à la maison la première, Kajong revint après. Kajong prit son tjarok et le mit dans un puits afin de le nourrir pour être son frère ; quant aux trois poissons tjaklêk qu'elle avait pris aussi, elle les porta à la maison. Kajong réfléchissait que le tjarok qu'elle avait pris était solitaire comme elle, c'est pourquoi elle le nourrit pour être son frère. Quant aux trois poissons tjaklêk ils n'étaient pas solitaires comme elle, aussi elle les rapporta à sa mère adoptive.

La mère adoplive voyant qu'elle avait pris le moins de poissons lui ordonna d'appeler Halœk sœur aînée. Elle consentit à l'appeler sœur aînée et quant à raconter que Halœk lui avait volé ses poissons, elle ne le raconta pas à sa mère adoptive.

Sa mère lui ordonna d'aller garder des chèvres qu'elle venait d'acheter, quand Kajong ouvrit à ses chèvres pour aller les garder elle les fit passer devant le puits où elle nourissait son poisson, elle alla voir le poisson et lui dit : O tjarok ! ta sœur aînée vient te voir ; je t'ai pris et j'ai vu que tu étais solitaire comme moi, c'est pourquoi j'ai eu pitié de toi. Maintenant je te nourris pour être mon frère cadet.

Elle parla ainsi au tjarok, ensuite elle alla garder ses chèvres. A midi elle renferma ses chèvres, prit du riz et alla le porter au poisson pour le manger. Elle porta du riz au tjarok et lui dit : O tjarok ! viens manger du riz, viens recueillir le riz que je te jette. Kajong prit du riz, le jeta dans le puits pour que le tjarok le mangeât. Kajong mangea son riz près du puits avec le poisson, ensuite elle s'en retourna à la maison. Chaque jour elle emportait son riz et allait le manger avec le poisson.

Les jours suivants elle prit son riz et alla le manger avec le poisson, elle appelait le poisson pour manger et le poisson qui était familier avec elle s'entendant appeler montait à la surface et venait manger avec elle. Pendant un mois elle alla toujours manger avec le poisson. Halœk voyant qu'elle emportait son riz la suivit et l'épia. Elle vit que lorsque Kajong mangeait elle appelait le poisson qui montait et venait manger avec elle. Halœk alors revint à la maison.

Le lendemain Kajong alla faire paître ses chèvres. Les chèvres broutèrent du coton et Kajong fut occupée à aller les réclamer aux gens, elle n'alla pas voir le poisson. Halœk était à la maison, elle prit du riz et alla le manger au puits avec le poisson. Elle cria au poisson de monter manger et le poisson l'entendit : Il pensa que c'était Kajong qui l'appelait et monta, Halœk le saisit et l'emporta à la maison. Elle le coupa en deux morceaux, le fit cuire avec du nuôc màm et le mangea tout entier.

Halœk mangea le poisson sans rien dire à sa mère et à Kajong. Le lendemain Kajong prit du riz et elle alla manger au puits mais elle ne vit plus le poisson. Elle explora le puits mais elle ne l'y trouva plus.

Kajong pleura tristement, réfléchissant qu'elle n'avait pas de parents, qu'elle avait un poisson qu'elle nourrissait comme son frère cadet et maintenant elle ne savait qui était l'impitoyable qui le lui avait volé. En toute occasion, chaque jour elle se consolait avec ce poisson, et maintenant on le lui avait volé et elle demeurait seule et solitaire. Nuit et jour elle pleurait.

Cette nuit elle vit en songe le poisson qui lui dit : Ô sœur aînée Kajong, ne pleure pas tant, ma sœur ! Quant à moi, celle dont le nom est Halœk m'a mangé pendant que tu gardais les chèvres, elle a porté du riz et m'a appelé pour manger, elle m'a saisi, m'a emporté à la maison, m'a fait cuire avec du nuôc màm et m'a mangé. Quant à mes arêtes, elle les a mises dans un tube de bambou et l'a enterré à côté de la jarre d'eau. Si tu m'aimes, prends mes arêtes, mets-les dans une noix de coco et enterre-les à un carrefour, afin que lorsque tu iras garder les chèvres je puisse voir le visage de ma sœur. Si tu fais ainsi, tous les jours à toute heure viens me visiter.

