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Conversations des gens du monde/Le Dégel

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Conversations des gens du monde dans tous les tems de l’annéeImprimerie PolytypeTome I (p. 153-231).
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LE DÉGEL.


TROISIÈME JOURNÉE.

PERSONNAGES.

Séparateur


M. DE GREVAL.
Mme. DE GREVAL.
LE COMTE DE ROCHECLAIR.
LA PRÉSIDENTE DE BILLIERE.
LE BARON DES GRAIS.
Mme. DE LANCIERES.
LE DOCTEUR.
LA COMTESSE DE LORAINVILLE
LA MARQUISE DE VILLARCI.
LA VIDAME DE BÉVIERE.
LE VICOMTE DE REZAN
LE COMMANDEUR DE RALZAC.
DUVAL, Valet-de-Chambre de Mme. de Gréval.


La scène est chez Madame de Greval.

Scène première.

Mme. DE GREVAL, M. DE GREVAL, DUVAL.


M. de Greval.

Eh bien, Duval, ce poëlier ne veut donc pas venir raccommoder le poële de la salle à manger ?

Duval.

Monsieur, j’y ai été quatre fois ; il m’a toujours dit qu’il viendroit demain.

M. de Greval.

J’irai moi-même. Madame, sortirez-vous aujourd’hui ? — Elle ne répondra pas.

Duval.

Monsieur, j’ai été aussi chez M. Martinol.

M. de Greval.

Ah ! pour ma pendule ? Eh bien, qu’est-ce qu’il dit ?

Duval.

Il dit, qu’il sait bien que vous devriez l’avoir ; mais qu’il n’a pas pu faire autrement.

M. de Greval.

Tous ces gens-là sont insupportables ! Je lui ferai attendre son argent. Eh bien, Madame, dites donc si vous comptez faire beaucoup de visites aujourd’hui ?

Mad. de Greval, écrivant.

En vérité, Monsieur, vous êtes odieux ! Vous me tourmentez, que c’est affreux !

M. de Greval.

Je vous tourmente ?

Mad. de Greval.

Mais sûrement ; vous voyez que je suis à écrire.

M. de Greval.

Vous ne faites jamais autre chose.

Mad. de Greval.

C’est qu’il est impossible, quand on tient une maison, de n’avoir pas sans cesse mille billets à faire, pour arranger les soupers ; il faut que les gens que l’on prie, se conviennent.

M. de Greval.

Peste, cela est bien important !

Mad. de Greval.

Plus que vous ne pensez ; & puis, dans ce tems-ci, ne faut-il pas, au moins, faire réponse à toutes les lettres que l’on reçoit.

M. de Greval.

Tout cela peut se faire le matin ; mais, quand je vous demande si vous comptez faire beaucoup de visites, il n’y a qu’un mot à répondre, oui ou non.

Mad. de Greval.

C’est là ce que je ne peux pas dire.

M. de Greval.

Parce que vous n’avez point d’ordre dans la tête ; moi, j’arrange dès le matin toute ma journée.

Mad. de Greval.

Oh ! mais, vous !

M. de Greval.

Et, par-là, je sais le chemin que feront mes chevaux.

Mad. de Greval.

Quoi ! c’est pour mes chevaux que vous voulez savoir ce que je ferai aujourd’hui ?

M. de Greval.

Oui, vraiment ; parce que je voudrois qu’on les fît saigner demain, en même-tems que les miens.

Mad. de Greval.

Par la gelée qu’il fait ?

M. de Greval.

Par la gelée ! eh, mais attendez donc.

Mad. de Greval.

Vous feriez bien mieux de les faire ferrer à glace, afin qu’on puisse aller sûrement.

M. de Greval.

Pour plus de sûreté, il vaudroit bien mieux ne pas sortir.

Mad. de Greval.

Oui, vous verrez que je ne rendrai pas les visites que l’on me fait.

M. de Greval.

Il n’y a qu’à envoyer se faire écrire.

Mad. de Greval.

Comme on fait en Province, n’est-ce pas ?

M. de Greval.

Cela est fort sensé.

Mad. de Greval.

Et pendant ce tems-là, je ferai donc fermer ma porte, & je ne verrai personne ?

