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Contre Verrès (Rozoir)/Première Action

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles du Rozoir.
Panckoucke (p. 1-74).
PREMIÈRE ACTION
CONTRE VERRÈS
traduite
PAR M. CH. DU ROZOIR.
SOMMAIRE

Cicéron l’emporta sur Cécilius, et fut choisi pour accusateur de Verrès. Il demanda et obtint cent dix jours afin d’aller recueillir en Sicile des preuves et des témoignages ; mais il n’en mit que cinquante dans l’accomplissement de cette mission. Il s’était fait accompagner par son cousin L. Cicéron. Pour éviter les émissaires qu’avait apostés l’accusé, et les pirates qui infestaient les mers, ils prirent un chemin détourné par Vibo-Valentia, ville maritime du Bruttium. Souvent en Sicile, de peur d’être reconnus au train d’un sénateur voyageant en litière, ils furent obligés d’aller à pied, d’une ville à l’autre.

« Dans les voyages de cette nature, dit Middleton, les frais tombaient sur la province ou sur les villes qui avaient part à l’accusation ; mais Cicéron, par indifférence pour le gain, et par un désintéressement digne de ses motifs, ne voulut engager la Sicile dans aucune dépense, et prit toujours son logement sans éclat, chez ses amis et chez ses hôtes. »

Au reste, partout, excepté dans Messine, il fut reçu avec les honneurs dus à son rang et aux services qu’il rendait à la province. À Syracuse, les magistrats assignèrent à Cicéron et à son cousin un logement aux dépens du public. Le décret concernant leur réception fut déposé dans les archives de la ville, et gravé sur une planche d’airain. Un accueil si favorable de la part d’une cité dont les habitants s’étaient déclarés pour Verrès, peut faire juger de celui qui attendait Cicéron dans celles qui avaient imploré son courageux appui. Mais la crainte seule avait dicté aux Syracusains des témoignages équivoques en faveur de Verrès ; et malgré les obstacles que les deux questeurs de celui-ci suscitèrent à Cicéron dans la province où ils étaient encore, malgré la mauvaise volonté du préteur L. Metellus, Cicéron remporta de Syracuse les mémoires et les informations authentiques dont il avait besoin.

Dans Messine, loin de lui rendre aucun honneur, on lui laissa le soin de chercher son logement chez ses amis, indignité jusqu’alors sans exemple à l’égard d’un sénateur romain, à qui il n’y avait point de ville ou de roi dans le monde qui ne se fît honneur d’offrir l’hospitalité.

Après avoir accompli sa mission, Cicéron revint en Italie, où la célérité de son retour déconcerta les protecteurs de Verrès, qui s’étaient flattés de faire remettre à l’année suivante le jugement de cette affaire, pour qu’elle passât à d’autres juges qu’au préteur Glabrion et à ses assesseurs, peut-être même pour en ôter la poursuite à Cicéron. Le mois de juillet 684 arriva, où se faisaient les élections consulaires pour l’année suivante. Q. Hortensius et Q. Metellus Creticus furent désignés consuls. Les préteurs furent ensuite nommés, et l’attribution des causes de concussion était échue à M. Metellus, frère de Creticus : tout semblait ainsi promettre à Verrès un facile triomphe. Mais aux comices pour l’élection des édiles, Cicéron ayant été désigné, malgré l’argent répandu par l’accusé qui le redoutait, il ne songea plus désormais qu’à mettre ce grand procès en état d’être jugé ; et, dès le cinquième jour d’août il l’entama par le discours que l’on va lire, et dont nous n’avons que l’exorde. Il est connu sous le nom de Première action contre Verrès. Au lieu de consumer le temps à faire éclater son éloquence en fortifiant ou en aggravant les accusations, Cicéron, après cet exorde, ne pensa qu’à produire les informations et les témoins, opération qui l’occupa neuf jours entiers ; et, dans cette circonstance, Quintilien le trouve bien plus louable d’avoir contenu son éloquence, que s’il s’était abandonné à l’essor qu’elle aurait pu prendre. Verrès lui échappait sans cela, et la cause des Siciliens périssait dans ses mains ; car, s’il eut manqué à se présenter le 5 août, il ne serait plus resté que deux jours propres à la plaidoirie avant les jeux voués par Pompée qui en devaient durer quinze, et qui, étant suivis des jeux romains, en faisaient perdre quarante. Alors les amis de l’accusé auraient pu obtenir des remises jusqu’à d’autres jeux institués en l’honneur de la Victoire, qui venaient presque immédiatement après les jeux plébéiens ; après quoi la nouvelle année consulaire devait commencer, et l’affaire aurait passé à d’autres magistrats. Grâce à l’activité de Cicéron, toutes ces intrigues furent déjouées. La nouveauté de cette conduite et la notoriété des crimes qui se trouvèrent invinciblement prouvés par les dépositions, confondirent Hortensius jusqu’à lui ôter le courage de prononcer un seul mot pour la défense de son client ; et Verrès prit le parti de prévenir sa condamnation par un exil volontaire.

Le discours que l’on va lire est le seul qui fut véritablement prononcé dans cette affaire ; il est connu sous le nom d’Actio prima, ou Proæmium actionis primœ, et les cinq autres Verrines se nomment Actio secunda, liber primus, secundus, tertius, quartus et quintus.

L’affaire se plaida devant le préteur Man. Glabrion ; il avait pour assesseurs M. Metellus, désigné préteur, et M. Césonius, édile désigné avec Cicéron ; Q. Manlius, Q. Cornificius, P. Sulpicius tribuns du peuple ; M. Crepereius, L. Cassius, Cn. Tremellius, tribuns militaires ; P. Servilius Isauricus, citoyen illustré par ses succès contre les pirates ; Q. Catulus, qui fit la consécration du Capitole ; C. Marcellus, qui avait été proconsul en Sicile ; L. Octavius Balbus, très-versé dans la jurisprudence, et Q. Titinius.

Dans ce premier discours, Cicéron rend compte des raisons qui l’obligent à une marche aussi brusque. Son style est plein d’énergie et de chaleur. Il adresse les reproches les plus hardis à Hortensius, aux deux Metellus et à tous les patriciens favorables à l’accusé. Il prend avec les juges un ton d’autorité, et semble moins invoquer leur bienveillance que les menacer des conséquences, si, par un jugement équitable, ils ne rétablissent l’autorité des tribunaux, en délivrant la république d’un citoyen pervers.

Cicéron donne lui-même la date précise de ce discours ; il le prononça aux nones de sextilis, le 5 août, Nonæ sunt hodie sextiles, dit-il au chapitre x, cinq mois environ après le plaidoyer contre Cécilius, l’an 684 (premier consulat de Crassus et de Pompée). Lui-même explique, dans le discours qu’on va lire, par quelles manœuvres Verrès et ses patrons firent ainsi traîner l’affaire en longueur.

C. D.

PREMIÈRE ACTION
CONTRE VERRÈS.

PRÉAMBULE.
CINQUIÈME DISCOURS.

I. Ce qui était le plus à désirer, juges ; ce qui pouvait surtout contribuer à la fois à désarmer la haine soulevée contre l’ordre sénatorial, et le mépris qui s’attache aux tribunaux, semble, bien moins par la prudence humaine que par la faveur des dieux, vous être accordé, vous être offert, dans un moment bien décisif pour la république. Elle a jeté déjà de profondes racines, une opinion aussi funeste à la république que dangereuse pour vous : oui, non seulement dans Rome, mais chez les nations étrangères, on répète de bouche en bouche qu’avec des tribunaux tels qu’ils existent aujourd’hui, tout homme qui a beaucoup d’argent, quelque coupable qu’il soit, ne peut être condamné. C’est dans un moment si critique pour votre ordre, menacé de perdre le pouvoir judiciaire, et lorsqu’on se prépare à enflammer par des harangues et par des lois(1) les esprits déjà trop irrités contre le sénat, que devant vous est amené C. Verrès, cet homme dès long-temps condamné par sa vie, par ses actions, et par l’opinion publique, mais absous d’avance par son or, ainsi qu’il s’en flatte et qu’il s’en vante. Et moi, juges, dans cette cause, ce n’est qu’en cédant à la volonté absolue, à l’impatience du peuple romain, que je me présente, non pour envenimer la haine que l’on porte à votre ordre, mais pour alléger le poids d’une honte commune. J’amène devant vous un homme à l’occasion duquel vous pourriez rendre à vos jugements la considération qu’ils ont perdue, rentrer en grâce auprès du peuple romain, et donner satisfaction aux nations étrangères. Cet homme est le déprédateur du trésor public(2), l’oppresseur de l’Asie et de la Pamphylie(3), le violateur éhonté de la justice(4) dans Rome, la plaie et le fléau de la Sicile. Si vous le jugez avec une sévérité conforme à votre serment, cette autorité qui doit résider dans vos mains n’en sortira pas ; mais, si les immenses richesses de l’accusé étouffent dans les tribunaux la voix de la conscience, mon zèle aura du moins pour résultat de montrer au grand jour que si la république ne trouve point un tribunal vengeur, ce n’aura pas été faute d’accusé pour les juges et d’accusateur pour le coupable.

II. Quant à moi, s’il m’est permis de vous en faire l’aveu, C. Verrès m’a tendu, sur terre et sur mer, bien des embûches auxquelles j’ai échappé par ma vigilance, ou par le zèle actif de mes amis. J’avouerai cependant que jamais je ne me suis cru exposé à d’aussi grands dangers, jamais je n’ai conçu de craintes aussi vives qu’aujourd’hui, dans cette audience même. Et quelque trouble que me causent l’attente où l’on est de mon accusation, et le concours d’un si grand nombre de citoyens, j’en suis moins tourmenté que des efforts coupables que fait l’accusé pour compromettre, en même temps, vous, moi(5), le préteur Man. Glabrion(6), les alliés, les nations étrangères, votre ordre, enfin le nom de sénateur. Il dit avec insolence que ceux-là seuls doivent craindre qui n’ont volé que pour eux seuls ; mais qu’il a assez pillé pour contenter beaucoup d’autres ; qu’il n’est point de vertu incorruptible, point de citadelle imprenable quand on a de l’or(8). Si, à son audace pour entreprendre, répondait son astuce dans l’exécution, peut-être aurait-il trouvé quelque moyen de nous surprendre. Mais, par un heureux hasard, son audace incroyable est unie à une rare sottise. Car, ainsi qu’il a montré une insigne effronterie dans ses déprédations, de même, aujourd’hui, plein de l’espoir de corrompre ses juges, il ne cache à personne ses desseins et ses tentatives. Une seule fois en sa vie il dit avoir eu peur(9) ; c’est le jour que je le mis en accusation(10), parce que, revenu depuis peu de sa province, et voué depuis long-temps à l’infamie et à l’indignation publique, il ne trouvait pas le moment favorable pour corrompre ses juges. Aussi, comme j’avais demandé un délai très-court(11) afin d’aller chercher des renseignements en Sicile, Verrès trouva quelqu’un qui demanda deux jours de moins pour se rendre en Achaïe(12) : non dans le dessein d’arriver, par son activité et son adresse, au but qu’ont atteint mes travaux et ma vigilance ; car cet informateur destiné pour l’Achaïe n’alla pas même jusqu’à Brindes. Pour moi, en cinquante jours que j’ai mis à parcourir toute la Sicile, j’ai reçu les dépositions, recueilli les plaintes et les griefs des peuples et des particuliers ; en sorte que chacun est demeuré convaincu que cet accusateur prétendu avait été suscité par Verrès, non pour amener un coupable devant les juges, mais pour me faire perdre un temps précieux.