Ce poisson parlait ainsi à Kajong et tout en parlant il pleurait. Kajong se réveilla et pleura toute seule, couchée dans sa natte au milieu de la nuit. Le lendemain matin elle alla creuser près de la jarre d'eau et y trouva un tube de bambou. Elle fouilla dans le tube et trouva les arêtes du poisson. Kajong pleura, ensuite elle prit les arêtes, les mit dans une noix de coco et alla les enterrer à un carrefour. Elle dit : Ô mon frère ! comme tu me l'as dit en rêve (?) voici que j'ai pris tes arêtes et je les ai enterrées ici afin qu'allant et venant pour garder mes chèvres je puisse te visiter pour me soulager le cœur. Car je suis bien seule, mon frère. Je n'ai pas de mère, je n'ai pas de père, mon sort est véritablement misérable, ô mon frère ! Des frères, je n'ai pas davantage. Quant à ma mère adoptive combien de fois a-t-elle eu pitié de moi ?

Kajong parla ainsi aux arêtes et pendant ce temps ses larmes coulaient abondamment. Elle revint à la maison. Le lendemain matin elle ouvrit à ses chèvres et les mena paître ; en passant elle alla voir les arêtes du poisson et trouva un soulier d'or à la place où elle les avait enterrées. L'autre soulier un corbeau l'avait emporté et l'avait laissé tomber dans le palais du roi où le roi le trouva. Kajong trouva l'autre. Les arêtes que Kajong avait enterrées là s'étaient transformées en ce soulier.

Kajong emporta ce soulier et le cacha, ensuite elle ramena ses chèvres à la maison. Au bout de deux ou trois jours le roi envoya des lettres dans tous les villages, dans tout le pays, disant : Que toutes les jeunes filles petites et grandes viennent au palais pour mettre le soulier du roi, le soulier qu'un corbeau a enlevé et que le roi a trouvé. Si quelqu'une peut mettre ce soulier et qu'il aille à son pied, qu'il ne soit ni trop large ni trop étroit, mais juste au pied, alors le roi l'épousera.

Dans tous les villages, dans tout le pays, les gens qui avaient des filles leur dirent de venir au palais du roi pour essayer le soulier que le roi avait trouvé. La mère dit à Halœk d'aller la première, mais pour Kajong, elle ne lui en donna pas la permission.

Kajong réfléchissait et s'attristait dans son cœur et versait des larmes. Sa mère adoptive la voyant pleurer ainsi prit un paquet de fil embrouillé et lui ordonna de le démêler, ensuite elle irait au palais pour essayer le soulier comme les autres. Kajong ne débrouilla pas le fil, elle ne faisait que pleurer. Le seigneur du Ciel la vit ainsi pleurant tristement, il envoya des fourmis ramper dans ce fil, ces fourmis rampèrent dans ce paquet de fils et les dévidèrent tous. Kajong prit le fil et le donna à sa mère adoptive.

La mère alors prit un boisseau de sésame et un boisseau de maïs et ordonna à Kajong de les verser sur un van, de les trier et de mettre le sésame d'un côté et le maïs de l'autre. Quand elle les aurait triés, elle lui permettrait d'aller avec les autres.

Or, Kajong d'une part pleurait, de l'autre triait ce sésame et ce maïs. Le seigneur Alwah[2] la vit ainsi pleurer et s'attrister ; il ordonna aux oiseaux de toute espèce de la forêt, aux termites, aux fourmis, aux scorpions, aux scolopendres, aux cancrelats jaunes, aux cancrelats rouges de venir aider à ramasser, (de venir) aider à trier avec Kajong. Ils trièrent tout le boisseau de sésame et de maïs.

La mère adoptive de Kajong lui permit alors d'aller au palais du roi pour essayer comme les autres le soulier que le roi avait trouvé. Kajong prépara des feuilles de bétel qu'elle enveloppa dans un mouchoir, elle se vêtit d'un langouti et s'en alla solitaire ; elle alla toute seule et arriva au palais après les autres. Elle alla droit à l'endroit où se trouvait le soulier qu'elle avait ramassé et qu'elle avait caché. Elle prit ce soulier d'or et le mit dans son mouchoir, ensuite elle alla seule et, tout en marchant, elle réfléchissait et pleurait. Elle pensait que les autres y étaient allées en société et en foule, pourquoi son sort à elle était-il d'être solitaire.

Elle arriva au palais du roi et n'osa pas aller essayer le soulier avec les autres, elle resta cachée derrière le palais. Quant aux filles riches qui avaient des pères, elles étaient dans le palais et essayaient à l'envi d'introduire leur pied dans le soulier trouvé par le roi.

Toutes les filles qui étaient dans le palais essayèrent d'introduire leur pied dans le soulier, mais il n'allait pas. Le roi demanda : De toutes celles qui ont essayé le soulier, ne va-t-il pas (à quelqu'une) ? Les gens répondirent : Il ne va à personne. Le roi demanda : Toutes l'ont-elles essayé ? Les gens lui répondirent : Il reste encore Kajong qui est derrière le palais. Le roi dit : Dites-lui d'entrer pour venir l'essayer.

Les serviteurs amenèrent Kajong dans le palais pour essayer le soulier, elle l'essaya et il fut juste à son pied. Le roi ordonna à ses serviteurs d'aller la faire baigner et de la ramener au palais pour qu'il en fît sa femme.

Au milieu de la nuit le roi demanda à Kajong : As-tu ta mère et ton père ? Elle répondit : Ma mère et mon père sont morts pendant mon enfance quand je commençais à marcher. Ma mère je l'ai vue, mais mon père je n'en ai pas eu plein les yeux, j'étais encore très petite. Maintenant j'habite avec ma mère adoptive. Le roi prit le soulier qu'il avait trouvé et le regarda. Il lui dit : As-tu un soulier semblable à celui-ci ? Kajong répondit : Le soulier que j'ai ramassé est tout pareil à celui que le roi a trouvé. Elle le lui montra, le roi le prit et le compara avec l'autre et vit qu'ils étaient pareils. Il dit : C'était véritablement ta destinée de devenir ma femme, ô Kajong.

Toutes les filles qui avaient essayé de chausser le soulier et n’y avaient pas réussi étaient revenues chez elles. Halœk revint à la maison et dit à sa mère. De tout le pays, de tous les villages les gens sont venus par milliers nombreux à écraser l’herbe et abattre la forêt, (les filles étaient) belles comme le génie de la nuit qui suit la pleine lune, elles avaient les seins ronds comme Ra-Pabwak, et le soulier ne se trouva juste à aucune ; Kajong vint la dernière et chaussa le soulier. Maintenant elle est devenue la femme du roi.

La mère de Halœk, avec un mauvais sentiment, dit : Ma fille véritable n’épouserait pas le roi et ma fille adoptive l’épouserait ! Elle alla dire un mensonge au roi pour demander à ramener Kajong à la maison. Elle alla au palais du roi. Le roi demanda : Où va cette femme ? Elle répondit mensongèrement : Poussière des pieds sacrés de Votre Majesté, je viens parler à Votre Majesté : je vous prie de laisser Kajong revenir à la maison pour deux ou trois jours, ensuite je vous la ramènerai. Si j’entre dans une maison neuve sans être avec ma fille adoptive, je serai extrêmement triste, ô Seigneur ? Le roi dit : Soit ! si tu veux emmener Kajong à la maison emmène-la, mais ramène-la dans quelques jours. Le roi ordonna à Kajong de se vêtir de ses beaux habits et d’aller à sa maison avec sa mère adoptive. Kajong mit ses beaux vêtements et alla à la maison avec sa mère adoptive. Quand elles arrivèrent il était nuit. La mère et Halœk prirent du riz pour manger dans la maison, mais elles laissèrent Kajong dehors. Halœk et sa mère ne l’appelèrent même pas pour manger une bouchée, elles mangèrent dans la maison et fermèrent la porte.

Kajong réfléchissait tristement. Si c’était ma vraie mère, se disait-elle, serait-elle irritée de ce que j’ai épousé le roi ? Mais une mère adoptive n’est pas nos os et notre sang. Cette nuit Kajong se coucha sans manger, on ne lui donna pas non plus de natte pour se coucher, elle dormit sur une claie de bambou.