III. Aujourd’hui voici quelle est la pensée du plus audacieux et du plus insensé de tous les hommes. Il comprend que je me présente devant ce tribunal, muni de tous les documents nécessaires, et tellement préparé que je vais, non-seulement faire retentir à vos oreilles, mais exposer à tous les regards ses brigandages et ses infamies. Il reconnaît ici nombre de sénateurs qui furent témoins de son audace. Il voit rassemblés des chevaliers romains, et de plus une foule de citoyens et d’alliés envers lesquels il a commis d’éclatantes injustices. Il aperçoit aussi les députations respectables des cités les plus attachées au peuple romain, réunies autour de vous, et munies d’attestations et de témoignages publics. Et cependant il a conçu une si mauvaise opinion de tous les gens de bien, il pense que les tribunaux, composés de sénateurs, sont descendus à un tel degré de corruption et d’avilissement, qu’il ose se glorifier de son avidité pour l’argent, puisque l’argent est, ainsi qu’il l’éprouve, d’un si puissant secours ; disant hautement qu’il a acheté, ce qui était le plus difficile, l’époque de son jugement(13), afin de pouvoir plus aisément acheter le reste ; et que, ne pouvant échapper à la force des accusations, il a retardé au moins le moment de l’orage. S’il eût fondé quelque espérance, non-seulement sur la bonté de sa cause, mais sur un appui honorable, sur l’éloquence ou le crédit d’un défenseur, il ne rassemblerait pas, il ne saisirait pas ces misérables subterfuges ; il ne porterait pas le dédain et le mépris pour le sénat, au point de faire désigner, à son choix, un membre de cet ordre pour être mis en accusation(14), et qui, tandis que lui-même disposera tous ses moyens, plaidera sa cause avant lui. Les espérances dont il se flatte, et le but de ses manœuvres, sont pour moi bien faciles à deviner ; mais qu’en cela il compte réussir avec un tel préteur(15) et de tels juges, c’est ce que je ne puis concevoir. Il est cependant une chose que je comprends aisément, et dont le peuple romain a dû se convaincre lors de la récusation des juges(16) ; c’est que ses espérances sont de telle nature qu’il n’a de moyen de salut que dans son argent, et que si cette ressource lui manquait, il ne trouverait pas d’autre appui.

IV. En effet, quel génie assez vaste, quel orateur assez éloquent, pour trouver dans une vie souillée de tant de vices, convaincue de tant de crimes, déjà condamnée par la volonté et le jugement de tous les hommes, quelque partie qu’il fût possible de justifier ? Sans parler des taches et de l’ignominie de son adolescence, sa questure, qui fut son premier pas dans les honneurs, que nous présente-t-elle ? Je vois Cn. Carbon(17) dépouillé des deniers publics par son questeur, un consul volé et trahi, une armée désertée, une province abandonnée, des liens formés par le sort et par la religion, brisés, foulés aux pieds. Sa lieutenance a été une calamité pour toute l’Asie et la Pamphylie : dans ces provinces il a pillé un grand nombre de maisons, de villes, et tous les lieux sacrés(18). C’est alors qu’il renouvela contre Dolabella(19) le crime qui avait déjà flétri sa questure ; par ses malversations il attira la haine publique sur celui dont il avait été le lieutenant et le proquesteur ; et non-seulement il l’abandonna dans le danger où il l’avait jeté, mais encore il le dénonça et le trahit. Que voyons-nous dans sa préture à Rome(20) ? La dégradation des édifices sacrés, les travaux publics négligés ; et, dans l’administration de la justice, des mises en possession, des biens adjugés, donnés arbitrairement contre toutes les règles établies. Mais c’est en Sicile qu’il a laissé les traces les plus profondes, les monuments les plus durables de tous ses penchants vicieux. Il a pendant trois ans tellement tyrannisé, ruiné cette province, que rien ne peut la rétablir dans son ancien état. Il faudra bien des années, avec des préteurs irréprochables, pour qu’elle se relève en partie de ses ruines. Sous son gouvernement, les Siciliens n’ont trouvé d’appui ni dans leurs lois, ni dans nos sénatus-consultes, ni dans le droit des gens ; et dans la Sicile personne ne possède plus que ce qui a pu échapper à la connaissance de ce monstre d’avarice et de débauche, ou que ce que lui-même a pu laisser par satiété.

V. Aucun jugement, pendant trois ans, n’a été rendu qu’au gré de son caprice : pas un bien, vînt-il d’un père ou d’un aïeul, dont par lui, par son ordre, le propriétaire n’ait été dépouillé. Des sommes énormes levées sur les terres des laboureurs(21), par des arrêts d’une iniquité sans exemple ; les alliés les plus fidèles traités en ennemis(22) ; des citoyens romains livrés aux tortures, et mis à mort comme des esclaves(23) ; les hommes les plus coupables absous par leurs trésors ; les plus vertueux, les plus intègres, dénoncés en leur absence(24), condamnés et bannis sans avoir pu se défendre ; les ports les mieux fortifiés(25), les villes les plus grandes et les plus sûres, ouverts aux pirates et aux brigands ; les matelots et les soldats siciliens, nos alliés et nos amis, réduits à mourir de faim ; les flottes les mieux équipées et les plus utiles au commerce et à la guerre, perdues et détruites au détriment et à la honte du peuple romain, voilà l’histoire de sa préture. Et ces antiques monuments, dont les plus riches souverains(26) avaient doté la Sicile pour l’embellissement des villes, ou que la générosité de nos généraux vainqueurs(27) avaient laissés ou rendus à ses habitants, c’est encore lui qui les a tous pillés, dépouillés. Et non seulement il n’a épargné ni les statues ni les ornements des édifices publics(28), mais les temples consacrés aux plus augustes cérémonies n’ont pu échapper à sa rapacité. Enfin il n’a laissé aux Siciliens aucune de leurs divinités, pour peu qu’elles lui parussent avoir le mérite du travail ou de l’antiquité. Quant à ses honteux désordres, à ses débauches effrénées, la pudeur me défend de les retracer ici ; aussi bien je ne veux pas aggraver, par de tristes souvenirs, le malheur de ceux qui n’ont pu mettre leurs femmes et leurs enfants à l’abri des atteintes de sa lubricité(29). Mais sans doute, en commettant ces crimes horribles, il a pris soin de les dérober à tous les regards. Loin de là, il n’est personne qui, connaissant son nom, ne puisse, j’en suis sûr, raconter ses abominables forfaits : de sorte que je dois craindre qu’on m’accuse d’en omettre un grand nombre, plutôt que de lui en attribuer qu’il n’ait pas commis. Et je suis persuadé que cette foule de citoyens qui se pressent autour de nous, viennent ici moins pour apprendre de moi les faits de cette cause, que pour vérifier ce qu’ils savent déjà.

VI. Dans une pareille situation, cet homme éperdu, désespéré, se prépare à me combattre avec d’autres armes. Il ne cherche point à m’opposer un orateur éloquent ; il ne s’appuie, ni sur le crédit, ni sur l’autorité, ni sur la puissance : et s’il affecte encore de compter sur ces moyens, je pénètre ses desseins ; car il ne sait pas bien cacher ses manœuvres. Il prétend m’en imposer par de vains titres de noblesse(30), par les noms de quelques hommes pleins d’arrogance, qui m’embarrassent moins parce qu’ils sont nobles, qu’ils ne me servent parce qu’ils sont connus(31) : il feint d’espérer en leur appui, tandis qu’il prépare depuis long-temps quelque autre ressort secret(32). Juges, je vais exposer en peu de mots quels sont et son espoir et ses projets : mais apprenez d’abord quelle marche il a adoptée dès le commencement du procès. À peine revenu de sa province, il a traité pour d’énormes sommes du renvoi de son jugement. Cet infâme marché a subsisté avec toutes ses conditions jusqu’au moment de la récusation des juges(33). Après cette opération, où la fortune, en favorisant le peuple romain dans le tirage au sort, et où l’extrême attention que j’ai mise dans mes récusations, avaient renversé les espérances de Verrès et terrassé son insolence, le traité fut rompu. Tout réussissait selon nos vœux. Les tableaux où étaient inscrits vos noms, et l’organisation de ce tribunal, se trouvaient dans les mains de tout le monde : plus de notes, plus de couleur(34), plus de viles manœuvres dont on se fît une arme pour flétrir vos suffrages. Alors l’accusé, d’abord si fier, si triomphant, était devenu subitement si humble, si abattu, qu’il semblait condamné non-seulement dans l’esprit du peuple romain, mais même à ses propres yeux. Mais tout à coup(35), ces jours derniers, après la tenue des comices consulaires(36), on reprend avec des sommes plus considérables ses anciens projets ; on se sert des mêmes hommes pour tendre les mêmes pièges à votre honneur et à la fortune de tous les citoyens. Ces manœuvres, sénateurs, nous ont d’abord été révélées par des indices vagues et des témoignages incertains : mais une fois entrés dans la voie du soupçon, nous avons pénétré, sans nous égarer, jusque dans les détours les plus secrets de leurs intrigues.

VII. Hortensius, consul désigné, revenait du Champ-de-Mars à sa maison, accompagné d’une foule nombreuse qui lui faisait cortège. Par hasard C. Curion(37) rencontre cette multitude ; je le nomme ici par honneur(38), et sans aucune intention de l’offenser. Je rapporterai de lui ce que sans doute il n’a voulu cacher à personne, puisqu’il l’a dit ouvertement, publiquement(39), en présence de tant de monde. J’userai cependant de ménagement et de précaution, afin que l’on remarque que je n’oublie point les égards dus à son rang et à l’amitié qui nous unit. Près de l’arc de triomphe de Fabius(40) il aperçoit Verrès dans la foule, et lui adresse la parole pour le complimenter à haute voix, sans dire un mot à Hortensius lui-même, qui venait d’être nommé consul, ni aux parents et aux amis de celui-ci qui étaient présents. C’est avec Verrès qu’il s’arrête ; c’est Verrès qu’il embrasse, Verrès qu’il engage à bannir toute inquiétude. « Je vous déclare, dit-il, absous par les comices de ce jour. » Ce mot fut entendu par un grand nombre de citoyens honorables ; il me fut aussitôt rapporté : bien plus, il n’est personne qui, en me voyant, ne me le répétât. Aux uns, ce discours paraissait indigne ; aux autres, ridicule ; ridicule à ceux qui pensaient que la cause dépendait, non des comices consulaires, mais du poids des témoignages, de la nature des crimes, de la conviction des juges ; indigne à ceux qui, portant leurs vues plus haut, voyaient dans ces félicitations l’espoir de corrompre les juges. C’est ainsi que ces hommes intègres raisonnaient et s’entretenaient entre eux et avec moi : « Il est clair, il est évident qu’il n’y a plus de justice. Celui qui se croyait condamné la veille, est absous le lendemain, parce que son défenseur est nommé consul. Quoi ! toute la Sicile, tous les Siciliens, tous les commerçants(41), tous les actes publics et privés de cette province ne seraient d’aucun poids ? Non, si le consul désigné ne le permet. Quoi ! les juges ne prononceront pas d’après l’exposition des griefs, les dépositions des témoins, l’opinion du peuple romain ? Non, tout cédera au pouvoir, et tournera au gré d’un seul homme. »