Le lendemain matin Halœk et sa mère inventèrent une histoire pour tromper Kajong. Halœk mena Kajong cueillir des cocos. Étant allées cueillir des cocos elle lui persuada perfidement de monter sur le cocotier. Kajong monta sur le cocotier et Halœk resta en bas ; elle prit sa cognée et se mit à couper le cocotier pour le faire tomber. Kajong sauta sur un autre cocotier, elle dit : Ô Halœk ! Que fais-tu là ? Peux-tu avoir le cœur d'être si perfide envers moi ? Halœk prit sa hache et coupa le cocotier sur lequel Kajong avait sauté. Kajong dit en pleurant : Ô Halœk ! tu es véritablement résolue à me tuer ! Je suis orpheline, je n'ai ni père ni mère, ta mère m'a nourrie comme sa fille, et maintenant toi et ta mère vous avez le courage d'agir ainsi ?

Halœk s'attaqua à ce cocotier pour le couper : Kajong lui cria : Ô Halœk ! quand tu reviendras à la maison dis à ta mère de te mener épouser mon mari, je te connais !

Kajong parla ainsi et, quand elle vit que le cocotier allait tomber, elle se jeta dans un lac qui était à côté et fut transformée en une tortue d'or, et resta dans le lac.

Halœk revint à la maison et dit à sa mère qu'elle avait persuadé à Kajong de monter sur un cocotier, qu'elle avait coupé le cocotier qui s'était abattu et que Kajong était tombée dans le lac et était morte. La fille et la mère furent toutes joyeuses. La mère conduisit sa fille au palais. Elle entra dans le palais et dit au roi : Poussière sacrée des pieds de Votre Majesté, Kajong m'a échappée, je n'ai pu la retrouver, je vous amène ma vraie fille Halœk pour que vous l'épousiez. Le roi dit : Soit ! puisque tu amènes ta fille à la place de Kajong cela se peut. La mère revint chez elle, et Halœk resta dans le palais du roi et fut sa femme à la place de Kajong. Mais le roi était triste, il regrettait toujours Kajong et ne pouvait goûter le sommeil.

Le roi dit à ses serviteurs de le mener chasser le cerf et le chevreuil. Les serviteurs menèrent le roi au lac où Kajong s'était précipitée du haut du cocolier et avait été transformée en tortue dorée. Le roi était triste et plein de souvenirs, il ne savait que faire. Le roi arrêta ses serviteurs pour se reposer près de ce lac et il leur ordonna de le sonder.

Les serviteurs sondèrent le lac et prirent une tortue dorée. Le roi serra cette tortue sur son sein, et la rapporta chez lui. Il ne voulut pas chasser davantage. Le roi prit la tortue et la mit dans une vasque d'or pour la nourrir. Il alla se promener, alors Halœk prit cette tortue d'or, la fit cuire et la mangea. Elle en jeta la carapace derrière la maison et, de cette carapace, il naquit une pousse de bambou.

Quand le roi rentra, il alla voir la tortue et vit qu'elle avait disparu. Il demanda à Halœk si elle avait vu la tortue d'or. Celle-ci répondit qu'elle ne l'avait pas vue. Le roi alors allait mander ses astrologues pour la rechercher (par des procédés divinatoires). Halœk avoua la vérité, elle dit qu'elle était enceinte, qu'elle avait eu envie de manger cette tortue et qu'elle l'avait tuée pour la manger. Le roi ne lui dit rien.

Deux ou trois jours après le roi alla se promener derrière la maison et vit la pousse de bambou qui pointait, il en fut tout joyeux dans son cœur, il alla la palper et la garda pour son plaisir. Le roi alla se promener encore et Halœk cueillit cette pousse de bambou, la fit cuire et la mangea. Quand le roi revint de sa promenade, il alla voir la pousse et la trouva disparue.

Le roi interrogea Halœk et celle-ci, mensongèrement, lui dit qu'elle était enceinte, qu'elle avait eu envie de la pousse de bambou et l'avait mangée. Le roi ne dit rien, mais Halœk n'était pas enceinte, elle mentait au roi. Le roi n'avait pas couché avec elle.