VIII. Je l’avouerai, juges, ces discours faisaient une vive impression sur moi, car tous les bons citoyens me disaient : « Votre accusé vous sera enlevé ; mais nous ne pourrons conserver plus long-temps l’administration de la justice(42). Car, du moment qu’il sera acquitté, qui pourrait se refuser à la remettre en d’autres mains ? » Cette idée était pénible pour tous, et la joie subite de ce scélérat les affligeait moins que les félicitations vraiment étranges d’un citoyen si élevé par son rang. Je voulais dissimuler le chagrin que j’en éprouvais ; je voulais cacher sous un visage riant, et renfermer dans le silence la douleur dont j’étais pénétré. Mais voilà qu’à la même époque(43), les préteurs désignés ayant tiré au sort leurs divers départements, et celui des concussions étant échu à M. Metellus(44), on m’annonce que Verrès en a reçu tant de compliments qu’il s’est empressé d’envoyer à sa maison pour le faire savoir à sa femme. Sans doute je ne voyais pas cet événement avec plaisir ; et cependant je ne concevais pas quelle crainte sérieuse il pouvait m’inspirer. Une seule chose m’inquiétait : j’avais appris de quelques hommes sûrs, qui m’ont tenu au fait de tout, que plusieurs paniers(45), remplis d’argent de Sicile, avaient été transférés de la maison d’un sénateur dans celle d’un chevalier romain(46) ; qu’environ dix de ces paniers avaient été laissés chez le sénateur pour en faire usage lorsqu’il s’agirait de moi dans les comices, et que les distributeurs de toutes les tribus(47) s’étaient rendus cette nuit même près de Verrès. L’un d’eux, qui croyait devoir tout faire pour moi, vint me trouver cette nuit même, et me rapporta les discours de l’accusé. Celui-ci leur avait rappelé avec quelle libéralité il s’était comporté à leur égard lorsqu’il avait demandé la préture, puis dans les derniers comices consulaires et prétoriens(48). Ensuite il leur promit autant d’argent qu’ils voudraient, s’ils m’empêchaient d’obtenir l’édilité. Les uns avaient répondu qu’ils n’osaient le tenter ; les autres qu’ils ne croyaient pas pouvoir y réussir. Cependant il s’était trouvé un ami intrépide de la même famille, nommé Q. Verres, de la tribu Romilia(49), consommé dans l’art des distributeurs, disciple et ami du père de l’accusé ; il avait garanti le succès moyennant cinq cent mille sesterces(50) ; quelques autres enfin avaient promis de le seconder. Dans cet état de choses, l’attachement que cet homme me portait lui faisait un devoir de m’avertir et de m’engager à me tenir fortement sur mes gardes.

IX. Ma sollicitude était à la fois réclamée par tous ces grands intérêts, et le temps était court. Les comices approchaient, et l’on m’y combattait par d’énormes sommes d’argent. Le jugement pressait, et les paniers pleins d’or de la Sicile n’étaient pas moins menaçants pour moi dans cette affaire. La crainte des comices m’empêchait de m’occuper du jugement ; le jugement ne me permettait pas de donner toute mon attention à ma candidature. Prendre un ton menaçant avec les distributeurs, il n’y avait pas moyen ; car je voyais bien qu’ils n’ignoraient pas que j’étais lié, enchaîné par cette accusation. Dans le même temps, j’apprends qu’Hortensius a engagé les Siciliens à se rendre chez lui, et que ces députés, pénétrant ses motifs, n’ont point accédé à cette invitation, à laquelle rien ne les forçait de se rendre. Cependant les comices, qui m’intéressaient, et où Verrès croyait dominer, comme dans tous les autres de cette année, se sont ouverts. Vous eussiez vu cet homme puissant parcourir les tribus avec son fils, enfant plein de charmes, et qui ne manque point d’amis(51) ; vous eussiez vu ce fils rechercher les amis de son père, c’est-à-dire les distributeurs, les aborder tous, et prendre avec eux des arrangements. Mais on a pénétré le but de toutes ces manœuvres, et le peuple romain n’a pas voulu souffrir que celui qui, par ses richesses, n’avait pu me faire oublier mes devoirs, m’exclût par les mêmes moyens de la carrière des honneurs. Délivré des soins assidus qu’exigeait ma candidature, l’esprit plus libre et plus à l’aise, toutes mes pensées, toutes mes démarches, n’ont eu d’autre objet que cette cause. J’ai découvert, juges, que le but de mes adversaires a été de gagner à tout prix du temps, afin que la cause fût plaidée devant le préteur M. Metellus ; ils trouvaient en cela de nombreux avantages : d’abord M. Metellus était leur ami dévoué ; ensuite ils auraient pour eux Hortensius le consul, avec Q. Metellus(52). Et remarquez, juges, combien celui-ci doit servir les intérêts de Verrès ; car, en s’empressant de faire pour lui le premier usage de son autorité, il semble reconnaître que c’est de lui, avant tout, qu’il la tient(53) ! Avez-vous pensé que je garderais le silence sur de pareilles manœuvres, et que, dans un tel péril pour la république et pour ma réputation, je transigerais, en faveur de qui que ce fût, avec mes devoirs ou mon honneur ? L’autre consul désigné fait appeler les Siciliens ; quelques-uns se rendent chez lui, parce que L. Metellus est préteur en Sicile. Il leur déclare que lui-même est consul ; que l’un de ses frères a obtenu la Sicile pour département ; que l’autre sera chargé des affaires de concussion ; que toutes les mesures sont prises pour qu’on ne puisse nuire à Verrès.

X. Qu’est-ce donc, je vous le demande, Metellus, que corrompre la justice, si ce n’est pas ce que vous faites ? si ce n’est à l’égard des témoins, tels que nos Siciliens, hommes timides et accablés de douleur, employer non seulement l’autorité pour les effrayer, mais encore la crainte du pouvoir d’un consul et de deux préteurs ? Que feriez-vous pour un homme innocent, pour un de vos proches, puisque vous oubliez ainsi vos devoirs, votre honneur, pour un homme pervers qui vous est absolument étranger ? N’est-ce pas vous exposer à rendre, aux yeux de ceux qui ne vous connaissent pas, certains propos vraisemblables ? Car on prétend que Verrès assure que ce n’est pas au destin(54), comme tous les autres consuls de votre famille, mais à son assistance, que vous devez le consulat. Ainsi deux consuls et un juge seront son ouvrage ! Non-seulement, dit-il, nous échapperons à un homme trop exact dans ses informations, trop esclave de l’estime du peuple, à Man. Glabrion, mais nous aurons encore un autre avantage. Au nombre des juges est M. Césonius(55), collègue de notre accusateur, homme d’une probité et d’une habileté reconnues dans la judicature ; rien ne nous serait plus défavorable que de le voir siéger parmi des juges que nous voudrions corrompre ; car, naguère, membre d’un tribunal présidé par Junius(56), non-seulement il a fait éclater son indignation contre les honteuses transactions de ses collègues, mais il les a même dénoncées ouvertement. À dater des kalendes de janvier, nous n’aurons ni ce juge, ni Q. Manlius et Q. Cornificius(57), hommes sévères et intègres, car ils seront alors tribuns du peuple. P. Sulpicius(58), redoutable à cause de sa probité morose, doit entrer en charge aux nones de décembre. M. Crepereius, de cette famille de chevaliers si connue par l’austérité de ses principes ; L. Cassius(59), d’une autre famille si rigide dans toutes les parties de l’administration, et surtout dans les jugements ; Cn. Tremellius(60), magistrat d’une exactitude, d’une probité excessives ; ces trois hommes du vieux temps(61) sont désignés tribuns militaires(62). Dès les kalendes de janvier ils ne seront plus juges. Nous aurons même à tirer au sort pour remplacer M. Metellus(63), puisqu’il doit présider l’affaire. Ainsi, après les kalendes de janvier, le préteur et presque tout le tribunal étant changés, les grandes menaces de l’accusateur et les grands résultats qu’on attend de ce jugement, nous saurons les éluder à notre gré et selon notre bon plaisir. — Aujourd’hui commencent les nones de sextilis(64) ; vous ne vous êtes assemblés qu’à la neuvième heure : nos adversaires ne comptent pas même ce jour. Dix jours doivent s’écouler avant les jeux votifs(65) que Pompée doit célébrer ; ces jeux emporteront bien une quinzaine ; ensuite viendront immédiatement les jeux romains(66). Ainsi ce n’est qu’au bout d’environ quarante jours qu’ils prétendent répondre à ce que nous aurons dit. Ensuite ils espèrent facilement amener, soit en présentant leur défense, soit en alléguant des excuses pour obtenir des délais, une prolongation de l’affaire jusqu’aux fêtes de la Victoire(67). À ces jeux succéderont immédiatement les jeux plébéiens(68), après lesquels il n’y aura que peu ou point de jours d’audience. Les premiers efforts de l’accusation ainsi contrariés, amortis, l’affaire arrivera encore entière au préteur M. Metellus. Si je m’étais défié de ce magistrat, je ne l’aurais pas conservé pour juge ; aujourd’hui j’aime mieux le voir siéger dans cette cause comme juge que comme préteur ; j’aime mieux lui confier, après son serment, sa propre tablette que celle des autres, sans avoir son serment pour gage(69).

XI. Maintenant, juges, c’est vous que je consulte : que dois-je faire, à votre avis ? car le conseil que vous me donnerez tacitement, je ne doute pas que la nécessité ne me force à l’adopter. Si je profite pour parler du temps que m’accorde la loi, mes travaux, mes soins, mon zèle, ne resteront pas pour moi sans récompense ; et mon accusation prouvera que, de mémoire d’homme, nul ne s’est présenté devant un tribunal mieux préparé, plus attentif, ni possédant mieux sa cause. Mais, en m’occupant ainsi de ma gloire, je cours grand risque que l’accusé ne m’échappe. Quel est donc le meilleur parti à prendre ? Il n’est pas, je crois, difficile de le découvrir. Cette gloire, que pourrait me procurer une plaidoirie complète et suivie, réservons-en les avantages pour un autre temps ; n’attaquons maintenant le coupable qu’avec des registres, des témoins, des mémoires, et des actes publics et privés. Entre vous et moi le combat, Hortensius ; je le dis ouvertement. Si je pensais que vous veniez lutter contre moi par votre éloquence et par une habile réfutation de mes moyens, je consacrerais tous mes soins à développer mon accusation et les griefs que j’impute à Verrès : mais, puisque votre intention est de me combattre, non d’après votre caractère, mais d’après le besoin de la cause et le danger de votre client, il faut bien trouver quelque moyen à opposer à une pareille tactique. Votre but est de commencer votre plaidoyer après les deux fêtes(70) ; le mien est d’obtenir la seconde action(71) avant les premiers jeux. Il arrivera de là que votre conduite paraîtra dictée par l’astuce, et la mienne commandée par la nécessité.

XII. J’ai dit que le combat serait de vous à moi : je m’explique. Lorsqu’à la prière des Siciliens, je consentis à me charger de leur cause, je regardais comme honorable et glorieux pour moi qu’ils voulussent bien mettre à l’épreuve mon zèle et ma fidélité, comme ils avaient éprouvé mon intégrité et mon désintéressement. Mais, en acceptant cette tâche, je me proposais encore un but plus élevé ; je voulus faire éclater aux yeux du peuple romain mon attachement pour la république. Car, je vous le dis, Hortensius, il me semblait peu digne de mes soins et de mes efforts d’appeler devant les tribunaux un homme déjà condamné devant l’opinion, si cette tyrannie insupportable, cette corruption sans pudeur(72) que vous avez exercée depuis quelques années, avec tant de passion, dans plusieurs jugements, n’entraient pour beaucoup dans la cause de ce misérable. Mais, puisque cette domination absolue, ce despotisme dans nos tribunaux a tant d’attraits pour vous, puisqu’il existe des hommes qui ne sauraient ni rougir ni se lasser de leurs désordres et de leur infamie, qui semblent prendre à tâche de défier la haine et l’indignation du peuple romain, je me plais à l’avouer, oui, je me suis chargé d’un fardeau bien lourd, bien périlleux à porter, mais qui mérite que je déploie, pour le soutenir, toute la force que comportent mon âge et mon zèle. Puisqu’un ordre tout entier est victime de l’audace et de la méchanceté de quelques-uns de ses membres ; puisqu’il est compromis par l’infamie de leurs jugements, je le déclare à ces hommes pervers, je serai pour eux un ennemi, un accusateur opiniâtre, inflexible, un adversaire implacable. Voilà le devoir que je m’impose, que je réclame, que je remplirai, dans ma magistrature, du haut de cette tribune(73) d’où le peuple romain a voulu que je l’éclairasse, à dater des kalendes de janvier, sur les intérêts de l’état et sur les desseins des méchants. Tel est le grand et magnifique spectacle(74) que je promets au peuple pendant mon édilité. Je le déclare, je le signifie, je l’annonce d’avance, que ceux qui ont coutume de déposer, de recevoir ou de promettre, en un mot, de corrompre la justice comme séquestres ou comme agents ; que ceux qui, dans un tel but, font parade de leur pouvoir ou de leur impudence, s’abstiennent, en cette cause, de souiller leurs cœurs et leurs mains de ces manœuvres criminelles.