Les enveloppes de cette pousse de bambou furent transformées en un oiseau bêk qui vint se poser et gémir devant le palais du roi. Le roi entendant gémir ce bêk, fut saisi de tristesse et prononça ce vœu : Si tu es véritablement Kajong, viens te poser dans ma manche. Le bêk vola dans la manche du roi. Le roi le prit et le garda. Deux ou trois jours après le roi sortit pour se promener et Halœk, restée à la maison, prit le bêk, le fit cuire et le mangea. Elle jeta les plumes sur le chemin (?) hors du palais du roi. De ces plumes de bêk naquit un mœkya[3].

Quand le roi revint au palais, il ne vit plus le bêk il demanda à Halœk si elle l'avait vu. Celle-ci dit : En volant il est tombé dans une marmite de potage et y a péri ; je l'avais mis de côté, mais les chiens l'ont emporté. Le roi ne dit rien cette fois non plus.

Le roi ne faisait que regretter ce bêk. Or, des plumes de bêk, que Halœk avait jetées sur le chemin, il naquit un grand mœkya. Le mœkya ne porta qu'un fruit, ce fruit, quand il fut mûr, acquit un parfum incomparable. Quiconque passait devant l'arbre levait les yeux pour le voir, mais le fruit était invisible.

Une vieille Annamite qui allait vendre des ratjam[4] passa devant l'arbre. Le fruit mûr enbaumait. La vieille Annamite leva les yeux sur le mœkya et vit le fruit mûr. Elle dit : Si je pouvais avoir ce fruit pour le manger ! Comme il est beau ! Or le fruit tomba de l'arbre. La vieille le ramassa, le mit dans son panier et le rapporta à la maison où elle le serra dans le pot au riz. La vieille Annamite alla vendre des ratjam et laissa la maison toute seule. Elle n'avait ni fille, ni petite fille. Kajong sortit du fruit de mœkya et fit apparaître du riz, du thé, du bétel, de l'arec, des gâteaux de toute espèce qu'elle mit dans la maison de cette vieille Annamite, ensuite elle rentra dans le fruit de mœkya.

Quand la vieille revint de vendre ses ratjam, elle vit le riz sur le plateau, les gâteaux dans la corbeille. Elle dit : Qui m'a ainsi porté ce riz et ces gâteaux ? Est-ce quelqu'un qui veut me faire un maléfice ? Elle prononça un souhait et mangea du riz et des gâteaux sans aucun effet (fâcheux). Pendant deux ou trois jours il en arriva de même. La vieille, qui était allée vendre ses ratjam, trouva en rentrant à la maison du riz et des gâteaux qu'on lui avait mis là tout prêts. Un jour enfin la vieille se cacha et vit une jeune fille de grande beauté qui portait le riz et les gâteaux pour elle.

La vieille courut et prit Kajong par la main. Kajong se mit à rire. La vieille lui demanda : Tous ces temps-ci, qui m'a porté du riz et des gâteaux ? Kajong dit : C'est moi. La vieille dit : D'où venez-vous me porter ce riz et ces gâteaux ? Kajong répondit : Je demeure dans le fruit de mœkya que vous avez ramassé et que vous avez mis dans la jarre au riz.

La vieille entra dans la maison et alla regarder le fruit de mœkya, elle vit qu'il n'avait qu'une écorce vide. Elle comprit que Kajong était douée de pouvoirs surnaturels et était sortie du mœkya.

Kajong ordonna à la vieille Annamite d'aller inviter le roi. S'il vous demande pourquoi, dites-lui que vous faites un festin. La vieille répondit : Avec une maison si misérable, quand le roi viendra et sera là, comment ferons-nous ? Kajong répondit : Allez toujours. Quand vous reviendrez, vous trouverez une belle maison. La vieille Annamite alla inviter le roi.

La vieille Annamite arriva au palais du roi. Les chiens aboyèrent. Les serviteurs demandèrent : Qui vient à cette heure ? La femme répondit : C'est moi. Ils dirent : Que venez-vous faire ? Elle répondit : Je viens inviter le roi à un festin. Les serviteurs allèrent rendre compte au roi. Le roi dit à ses serviteurs de prendre un palanquin pour le porter à la fête de la vieille Annamite. Quand les serviteurs portèrent le roi hors du palais on vit un tapis qui s'étendait de la grande porte du palais à la maison de la vieille. Le roi, monté sur son palanquin, arriva à la grande porte de la maison de la vieille, il vit que l'on avait rempli la maison de gâteaux.

La vieille, voyant sa maison devenue si belle, fut frappée de surprise. Les gâteaux dans la maison, Kajong les avait fait apparaître. Arrivé là le roi descendit et entra dans la maison. Kajong dit à la vieille de prendre une corbeille des gâteaux qu'elle avait faits et de les offrir au roi pour les manger. Le roi mangea ces gâteaux et vit qu'ils étaient tout pareils à ceux que faisait Kajong. Il fut saisi de tristesse et cessa de manger. Il demanda à la femme : Qui a fait ces gâteaux, madame ? La femme répondit : Je ne sais ; il y a beaucoup de monde, je ne sais qui a fait ces gâteaux.

Le roi chiqua du bétel de là corbeille de la vieille et vit que ces chiques étaient toutes pareilles à celles que faisait Kajong. Il se mit à gémir et Kajong gémit aussi. Le roi entendit les gémissements de Kajong, il entra dans la maison de la vieille et vit Kajong, il l'embrassa et pleura. Le roi avait pitié de ce que Kajong était orpheline. Kajong pleurait aussi. Le roi donna de l'or et de l'argent à la vieille Annamite pour la récompenser de ses services et il ramena Kajong au palais. Quand Halœk la vit, elle fut toute troublée. Mais elle dissimula et lui dit : Te voilà de retour, Kajong ! Kajong dit : Oui. Halœk dit : Je suis venue pour te remplacer auprès du roi, une étrangère y aurait-elle consenti ?

Kajong raconta alors au roi tout ce que sa mère adoptive lui avait fait, et comment Halœk l'avait fait monter sur le cocotier et avait coupé le cocotier, de sorte qu'elle était tombée dans le lac où elle avait été changée en tortue. Tout le reste de l'affaire, Kajong le raconta aussi au roi.

Le lendemain Halœk vint causer avec Kajong ; elle lui demanda : Comment fais-tu pour être si blanche ? Kajong lui répondit en plaisantant qu'elle faisait chauffer de l'eau dans une marmite et, quand elle était bouillante, se jetait dedans, c'est pour cela qu'elle était si blanche. Halœk (voulut) l'imiter, elle fit chauffer une marmite d'eau et, quand l'eau fut bouillante, se jeta dedans et fut brûlée et mourut. Kajong ordonna aux serviteurs de la retirer, de dépecer son corps et de le mettre dans la saumure. Ensuite elle leur ordonna de porter cette jarre de salé à sa mère adoptive, et si celle-ci demandait ce que c'était, de lui répondre que c'était de la saumure de poisson que Halœk leur avait commandé de lui porter, et d'ajouter que Halœk lui recommandait de venir la voir.

Les serviteurs portèrent la saumure et dirent à la mère ce que Kajong leur avait commandé de dire. La mère alla pour voir Halœk, arrivée au palais elle entra et vit Kajong. Elle avait les yeux éblouis et lui dit : Est-il vrai que tu m'aies fait dire de venir te voir ? Kajong répondit : Non ! La mère vit alors que ce n'était pas Halœk mais Kajong, elle eut honte devant Kajong et revint chez elle. Elle avait mangé presque tout le salé quand elle trouva une main qui portait une bague, elle reconnut la main et la bague de Halœk sa fille. Alors elle sut que sa fille était morte et que Kajong, étant douée d’une puissance surnaturelle, était ressuscitée.



  1. Voir Contes et Légendes annamites, 22. L’héroïne de ce conte est nommée dans le texte tantôt Jong tantôt Kajong. J’ai adopté dans la traduction une désignation uniforme.
  2. Alwah ou Aw Lwah pourrait être une corruption d'Allah. Ce conte provient de Tjames païens, mais ils prétendent que leurs congénères musulmans adorent également Alwah.
  3. Diospiros ebenaster (en annamite cây thi). Le fruit de cet arbre a une odeur pénétrante ; le germe ressemble à une silhouette de femme.
  4. Ratjam, gâteaux secs à forme de crêpes.