XIII. Alors Hortensius sera consul(75), revêtu du commandement et de l’autorité suprême ; moi, je serai édile, c’est-à-dire, quelque chose de plus qu’un particulier. Cependant la cause que je m’engage à soutenir est de telle nature, elle sera si agréable au peuple romain, qu’Hortensius, quoique consul, paraîtra auprès de moi encore moins, s’il est possible, qu’un simple citoyen. Non-seulement on rappellera au souvenir, mais on démontrera, par des preuves certaines, les coupables intrigues, les infamies qui ont souillé les tribunaux depuis dix ans qu’ils sont confiés au sénat. Le peuple romain apprendra de moi comment l’ordre des chevaliers a rendu la justice pendant près de cinquante années de suite(76), sans qu’aucun chevalier ait encouru le plus léger soupçon d’avoir reçu de l’argent pour un jugement prononcé ; comment, depuis que les sénateurs seuls composent nos tribunaux, depuis qu’on a dépouillé le peuple du droit qu’il avait sur chacun de nous, Q. Calidius(77) a pu dire, après sa condamnation, qu’on ne pouvait honnêtement, pour condamner un préteur, se faire payer moins de trois cent mille sesterces ; comment le sénateur P. Septimius ayant été condamné devant le préteur Hortensius(78) comme coupable de concussions, on comprit dans l’amende l’argent qu’il avait reçu comme juge ; comment C. Herennius et C. Popillius(79), tous deux sénateurs, ayant été convaincus du crime de péculat(80), et M. Attilius du crime de lèse-majesté(81), il fut prouvé qu’ils avaient reçu de l’argent pour prix d’une de leurs sentences ; comment il s’est trouvé des sénateurs(82) qui, dès que leur nom fut sorti de l’urne que tenait C. Verrès(83), alors préteur de la ville, allèrent sur-le-champ donner leur voix contre le coupable sans avoir entendu la cause ; comment enfin on a vu un sénateur(84), juge dans cette même cause, recevoir de l’argent de l’accusé pour le distribuer aux juges, et de l’accusateur pour condamner l’accusé. Pourrai-je alors assez déplorer cette tache, cette honte, cette calamité qui pèse sur l’ordre entier ? Ne sait-on pas que dans Rome, lorsque l’administration de la justice était confiée au sénat, les scrutins, portant la sentence des juges liés par le même serment, ont été trouvés marqués de couleurs différentes(85) ? Toutes ces iniquités seront par moi dévoilées dans tous leurs détails et sans ménagement ; j’en fais ici la promesse.

XIV. De quelle indignation pensez-vous que je serai pénétré, si je découvre qu’il s’est commis dans ce jugement quelque manœuvre, quelque prévarication semblable ? surtout si je puis prouver, par de nombreux témoignages, que Verrès a, plus d’une fois, dit en Sicile, devant un grand nombre de témoins : « Qu’il avait à sa dévotion un homme puissant(86), sous la protection duquel il pillait impunément la province ; que ce n’était pas pour lui seul qu’il amassait ; qu’il avait ainsi départi les trois années de sa préture, de manière à avoir fait encore de très-bonnes affaires, s’il pouvait garder pour sa part le produit de la première, donner à ses patrons et à ses défenseurs les revenus de la seconde, et enfin réserver à ses juges la moisson plus riche et plus abondante de toute la troisième ? » C’est ce qui m’a suggéré cette réflexion que j’énonçai naguère devant Man. Glabrion, au moment de la récusation des juges, et qui m’a semblé faire une vive impression sur le peuple, « Je pensais, ai-je dit, que les peuples étrangers allaient envoyer des ambassadeurs pour demander l’abolition de la loi et des tribunaux contre les concussionnaires. Ils sont en effet persuadés que, sans ces tribunaux, chacun se contenterait de voler ce qu’il croirait suffisant pour lui et pour ses enfants ; tandis qu’avec les tribunaux que nous avons, chacun croit devoir prendre assez pour qu’après lui, patrons, défenseurs, préteur, juges, puissent en avoir assez ; qu’ainsi les dilapidations n’ont plus de bornes ; que les provinces peuvent bien assouvir la cupidité du plus avide des hommes, mais non pas acheter son infâme triomphe devant les tribunaux. » Ô jugements mémorables ! ô brillante renommée de notre ordre(87) ! les alliés du peuple romain repoussent les jugements sur les concussions, qui furent établis dans leur intérêt par nos ancêtres. Verrès aurait-il pu concevoir quelque bonne espérance, s’il n’avait toujours eu de vous la plus mauvaise opinion ? Ce devrait être un motif de plus pour vous le rendre plus odieux qu’au peuple romain, puisque, pour l’avarice, la perversité, la déloyauté, il a pu vous croire semblables à lui.

XV. Du poste où vous êtes élevés(88), juges, j’en atteste les dieux immortels, vous ne sauriez trop veiller sur vous-mêmes, et porter vos regards dans l’avenir : je vous en avertis, je ne puis assez vous le répéter, oui, je suis convaincu que les dieux vous ont offert l’occasion la plus favorable pour délivrer l’ordre entier des sénateurs, de la haine, des préventions, de l’infamie, et d’un honteux avilissement. On est persuadé qu’il n’y a dans les arrêts des tribunaux, ni sévérité, ni équité ; qu’il n’y a même plus de justice. Aussi sommes-nous en butte au dédain, au mépris du peuple romain, accablés sous le poids d’une longue ignominie. N’allons pas chercher d’autre cause de la chaleur extrême avec laquelle le peuple romain a réclamé le rétablissement de la puissance tribunitienne(89) ; c’était moins cette puissance qu’il voulait recouvrer, qu’obtenir enfin des tribunaux équitables. Cette vérité n’échappa point à la sagacité de l’illustre Q. Catulus(90) : lorsque Cn. Pompée(91), ce vaillant et glorieux citoyen, proposa le rétablissement de la puissance tribunitienne, Catulus, à qui on demandait son avis, commença par ces paroles pleines d’autorité : « Les pères conscrits administrent mal et scandaleusement la justice ; et s’ils eussent dans les tribunaux voulu répondre à l’attente du peuple romain, la puissance des tribuns n’aurait pas été si vivement regrettée. » Enfin, lorsque Pompée, haranguant pour la première fois le peuple aux portes de la ville(92), en qualité de consul désigné, vint à traiter le point qui semblait devoir être le plus vivement attendu, et fit entendre qu’il rétablirait la puissance tribunitienne, il fut accueilli par un léger bruit, un léger murmure d’assentiment ; mais, quand il ajouta que « les provinces étaient dévastées et opprimées, les tribunaux flétris, les juges sans pudeur ; qu’il voulait veiller à ces abus et y mettre ordre, » alors ce ne fut pas par un simple murmure, mais par des acclamations unanimes que le peuple romain témoigna sa volonté.

XVI. Maintenant tous les regards sont fixés sur vous. Chacun observe à quel point chacun de vous se montrera fidèle à son serment, et zélé pour le maintien des lois. On voit que depuis le rétablissement de la puissance tribunitienne, il n’a été condamné qu’un seul sénateur, encore était-il pauvre(93). On ne vous en blâme point positivement, mais on ne croit pas qu’on doive vous en louer beaucoup ; car il n’y a aucun mérite à demeurer intègres lorsque personne ne peut ni ne veut vous corrompre. Mais, ici, vous allez juger l’accusé, et vous serez jugés vous-même par le peuple romain. En prononçant sur son sort, vous ferez connaître si l’homme le plus coupable, du moment qu’il est très-riche, peut être condamné dans un tribunal composé de sénateurs. Ensuite l’accusé est tel qu’on ne voit en lui que des crimes énormes et d’immenses trésors ; de sorte que, s’il est absous, vous ne pouvez encourir que le plus odieux de tous les soupçons. On ne croira point que l’amitié, les liens du sang, une bonne conduite dans d’autres occasions, ni même enfin quelques basses complaisances(94), aient pu vous avoir fait illusion sur tant d’horribles excès. De mon côté, juges, je traiterai la cause de telle manière, je dévoilerai des faits si notoires, si bien attestés, si graves, si manifestes, que personne n’osera employer son crédit pour obtenir de vous l’absolution du coupable. J’ai d’ailleurs un moyen infaillible, une voie sûre pour suivre pas à pas et pour déjouer leurs plus secrètes intrigues. Leurs complots deviendront, par mes soins, si palpables, si évidents, que le peuple romain croira non seulement les entendre de ses oreilles, mais même les voir de ses propres yeux. Vous pouvez, sénateurs, effacer et détruire la honte et l’avilissement où cet ordre est tombé depuis quelques années. Tout le monde convient que, depuis l’organisation actuelle des tribunaux, aucun n’a égalé celui d’aujourd’hui pour le mérite et la considération. S’il s’y commet quelque prévarication, on n’ira point chercher dans notre ordre des juges plus propres à leurs fonctions, car ce serait impossible ; mais on prendra le parti décisif de choisir un autre ordre pour composer les tribunaux.

XVII. Ainsi, juges, je supplie, avant tout, les dieux immortels de réaliser mes espérances, en permettant que dans cette cause il ne se rencontre pas d’autre coupable que celui qui, depuis long-temps, a été reconnu pour tel. S’il s’en trouvait plusieurs, je vous le déclare, juges, je le déclare au peuple romain, la vie me manquera plutôt que la force et la persévérance dans la poursuite de leurs crimes. Mais ces crimes honteux qu’en m’exposant aux travaux, aux dangers, à la haine, je promets de poursuivre dans le cas où ils seraient commis, votre sagesse, Man. Glabrion, votre autorité, votre vigilance, peuvent en prévenir le retour : soutenez la cause des tribunaux, soutenez la cause de la sévérité, de l’intégrité, de la bonne foi, de la religion ; soutenez la cause du sénat, afin qu’en rendant une sentence digne de l’approbation publique, il recouvre l’estime et la bienveillance du peuple romain ; songez qui vous êtes, où vous siégez ; songez à ce que le peuple attend de vous, à ce que vous impose le souvenir de vos ancêtres ; rappelez à votre souvenir la loi Acilia(92), ouvrage de votre père, en vertu de laquelle le peuple romain a obtenu les jugements les plus équitables et les plus rigoureux en matière de concussions. Vous êtes environné d’exemples respectables qui ne vous permettent point d’oublier la gloire de votre famille, qui vous rappellent nuit et jour la fermeté d’un père, la sagesse d’un aïeul, l’inflexible droiture d’un beau-père. Si vous déployez l’énergie et la sévérité de Glabrion votre père, pour résister à l’audace des scélérats ; la sagacité de votre aïeul Scévola(93) à découvrir les embûches qu’on tend à votre honneur et à celui de tous les juges ; enfin la constance de votre beau-père Scaurus(94) à demeurer invariable dans une opinion fondée sur la justice et sur la vérité, le peuple romain verra qu’avec un préteur intègre et vertueux, et un tribunal aussi bien choisi, les trésors immenses d’un accusé coupable auront plutôt contribué à établir sa culpabilité qu’à lui offrir des chances de salut.

XVIII. Pour moi, j’ai résolu de ne point m’exposer à ce que dans cette cause on nous donne un autre préteur et d’autres juges. Je ne souffrirai pas que l’affaire traîne assez en longueur, pour que les Siciliens, qui naguère ne se déplacèrent point lorsque, par un procédé sans exemple, les consuls désignés(95) les firent tous appeler par leurs esclaves, se voient plus tard convoqués par les licteurs de ces mêmes consuls en charge ; et que ces infortunés, jadis alliés et amis du peuple romain, désormais esclaves et suppliants, soient dépouillés, par des ordres tyranniques, de leurs droits et de tous leurs biens, et même de la liberté de se plaindre. Je ne permettrai certainement pas que, mon plaidoyer fini, on ne réponde que quarante jours après(96), lorsque ce long intervalle aura fait oublier mon accusation ; je ne souffrirai pas que le jugement ne soit prononcé qu’après le départ de cette foule de citoyens venus de toutes les parties de l’Italie pour assister aux comices, aux jeux, ou au cens(97). Du jugement de cette affaire résulteront nécessairement, pour vous, les fruits glorieux de l’estime ou les dangers du mécontentement publics ; pour moi, travail et inquiétude ; pour tous les citoyens, la connaissance de cette cause, et le souvenir de ce qui aura été dit par chacun de nous. J’userai d’un moyen qui n’est pas nouveau, et qu’ont déjà employé ceux qui tiennent aujourd’hui le premier rang dans l’état(98) ; je commencerai par interroger les témoins. La seule innovation que je me permettrai consistera à les produire dans un ordre qui conduira au développement successif de toutes les parties de l’accusation. Quand, par mes questions, mes preuves, mes déductions, j’aurai établi chaque point, je rapprocherai les dépositions des faits : il n’y aura donc d’autre différence entre l’ancienne accusation et la nouvelle, qu’en ce que dans celle-là on produit les témoins après les plaidoyers, tandis que dans celle-ci on les produira à la suite de chaque fait. Mes adversaires auront également la faculté d’interroger, de prouver, de discuter. Si quelqu’un regrette de ne pas m’entendre développer toutes les charges de l’accusation dans un plaidoyer suivi, il sera satisfait à la seconde action. Il sentira que la marche que nous suivons aujourd’hui a pour but de déjouer les intrigues de nos adversaires, et nous est imposée par la nécessité. Telle sera l’accusation dans cette première action. Nous soutenons que C. Verrès s’est livré à des débauches infâmes, à des cruautés inouïes contre les citoyens romains et des alliés, qu’il a outragé à la fois les dieux et les hommes, et qu’en outre il a enlevé de Sicile, contre les lois, quarante millions de sesterces(99). Nous le prouverons par des témoins, par des registres particuliers, par des actes publics ; et nos preuves rendront ces faits si évidents, que vous jugerez que, même avec plus de temps et de liberté, nous n’aurions pas eu besoin d’un long discours.


NOTES
DE LA PREMIÈRE ACTION CONTRE VERRÈS.

I. (1). Par des harangues… Allusion aux harangues que le tribun L. Quintius prononçait devant le peuple pour dépouiller les sénateurs du pouvoir judiciaire. Il est question, dans le plaidoyer pour Cluentius, de ce même Quintius qui essaya vainement de défendre Oppianicus accusé d’empoisonnement. (Voy. les chap. XXVII et suiv. du plaidoyer pro Cluentio, et la note 15 du discours contre Cécilius.) — Et par des lois. Le préteur L. Aurelius Cotta se disposait à porter une loi pour transférer aux chevaliers romains le pouvoir judiciaire.

(2). Le déprédateur du trésor public. Lorsque Verrès était questeur du consul Carbon. (Voyez la note 17 ci-après, et la seconde Action contre Verrès, chap. XIII et XIV.)

(3). L’oppresseur de l’Asie et de la Pamphylie. Comme lieutenant et proquesteur de Dolabella.

(4). Le violateur éhonté de la justice. Dans sa préture urbaine.

II. (5). Pour compromettre en même temps vous, moi. Par ces mots uno tempore mihi, dit Asconius, Cicéron entend les tentatives que Verrès avait faites pour le séduire ; dans ce qui précède, insidiœ terra marique, il s’agit de tentatives contre sa vie.

(6). Le préteur Glabrion. Man. Acilius Glabrion, qui fut consul trois ans après le procès de Verrès avec C. Calpurnius Pison, l’an 687.

(7). Votre ordre, enfin le nom de sénateur. Verrès compromettait l’ordre sénatorial, ordini, en risquant de lui faire perdre le pouvoir judiciaire, si ses perfides menées pour corrompre les juges étaient découvertes.

(8). Point de citadelle imprenable, etc. Ces paroles de Cicéron rappellent ce mot de Philippe, père d’Alexandre, qui disait qu’il ne connaissait point de citadelle imprenable quand il pouvait y entrer un mulet chargé d’or.

(9). Une seule fois en sa vie il dit avoir eu peur. C’est pour exprimer toute l’audace de Verrès, à peu près, dit Asconius, comme Lucilius a dit que Crassus avait ri une fois en sa vie, et comme Virgile a dit de Cacus :

Tum primum nostri Cacum videre timentem.

(10). Que je le mis en accusation. Que signifient ces mots quum reus a me factus sit, dit le même scholiaste, si ce n’est l’action d’être interrogé devant le préteur d’après la formule prescrite par la loi ? Quand les deux parties étaient en présence, l’accusateur disait à l’accusé devant le préteur : Aio te Siculos spoliasse. Si l’accusé gardait le silence, il était condamné comme convaincu. S’il niait les griefs qui lui étaient imputés, le demandeur requérait du juge le temps nécessaire pour informer sur ces imputations ; puis l’on dressait l’acte d’accusation.

(11). Un délai très-court. Diem perexiguam. Ici diem est du féminin, parce qu’il exprime un délai très-court : de là le diminutif diecula. Le jour de douze heures est toujours masculin (Asconius).

(12). Pour se rendre en Achaïe. Quel était cet accusateur suscité par Verrès ? On l’ignorait même du temps d’Asconius. Les uns, selon ce scholiaste, prétendaient que c’était Rupilius ; les autres, que c’était Oppius. Ceux-là disaient que Rupilius était l’accusateur et Oppius l’accusé. Enfin d’autres croyaient qu’il s’agissait de Q. Metellus Nepos, accusateur de Curion. — Quand deux accusations étaient présentées à la fois devant le même tribunal, la priorité était accordée à celui des deux accusateurs qui demandait le moins de temps pour apporter ses preuves.

III. (13). L’époque de son jugement. Verrès était presque venu à bout de faire renvoyer l’accusation à l’année suivante. (Voyez le sommaire.)

(14). Un membre de cet ordre pour être mis en accusation. Oppius ou Curion, dit Asconius. (Voyez la note 12 de ce discours.)

(15). Un tel prêteur. — Glabrione scilicet, dit Asconius, scholie qui indique que Cicéron n’avait pas prononcé ce nom, quoiqu’il se trouve intercalé dans presque tous les manuscrits : aussi l’avons nous fait disparaître de notre texte.

(16). À la récusation des juges. Verrès avait sans doute récusé des juges qui lui paraissaient incorruptibles.

IV. (17). Cn. Carbon. Cn. Papirius Carbon fut trois fois consul, les ans de Rome 669, 670 et 673. Il devint, à la mort de Cinna, le principal chef du parti de Marius. On peut voir, dans la seconde Action contre Verrès (liv. I, chap. XIII), comment il fut abandonné à Rimini par Verrès, son questeur.

(18). Les lieux sacrés. — Fana, fanum. Fanum, chapelle ainsi dite du mot fari, de certaines paroles que le prêtre y récitait (voyez la note de la seconde Action, liv. I) ; ædes, grand édifice sacré ; ædicula, chapelle couverte ; sacellum, chapelle sans toit. On appelait aussi fana les jardins qui renfermaient un monument funèbre. Cicéron donna ce nom au lieu qu’il avait consacré à la mémoire de sa fille Tullie. Nollem illud, dit-il à Atticus, ullo nomine nisi fani appellari… Fanum fieri volo, neque hoc mihi erui potest sepulcri similitudinem effugere (lib. XII, epist. 35 et 36). Delubrum, la niche où l’on mettait l’image de la divinité, sanctuaire ; quasi dei labrum ; labrum, figurément le bassin d’une fontaine, comme le vase où l’on met une chandelle se nomme candelabrum.
(Note de M. Gueroult.)

(19). Contre Dolabella. Il s’agit ici du Cn. Corn. Dolabella qui fut questeur en Cilicie. (Voyez les notes 8 et 28 du discours contre Cécilius, et 25 du plaidoyer pour Quintius.)

(20). Sa préture à Rome. L’an 680. (Voyez, pour cette note et pour les notes 17 et 19, le sommaire du discours contre Cécilius.)

Le préteur de Rome, prætor urbanus, était à la fois le chef de la justice à Rome et le magistrat chargé de surveiller l’entretien des édifices sacrés.

Il y avait alors huit préteurs à Rome, changés tous les ans, et nommés par les centuries. Le premier, urbanus, juge civil entre les citoyens ; le second, peregrinus, entre les étrangers ; les six autres juges au criminel : 1er, crime de lèse-majesté ; 2e, concussion ; 3e, péculat ; 4e, meurtre et autres voies de fait ; 5e, brigue ; 6e, calomnie, crime de faux. Chaque tribunal était spécial. Le préteur ne pouvait recevoir aucune plainte sur des délits qui n’étaient pas de son attribution.

Le préteur de la ville marchait précédé de deux licteurs : Prœtor urbanus, quei nunc est, queique posthac fuerit, duos lictoreis apud se habeto usque ad supremam ad solem occasum, jus inter civeis deicito. Il jugeait lui-même les causes dans lesquelles la question roulait sur le droit, et non sur le fait. Quand il ne s’agissait que du fait, et que la loi ne présentait aucun doute, il renvoyait l’affaire à un juge nommé par lui, et à qui il prescrivait la formule dont il devait se servir. Ces juges étaient pris parmi les sénateurs ou les chevaliers. L’arrêt prononcé par le préteur s’appelait décret.

Le préteur n’avait le droit de rien changer aux lois des Douze-Tables, mais seulement d’y suppléer dans les cas auxquels elles n’avaient pas pourvu.

Quoique ce fût l’usage de tirer au sort les assesseurs du préteur urbain, seul juge nécessaire dans les affaires civiles, il paraît que le sénat l’autorisait quelquefois à les choisir. (Lettres à Atticus, liv. XIV, 1. I.)

Nul ne pouvait citer un autre en justice sans y être autorisé par le préteur. Le défendeur (reus) avait droit de poursuivre le demandeur qui l’aurait assigné sans cette autorisation. Le préteur lui-même ne pouvait être cité en justice tant qu’il était en fonctions.

Lorsque le préteur prononçait un jugement de condamnation il quittait sa robe prétexte.

Il fallait avoir quarante ans pour être préteur : on ne pouvait l’être que deux ans après avoir exercé l’édilité ou le tribunat du peuple.
(Note de M. Gueroult.)

V. (21). Sur les terres des laboureurs. Ils étaient tenus de livrer aux Romains la dîme de leur récolte. Non content de doubler cet impôt, Verrès, par l’entremise de ceux qui étaient chargés de le percevoir (voyez les notes 34, 35 et 87 du discours contre Cécilius), les força de fournir le triple de cette prestation.

(22). Les alliés les plus fidèles traités en ennemis. Le développement de ces faits se trouve dans la dernière Verrine, de Suppliciis

(23). Les citoyens romains livrés aux tortures… comme les esclaves. Le citoyen romain, en vertu de la liberté dont il jouissait, ne devait subir ni la torture ni les autres peines auxquelles les esclaves étaient assujettis. Il n’était point soumis à la puissance tyrannique des magistrats en matière criminelle, la loi des Douze-Tables défendant de rien entreprendre sur la vie et sur l’état d’un citoyen, si ce n’est dans les comices par centuries. Ainsi les magistrats ne pouvaient faire périr de leur chef un citoyen romain, et celui-ci arrêtait toutes les poursuites en prononçant ces mots : Civis sum romanus. (Voyez aussi la dernière Verrine.)
(Note de M. Gueroult. )

(24). Dénoncés en leur absence. Sthenius et Heraclius. (Voyez la seconde action contre Verrès, liv. II, chap. XXXIV.)

(25). Les ports les mieux fortifiés. C’est de Syracuse et de son port que Cicéron veut parler ici ; mais pour amplifier la chose, il emploie le pluriel au lieu du singulier.

(26). Les plus riches souverains. Agathocle, Hiéron.

(27). Nos généraux vainqueurs. Marcellus, vainqueur de Syracuse ; Scipion, vainqueur d’Annibal. Dedit Marcellus, reddidit ex Africa Scipio (Asconius).

(28). Les statues et les ornements des édifices publics.Statuis. Il est utile de constater la différence entre les mots statua et simulacrun. Simulacrum, représentation d’une divinité, statua, celle d’un homme. Les premières étaient consacrées et exposées à la vénération publique, les autres ne faisaient point partie de la religion, et ne servaient qu’à orner les villes, et à perpétuer la mémoire des grands hommes. À Rome il fallait un sénatus-consulte, et dans les provinces un décret des décurions, pour élever un simulacre ou une statue. On lit dans Pline que ces images furent de bois jusqu’au temps où les Romains se rendirent maîtres de l’Asie. Il convient cependant que, trois siècles avant cette conquête, Spurius Cassius en avait consacré une d’airain à la déesse Cérès. Varron nous apprend que les statues étaient décorées d’habits magnifiques et d’ornements conformes aux divers attributs des divinités qu’elles représentaient.
(Note de M. Gueroult.)

(29). Des atteintes de sa lubricité. Allusion à l’aventure de l’épouse de Cléomènes. Voyez deuxième Action, liv. III, ch. 14.)

VI. (30). Par de vains titres de noblesse. Asconius dit que Cicéron veut parler ici d’Hortensius, des trois Metellus (voyez la note 5 du discours contre Cécilius) et de Metellus Scipion.

(31). Que parce qu’ils sont connus. Il y a dans le latin une antithèse véritable entre les mots nobiles et noti : on ne saurait la rendre en français. On voit ici, observe M. Le Clerc, que le mot notus en latin, comme celui de connu en français, se prend quelquefois en mauvaise part.

(32). Quelque autre ressort secret…, pour faire renvoyer l’accusation à l’année suivante.

(33). De la récusation des juges. Voici la manière dont on procédait pour l’élection des juges. Le préteur du ressort des concussions, par exemple, jetait dans une urne tous les noms des juges du même ressort ; on en tirait le nombre convenable : c’est ce qui s’appelait sortiri. L’accusateur et l’accusé récusaient ceux qu’ils jugeaient à propos, car ils pouvaient chacun exercer ce droit dans la limite d’un certain nombre de juges. On tirait une seconde fois au sort pour remplacer ceux qui avaient été récusés, et c’est là ce qu’il faut entendre par subsortiri, subsortitio.

(34). Plus de couleur. Allusion aux tablettes enduites d’une cire particulière que, dans l’affaire de Terentius Varron, accusé par Scaurus, Hortensius avait distribuées aux juges qu’il avait achetés. Voyez les notes 26 et 27 du discours contre Cécilius.)

(35). Mais tout à coup. Ecce autem. Tournure propre à Cicéron quand il veut exprimer quelque évènement soudain. Virgile n’a pas manqué de retenir et d’imiter cette locution dans ce passage : Ecce autem gemini a Tenedo. (Asconius.)

(36). Après la tenue des comices consulaires. Les comices consulaires se tenaient le 6 des kalendes (27) de juillet, et les consuls désignés n’entraient en fonctions que le 1er janvier de l’année suivante. — Kalendes, de calare, mot toscan qui signifie appeler, de καλειν‎. Le premier jour de chaque mois, le petit pontife assemblait le peuple pour lui annoncer les jours de fêtes, dies nefasti, et les jours ouvriers, dies fasti.
(Note de M. Gueroult.)

VII. (37). C. Curion. C. Scribonius Curion, d’une famille plébéienne très-ancienne, dans laquelle s’étaient perpétuées les dignités sacerdotales, fut questeur l’an 658, servit sous Sylla au siège d’Athènes l’an 668, devint préteur l’an 673, et consul avec Cn. Octavius l’an 678. Il commanda pendant trois années en Macédoine, et triompha, l’an 682, des Dardaniens et des Dalmates. Il fut, selon le témoignage de Cicéron, un des plus célèbres orateurs de son temps (Brutus, ch. LVIII). Il fut l’ennemi de César et presque constamment l’ami de Cicéron, qui, dans le discours contre Vatinius (ch. X), en parle comme d’un bon citoyen qui fut toujours le fléau des méchans. Il faut convenir que le trait relatif à Verrès ne donne pas de lui une pareille idée. Il eut pour fils C. Curion, qui, après avoir été particulièrement attaché à Cicéron, devint ensuite le partisan de César, pour lequel il combattit et se fit tuer en Afrique.

(38). Je le nomme ici par honneur. Pourquoi Cicéron emploie t-il pour Curion cette formule, dont il ne s’est pas servi tout à l’heure en nommant Hortensius ? Asconius répond que c’est parce que ce dernier était directement intéressé dans la cause, et qu’il n’en était pas de même de Curion. (Voyez la note 7 du plaidoyer pour Roscius d’Amérie.)

(39). Ouvertement, publiquement. Aperte se rapporte à la publicité du propos tenu par Curion, palam, à la présence de la multitude d’un lieu aussi fréquenté. (Asconius.)

(40). L’arc de triomphe de Fabius. Cet arc se trouvait dans la rue Sacrée, et avait été construit par Q. Fabius Maximus l’Allobrogique, en mémoire de la victoire qu’il avait remportée, étant consul l’an 673, sur les Allobroges, dans la Gaule Narbonnaise. Asconius nous apprend encore que Fabius était censeur lorsqu’il fit ériger ce monument, non loin duquel était sa statue.

(41). Tous les commerçants. Negotiator, marchand en gros, mercator, en détail ; institor, qui vend pour le compte d’un autre ; exercitor, armateur. Les gens de boutique n’étaient point estimés : Sordidi etiam putandi qui mercantur a mercatoribus quod statim vendant ; nihil enim proficiunt, nisi admodum mentiantur. (Cicéron, de Officiis, lib. I, c. 42 ) Les institores étaient tous des affranchis ou des esclaves. Quant aux negotiatores, ils étaient considérés ; car il n’y avait guère que des chevaliers romains qui fissent le commerce en gros. Ils avaient des maisons dans les plus riches provinces.
(Note de M. Gueroult.)

VIII. (42). Nous ne pouvons conserver plus long-temps l’administration de la justice. En prêtant ce langage à des sénateurs eux-mêmes, Cicéron use envers les juges de plus de ménagement que s’il avait fait dire à des plébéiens : Ôtons au sénat les tribunaux. (Asconius.)

(43). Voilà qu’à la même époque. Les comices pour l’élection des préteurs avaient lieu immédiatement après les comices consulaires.

(44). M. Metellus. On a vu, dans la note 5 du discours contre Cécilius, que c’était ce Metellus qui faisait alors partie du conseil du préteur Glabrion. Il n’y eut d’abord qu’un préteur à Rome, puis deux : mais, plus tard, l’étendue de la ville et la multiplicité des affaires obligèrent d’en créer six autres. On tirait au sort leur département. (Voyez le plaidoyer pour Cluentius, ch. LIII, et la note 20 ci-dessus.)

(45). Plusieurs paniers. Fisci, sorte de manne faite en jonc ou en osier, dont les Romains se servaient pour mettre les grosses sommes d’argent. De là le mot fisc pour signifier le trésor public. — D’argent de Sicile, c’est-à-dire fruit des brigandages faits par Verrès dans cette province.

(46). De la maison d’un sénateur dans celle d’un chevalier romain. Asconius se raille de ceux qui cherchaient sérieusement les noms de ce sénateur et de ce chevalier, et ne voyaient pas que Cicéron ne présentait des détails aussi précis que pour rendre odieux ses adversaires. Au reste, ils étaient partagés sur le nom de ce sénateur. Les uns prétendaient que c’était Hortensius ; les autres, que c’était Crassus, depuis l’un des triumvirs. Le chevalier était un certain Publicius, alors connu pour être un agent de corruption dans les élections.

(47). Et que les distributeurs de toutes les tribus. Il y avait des hommes qui faisaient métier de distribuer de l’argent dans les tribus pour gagner leurs suffrages : on les appelait en latin divisores. Ce qu’il y a de bien singulier, c’est que ces distributeurs d’argent dans les tribus, n’étaient point proscrits par les lois, attendu que sans doute il y avait des largesses modérées et permises. Mais ils ne tardèrent pas à devenir odieux, parce qu’on les employait souvent à corrompre les tribus par des largesses outrées et illicites. La preuve que les distributeurs n’étaient méprisés que par l’abus qu’ils pouvaient faire de leurs attributions, c’est que Cicéron parle de l’un d’eux comme d’un homme qui lui était dévoué. Enfin un passage de Plaute nous apprend que les distributeurs étaient non seulement reconnus par la loi, mais considérés ; car il les appelle magistros curiarum. Ainsi, dans l’Aulularia :

Nam noster, nostræ qui est magister curiæ,
Dividere argenti nummos dixit in viros.

(48). Dans les derniers comices consulaires et prétoriens. Ici l’orateur indique à la fois que Verrès n’avait dû qu’à son or son élection à la préture urbaine, et que les deux Metellus n’avaient dû qu’à ses largesses leur promotion au consulat et à la préture.

(49). Q. Verrès, de la tribu Romilia. Asconius lit C. Verrès. Il observe à cette occasion que, quand on voulait faire connaître un citoyen romain, on le désignait ou par son prénom, ou par son nom, ou par son surnom, ou par la tribu dont il faisait partie ou par sa curie, ou par son titre, s’il était sénateur ou chevalier.

(50). Cinq cent mille sesterces. Soixante-deux mille deux cent cinquante francs, en évaluant le sesterce à deux sous et demi de notre monnaie. (Voyez la note 23 du discours contre Cécilius.)

IX. (51). Enfant plein de charmes, et qui ne manque point d’amis. Ceci est pris en mauvaise part. Blando et gratioso. — Fœminis ac maxime meretricibus blanditiœ conveniunt, dit Asconius. Gratia vero quæ potest in adolescentibus esse sine infamia ? Car, ajoute ce scholiaste, gratia, pour un jeune garçon, ne veut dire autre chose que le grand nombre d’adorateurs.

(52). Q. Metellus. Le consul désigné. Il faut bien distinguer les trois Metellus dont il est question dans cette Verrine : M. Metellus, préteur désigné, ayant pour ressort les concussions ; Q. Metellus, désigné consul avec Hortensius ; L. Metellus, préteur en Sicile.

(53). De lui, avant tout, qui la tient. Prœrogativa est ici à double entente. Pour comprendre cet endroit, il faut savoir que, dans l’élection aux grandes magistratures, on tirait au sort la centurie qui donnerait la première son suffrage. Cette centurie s’appelait prérogative et entraînait ordinairement le suffrage des autres centuries. Ainsi, quand on l’avait pour soi, c’était comme une assurance qu’on les aurait toutes. Q. Metellus donne donc à Verrès une prérogative, c’est-à-dire une assurance de sa protection pour les centuries prérogatives qu’il lui avait procurées, à lui et à M. Metellus, son frère. (Asconius.)

(54). Ce n’est pas au destin. Allusion à ce vers que le poète Névius avait fait autrefois sur les Metellus, qui semblaient comme en possession des premières charges de l’état :

Fato Metelli Romæ fiunt consules.

Celui des Metellus qui était alors consul, répondit à Névius par ce vers :

Dabunt Metelli malum Nævio poetæ.

(Voyez la note 89 du plaidoyer pro Roscio Amerino, t. VI.)

(55). M. Césonius. Avait été questeur l’an 672, et était alors édile désigné avec Cicéron. Les fonctions de l’édilité, au rapport d’Asconius, étaient incompatibles avec celles de la judicature. On ne sait en quelle année Césonius fut préteur ; mais il se mit sur les rangs pour le consulat l’année même que Cicéron parvint à cette magistrature, l’an 690. (Voyez Lettres à Atticus, I, 1.)

(56). Présidé par Junius. Dans l’accusation intentée par Cluentius à Oppianicus, sous la préture urbaine de Verrès, Junius avait été désigné par ce préteur pour juger ce procès, quæsitor fuit. Oppianicus fut condamné, quoique Stalenus, Bulbus et Gutta, qui étaient au nombre des juges, fussent vendus à l’accusé. Césonius, leur collègue, fut non seulement exempt de tout soupçon de corruption dans cette affaire, mais il contribua encore à faire punir ces juges prévaricateurs. (Voyez le plaidoyer pour Cluentius, passim, t. X.)

(57). Q. Manlius et Q. Cornificius. On ne sait rien du premier. Le second, questeur l’an 672, fut collègue de Cicéron comme augure, puis se mit avec Césonius sur les rangs pour le consulat la même année que Cicéron. Il était d’une famille fort obscure, et n’avait pas ces talents extraordinaires qui, à Rome, suppléaient à la naissance. Aussi, dans ses Lettres à Atticus (liv. I), Cicéron dit à ce propos : Je ne doute pas que ses prétentions ne vous fassent rire, ou plutôt ne vous fassent pitié. Ce fut Cornificius qui, dans le sénat, dénonça le sacrilège commis par Clodius, qui s’était introduit, déguisé en femme, dans la maison de César, au moment où l’épouse de celui-ci célébrait les mystères de la Bonne Déesse. C’est à Cornificius lui-même, selon les uns, à son fils, selon les autres, que Cicéron adressa quatorze lettres familières (liv. XII, de la dix-septième lettre à la trentième). Quelques critiques attribuent à Cornificius le traité de rhétorique ad Herennium, mais plus ordinairement attribué à Cicéron.

(58). P. Sulpicius. Désigné tribun du peuple, il devait entrer en fonctions aux nones de décembre, c’est-à-dire le 5 décembre, quinze jours avant l’entrée en charge des consuls et des préteurs, qui n’avait lieu qu’au 1er janvier suivant.

(59). L. Cassius. (Voyez la note 58 du plaidoyer pro Roscio Amerino, t. VI.)

(60). Cn. Tremellius. Surnommé Scrofa, ami particulier d’Atticus. (Voyez les Lettres de Cicéron à Atticus, V, 4 ; VI, 1.) Il écrivit sur l’agriculture, et Varron parle de lui (de Re rustica, lib. I, c. 2, et lib. II, c. 4 ). Macrobe en fait aussi mention (Saturn., liv. I, ch. 6 ).

(61). Du vieux temps. Admirons l’art avec lequel Cicéron met sous la forme du reproche l’éloge le plus complet des juges dans la bouche de ses adversaires. C’est ce qu’Asconius a fort bien remarqué. Pour faire sentir cette intention de l’orateur, nous avons tâché de rendre la teinte d’ironie qui se fait remarquer dans tout ce passage, par ces expressions : Probité morose, probité excessive, homme du vieux temps, etc.

(62). Tribuns militaires. Il y en avait de deux espèces : les uns, appelés rufuli, étaient nommés à l’armée par les consuls ; les autres, comitiati, étaient désignés à Rome par les comices.

(63). Nous aurons à remplacer, par le sort, M. Metellus. Cicéron, en prêtant à ses adversaires une coopération si directe dans ce scrutin, semble faire entendre que M. Marcellus, ami de Verrès, chargé de tirer au sort les juges, emploierait quelque supercherie pour que la dénonciation des Siciliens fût portée devant des hommes favorables à l’accusé.

(64). Les nones de sextilis. Le 5 août. Ce ne fut qu’au temps d’Auguste que le mois sextilis prit le nom de cet empereur.

(65). Les jeux votifs de Pompée. Il était ordinaire aux généraux romains de vouer des jeux en l’honneur de quelque divinité, lorsque, dans une action, la victoire était vivement disputée, et que du succès d’une guerre dépendait le salut de la république. Ils étaient très-religieux observateurs de ces sortes de promesses, soit qu’elles fussent avouées ou autorisées par le sénat, soit qu’étant moins solennelles elles n’engageassent que leur auteur.

Les jeux votifs de Pompée, qui furent célébrés le 16 août, surpassèrent en magnificence tous ceux qu’on avait vus jusqu’alors ; mais ces jeux différaient des autres, en ce qu’ils ne furent célébrés qu’une seule fois, au lieu que les jeux Romains, les jeux Plébéiens, et même ceux que Sylla avait consacrés à la Victoire, revenaient tous les ans. (Voyez ci-après, les notes 66, 67 et 68).

(66). Les jeux Romains, ou les grands jeux, qui se célébraient du 4 au 12 septembre, avaient été institués sous Tarquin l’Ancien, à l’occasion de la prise d’Apioles sur les Latins. Le butin qu’on y fit ayant été beaucoup plus considérable qu’on n’aurait osé l’espérer, les marques extérieures de l’allégresse publique furent à proportion plus grandes. Le goût naturel que les Romains eurent toujours pour les spectacles commença dès-lors à se développer, et, à mesure que leur domaine et leurs richesses s’accrurent, ils augmentèrent les frais de cette fête, et ils la rendirent la plus somptueuse de toutes. Selon Asconius, l’institution des jeux Romains remontait au règne de Romulus, à l’époque de l’enlèvement des Sabines, et ils furent voués à Consus, le dieu des desseins secrets, autrement Neptune, roi des Latins (Latinorum regi), et aux grands dieux, c’est-à-dire aux dieux lares de la ville de Rome.

(67). Jusqu’aux fêtes de la Victoire. Ces jeux avaient été voués par Sylla avant la guerre civile : c’était en quelque sorte le triomphe de la noblesse. Ils se célébraient pendant cinq jours, à dater du 27 octobre.

(68). Les jeux Plébéiens. Étaient un monument de la liberté du peuple, quelle qu’en pût être l’origine. Ils duraient pendant trois jours, les 15, 16 et 17 novembre.

(69). Sans avoir son serment pour gage. Le préteur jurait, en prenant possession de sa charge, de rendre la justice suivant les lois : mais il ne répétait pas ce serment à chaque nouvelle affaire ; au lieu que les juges ou les assesseurs qu’il nommait, prêtaient pour chacune un nouveau serment.

XI. (70). D’obtenir la seconde action. Il y a dans le texte comperindinem. L’explication de ce mot tient à un usage qu’il faut développer. Lorsque les deux parties avaient plaidé leur cause, les juges leur disaient de revenir le surlendemain (perindie), et l’accusateur et l’accusé, ou le demandeur et le défendeur parlaient une seconde fois. On ne pouvait rendre l’arrêt si la cause n’avait été remise. On imagina ce règlement pour que les plaideurs et les accusés ne fussent pas victimes de la précipitation des juges.

La comperindinatio, ou remise de la cause à trois jours, était appelée avec raison une seconde action, et c’est aussi le nom que Cicéron a donné aux cinq discours que nous avons contre Verrès, parce qu’en effet ils sont supposés faits en conséquence. Avant la loi Servilia, les juges de la concussion donnaient leur avis immédiatement après que l’accusateur, l’accusé et les témoins avaient été entendus, ce qui ne souffrait d’exception que lorsque, la religion des juges n’étant pas suffisamment instruite, on prononçait amplius cognoscendum, un plus ample informé. Mais, depuis cette loi, la seconde action était de droit. Elle était sans doute très-favorable à l’accusé ; ç’avait été l’intention du législateur. Cependant, il faut aussi avouer que, pendant cette reprise, il y avait pour celui-là du désavantage à parler le premier, attendu que l’accusateur ne parlait qu’après, et qu’il n’y avait point de réplique, les juges allant tout de suite aux opinions.
(Extrait de Morabin.)

(71). Après les deux fêtes. Après les jeux Votifs puis les jeux Romains.

XII. (72). Cette corruption sans pudeur. Ici nous avons suivi la sens donné pas Asconius au mot cupiditas. — Corruptionem judicum significat.

(73). Du haut de cette tribune. Locus, la tribune. Les magistrats seuls avaient le droit d’y monter, et un simple citoyen ne pouvait y paraître que présenté par un magistrat.

(74). Tel est le grand et magnifique spectacle. Les édiles (et c’était une fonction de leur place) célébraient les divers jeux avec plus ou moins de magnificence. Cette obligation de célébrer les jeux, et les jeux mêmes que célébrait un édile, s’appelaient ædililatis munus. Asconius, non content des mauvaises plaisanteries qui échappent quelquefois à Cicéron, en suppose une bien peu vraisemblable en cet endroit : Allusit, dit-il, ad ambiguitatem muneris, et Verris, nomen bestiæ præferentis.
(Note de M. V. Le Clerc.)

XIII. (75). Alors Hortensius sera consul. Il était plus âgé que Cicéron. Il avait été consul six ans avant lui. Il comptait un dictateur parmi ses ancêtres. Sa femme était la sœur de Q. Lutatius Catulus, consul à la mort de Sylla. (Voyez ci-après, la note 90).

(76). L’ordre des chevaliers a rendu la justice pendant près de cinquante années de suite. De l’an 632, date de la loi Sempronia, rendue par C. Sempron. Gracchus, à l’an 672, que Sylla rendit la judicature aux sénateurs ; ce qui ne donne que quarante-un ans. (Voyez la note 9 du plaidoyer pro Roscio Amerino).

(77). Q. Calidius. Père de l’orateur M. Calidius dont parle Quintilien. Étant tribun du peuple, il porta la loi du rappel de Q. Metellus le Numidique, l’an de Rome 655. Il fut ensuite nommé préteur à la sollicitation de Metellus Pius, fils de cet illustre exilé. Envoyé en Espagne, il fut accusé de concussion, et condamné. Informé que les juges qui allaient prononcer sa condamnation, avaient reçu pour prix de leur sentence une somme peu considérable, il s’écria : Vous auriez dû stipuler une somme plus honnête pour ma condamnation : on ne peut décemment condamner un préteur pour moins de trois cent mille sesterces ! (environ 37 500 fr.)

(78). P. Septimius. Surnommé Scévola, sénateur. Il est encore question, au chap. XLI du plaidoyer pro Cluentio, de sa condamnation, qui eut lieu tant pour des concussions commises en Apulie, que pour avoir reçu de Cluentius de l’argent afin de condamner Oppianicus. — Devant le préteur Q. Hortensius, l’an de Rome 680.

(79). C. Popillius. Il ne faut pas le confondre avec P. Popillius, dont il est parlé dans le même plaidoyer pro Cluentio, et qui fut condamné pour crime de brigue, de ambitu.

(80). Convaincus du crime de péculat. Il est bon d’établir la différence entre le péculat et la concussion. Le crime de concussion comprenait tous les abus que les magistrats faisaient de leur autorité pour mettre à contribution les provinces dont l’administration leur était confiée, et pour tirer de l’argent de ceux à qui ils devaient rendre gratuitement la justice. Ce crime est connu sous le titre de pecuniis repetundis, parce qu’il donnait lieu à une action que les provinces ou les particuliers intentaient pour se faire restituer ce que le magistrat avait exigé d’eux illégalement. Les concussionnaires n’étaient d’abord condamnés qu’à la restitution, mais depuis on y ajouta le bannissement. Dans la suite, la loi Julia, portée par Jules-César, au lieu de les bannir, les déclara incapables d’assister au sénat, d’exercer aucun office, ni même d’être reçus en témoignage.

Le mot péculat vient de pecus. Dans les premiers temps, l’or et l’argent qu’ils pouvaient retirer de la vente de leurs troupeaux, faisaient toute la richesse des Romains. Ce nom fut conservé pour désigner le vol ou la dilapidation des deniers publics. Les coupables en furent quittes d’abord pour une somme proportionnée au délit : une loi de Jules-César les bannit.
(Note de M. Gueroult.)

On compte six lois contre les concussions : les lois Calpurnia, Junia, Cornelia et Julia, dont il est question dans la note 20 du plaidoyer contre Cécilius ; les lois Servilia et Acilia. (voy. la note 95 ci-après).

(81). Et M. Attilius du crime de lèse-majesté. On ignore quel était cet Attilius. Le crime de lèse-majesté consistait à livrer à l’ennemi une armée ou une province, à sortir avec des troupes hors des limites de sa juridiction militaire, et à faire des actes d’hostilité contre un prince ou un état sans l’ordre du peuple, ou sans un décret du sénat.

(82). Comment il s’est trouvé des sénateurs. Cicéron, dans son plaidoyer pro Cluentio (ch. XXXVII), ne parle que d’un seul sénateur, C. Fidiculanus Falcula, qui, prévenu de n’avoir pas siégé avec sa décurie, et au moment prescrit par la loi, dans le procès d’Oppianicus, fut acquitté sur ce chef. Il fut ensuite accusé d’avoir reçu de Cluentius quarante mille sesterces pour condamner Oppianicus, et absous sur ce nouveau grief.

(83). De l’urne que tenait alors C. Verrés. Il parait qu’il ne s’agit ici que du tirage au sort après la récusation, et non de celui qui avait lieu au commencement de chaque affaire, pour désigner les juges.

(84). Un sénateur qui était juge. C. Ælius Stalenus Pœtus. On trouve dans le plaidoyer pour Cluentius (du ch. XXIV au ch. XXXVII) tous les détails de l’infâme conduite de ce sénateur, toutefois avec quelques réticences relativement à l’argent que Stalenus avait reçu de Cluentius. Cicéron, qui était alors l’avocat de ce dernier, ne voulait pas convenir de faits qui auraient pu nuire à son client.

(85). Marquées de couleurs différentes. C’est ce qu’avait fait Hortensius dans le procès de Terentius Varron. (Voyez le ch. VII du plaidoyer contre Cécilius).

XIV. (86). Un homme puissant. Nouvelle allusion à Hortensius.

(87). De notre ordre. Les censeurs Lentulus et Gellius avaient mis cette année Cicéron au nombre des sénateurs.

(88). Du poste où vous êtes élevés. Cette manière de rendre cui loco me semble justifiée par ce qui précède et par ce qui suit. Binet ne l’a pas rendu. M. V. Le Clerc, faisant rapporter ces deux mots, non pas aux juges, mais à Verrès, traduit ainsi : Faites attention à ce calcul.

XV. (89). De la puissante tribunitienne. Depuis Sylla, les tribuns avaient perdu le droit de recevoir les appels sur l’exécution des arrêts, de saisir un magistrat et de le mener en prison. Pompée, dans son premier consulat, remit les choses sur l’ancien pied. (Voyez la note 15 du plaidoyer contre Cécilius.)

(90). L’illustre Q. Catulus. Q. Lutatius Catulus, d’une illustre famille plébéienne, fils de celui qui avait vaincu les Cimbres à Verceil (an de Rome 653), était consul à la mort de Sylla, l’an 676. Il sauva la république des troubles que cherchait à exciter son collègue Lepidus. Le Capitole avait été brûlé quelques années auparavant, sous le consulat de Scipion et de Norbanus, en 671, et il eut l’honneur d’en faire la dédicace. Depuis, il fut censeur et prince du sénat (princeps senatus). Il était savant en l’une et l’autre langues ; c’est ainsi que l’on parlait dans ce temps-là, et on ne faisait pas moins de cas de la langue latine, quoique vulgaire, que de la grecque, qui était celle des doctes. Catulus s’opposa autant qu’il put à l’élection de Pompée pour faire la guerre à Mithridate ; il avait allégué pour raison qu’il ne fallait pas exposer si souvent une vie nécessaire à l’état. Voyant qu’on ne l’écoutait pas, il s’écria : Mais si Pompée vient à périr, qui le remplacera ?Vous, répondit l’assemblée d’une commune voix. Voyez le discours pro lege Manilia, du chap. XVII au chap. XXI.)
(Note de M. Gueroult.)
(91). Cn. Pompée. Surnommé le Grand, était plébéien, et d’une noblesse peu ancienne. Il n’y avait point eu de charge consulaire dans sa famille avant l’an 613. Pompeius Rufus, qui fut consul cette année-là, était fils d’un joueur de flûte. Le père du grand Pompée avait été surnommé Strabo, le louche. Il se signala dans les guerres civiles entre Marius et Sylla, mais en ménageant les deux partis, de manière que l’on ne sut jamais bien duquel des deux il était en effet, quoiqu’il eût été préteur et consul. Aussi, quand il fut tué d’un coup de foudre au milieu de son camp, l’an 667, tout le monde s’en réjouit (Paterculus, liv. II, ch. 19). Son fils n’eut pas plus de fermeté dans le caractère. Strabon avait épousé la sœur de ce Lucilius qui s’était fait une grande réputation par ses poésies satiriques. Lucilius était d’une race sénatoriale. Cn. Pompée termina la guerre de Mithridate comme il avait terminé celles de Lépide, de Sertorius, des esclaves et des pirates. Quand il vint prendre en Asie le commandement de l’armée, Lucullus lui dit, au rapport de Plutarque, qu’il ressemblait à ces lâches oiseaux qui ne se jettent que sur des charognes, et qu’il n’avait jamais commandé qu’à des restes de guerre.
(Note de M. Gueroult.)

Pompée, dit Asconius, était alors en butte à la haine du sénat, pour avoir rendu au peuple la puissance tribunitienne ; mais Cicéron, toujours l’homme de sa cause, prend avantage de quelques expressions de Catulus pour louer Pompée d’un acte que personnellement il n’approuvait pas.

(92). Aux portes de la ville. Les généraux revêtus d’un commandement militaire dans les provinces, tant qu’ils étaient en exercice, ou qu’ils sollicitaient les honneurs du triomphe, ne pouvaient entrer dans Rome. Pompée se tenait hors des portes, parce qu’il demandait le triomphe, après ses victoires contre Sertorius. Dans sa première harangue au peuple, il se prononça pour le rétablissement de la puissance tribunitienne, Palicanus étant tribun. (Asconius.)

XVI. (93). Encore était-il pauvre. Asconius prétend que Cicéron parle ici du Dolabella dont Verrès fut questeur ; Manuce n’est pas de son avis, et il paraît avoir raison, attendu que ce Dolabella était condamné bien avant que Pompée eût porté sa loi en faveur du tribunat. (Voyez, sur ce personnage, les notes 25 du plaidoyer pro Quintio, et 8, 11 et 13 du discours contra Cæcilium.)

(94). Que l’amitié. C’est ainsi qu’Asconius veut qu’on entende le mot gratia, que la plupart des traducteurs rendent par crédit ; car, observe-t-il, Cicéron ne veut pas même faire croire que Verrès soit l’ami d’Hortensius, mais seulement son associé pour le pillage. — Les liens du sang. Ceci se rapporte à Metellus, collègue d’Hortensius, qui défendait Verrès avec autant de chaleur que s’il eût été son parent. (Asconius.) — Quelques basses complaisances. Ce sens est indiqué par le même scholiaste.

XVII. (95). La loi Acilia. M. Acilius Glabrion, père du préteur devant lequel se plaida la cause de Verrès, porta, étant tribun, une loi très-sévère contre les concussions, qui permettait même de condamner dès la première audience. (Asconius.)

La loi Servilia, de repetundis, était l’ouvrage du tribun C. Servilius Glaucia, qui la proposa pour mettre dans son parti les chevaliers ou publicains de son temps, qui ne donnaient que trop souvent lieu aux plaintes que l’on faisait de leurs concussions dans les provinces. Quand elle n’aurait différé de la loi Acilia qu’en ce qu’elle accordait aux accusés la remise à trois jours, c’était beaucoup de gagner du temps pour des gens qui savaient si bien en profiter, et qui, étant reçus à se faire entendre de nouveau dans leurs défenses, avaient tant de moyens de se procurer des juges favorables. (Morabin.)

(96). Scævola. P. Mucius Scévola, grand jurisconsulte, qui fut consul avec L. Calpurnius Pison en 621, l’année même de la mort de Tiberius Gracchus. Sans être tout-à-fait partisan des lois que proposa ce tribun sous son consulat, il se montra opposé aux violences que les patriciens voulaient exercer contre lui. Au milieu de la sédition dans laquelle périt Tiberius, le consul Scévola était à son poste, à la tête du sénat. Il montra la modération la plus courageuse dans cette circonstance ; mais alors l’étude de la jurisprudence supposait des vertus et une fermeté vraiment stoïque. Il était cousin de Q. Mucius Scévola l’augure.(Voyez la note 32 du plaidoyer pro Rabirio.)

(97). Scaurus. M. Émilius Scaurus, prince du sénat. (Voyez les notes 25 du discours pro Rabirio, et 26 du plaidoyer pro Murena, t. X.)

XVIII. (98). Que les esclaves des consuls désignés. On a dit plus haut qu’Hortensius et Metellus avaient mandé chez eux les députés siciliens.

(99). Répondre quarante jours après. Il se serait écoulé tout ce temps entre l’accusation et la réponse, si l’accusateur, plein de zèle et d’activité, n’eût pressé les choses, pour que la cause fût jugée avant les jeux.

(100). Au cens. Il fut fait cette année par les censeurs Gellius et Lentulus. (Voyez, sur ces censeurs, le chapitre XLII et la note 51 du plaidoyer pro Cluentio).

(101). Le premier rang dans l’état. Les deux Lucullus, Lucius et Marcus, personnages consulaires, avaient, dans l’accusation qu’ils intentèrent à L. Cotta, commencé par produire les témoins.

(102). Quarante millions de sesterces. Dix millions cent vingt cinq mille francs, en évaluant le sesterce à quatre sous et demi. (Voyez la note 23 du plaidoyer contre Cécilius.)