M. de Greval.

Pourquoi cela ?

Mad. de Greval.

Parce que, si l’on sait que je suis restée chez moi, je passerai pour une impertinente. Mais, pourquoi sortez-vous tous les jours, vous, le matin, le soir ?

M. de Greval.

Parce que j’ai des affaires.

Mad. de Greval.

Oui, l’après-dîner. Vos affaires sont d’aller ramasser des nouvelles au Club ou à l’Opéra.

M. de Greval.

Allons, allons, je m’en vais.


Scène II.

Mme. DE GREVAL, M. DE GREVAL, LE COMTE, DUVAL.
Duval.

Monsieur le comte de Rocheclair.

Le Comte.

Eh bien, où allez-vous donc, Monsieur de Greval ? Il fait un froid du diable, je vous en avertis.

M. de Greval.

Je le sais bien, je suis sorti ce matin,

Mad. de Greval.

Monsieur le Comte, croyez-vous qu’il fasse plus froid qu’hier ?

Le Comte.

Oui, Madame, il y a trois degrés de plus.

Mad. de Greval.

Je n’aurois pas cru cela.

Le Comte.

Voilà, sans doute, pourquoi vous avez un si mauvais feu.

M. de Greval.

Vous savez bien que les femmes étouffent toujours.

Mad. de Greval.

Ne l’écoutez pas ; sonnez & demandez du bois.

Le Comte.

Il y en a bien assez, il n’est question que de le rallumer. D’ailleurs, on sait bien que vous n’êtes pas comme ma belle-sœur, qui, lorsqu’on demande une bûche, fait apporter un morceau de bois gros comme une flûte.

Mad. de Greval.

Mais, je vous dis, demandez-en.

Le Comte.

Non, non ; je vais seulement l’arranger. Eh bien, savez-vous le mariage ?

Mad. de Greval.

Non, vraiment ; dites donc ?

Le Comte.

C’est celui de ma petite-nièce.

M. de Greval.

Mademoiselle de Clairvieux ?

Le Comte.

Oui.

M. de Greval.

Et qui épouse-t-elle ?

Le Comte.

Le Marquis de Molercy.

Mad. de Greval.

Que me dites-vous là !

Le Comte.

Ils ne m’ont pas demandé conseil : je n’ai rien à donner.

M. de Greval.

Mais, tout le monde leur auroit dit qu’il est ruiné.

Le Comte.

Sûrement ; mais ils voient des espérances sans fin.

Mad. de Greval.

Et puis, il me semble qu’il a la tête un peu légère.

M. de Greval.

Et qu’il aime beaucoup la dépense.

Le Comte.

Rien n’est plus vrai ; mais ils disent à cela qu’il est fort noble, qu’il a un beau nom & un Régiment.

Mad. de Greval.

Et puis, qu’il n’est pas mal à la Cour.

Le Comte.

C’est-à-dire, qu’il y va pour jouer.

Mad. de Greval.

J’en suis fâchée pour la petite-nièce.

Le Comte.

Et moi aussi.

M. de Greval.

On la dit très-jolie.

Le Comte.

Elle est charmante ! Elle a de l’esprit, des talens, & le plus grand desir de plaire ; enfin, on ne sauroit être plus aimable.

Mad. de Greval.

Plus vous m’en dites, & plus cela m’afflige.

Le Comte.

Que voulez-vous ? Le père & la mère vous assurent qu’ils font la meilleure affaire du monde.

Mad. de Greval.

Mais, elle est riche, Mademoiselle de Clairvieux, n’est-ce pas ?

Le Comte.

Elle a actuellement trente mille livres de rente ; je crois que c’est quelque chose, pour une fille de qualité.

M. de Greval.

Allons, je m’en vais.

Le Comte.

A l’Opéra ? Je vous y verrai.


Scène III.

Mme. DE GREVAL, LE COMTE, DUVAL.
Mad. de Greval.

Dites-moi un peu, soupez-vous ici demain ?

Le Comte.

Je ne sais pas trop, à cause de ce mariage ; je serai peut-être obligé d’aller passer la soirée chez la mère du Marquis.

Mad. de Greval.

Est-elle toujours aussi ridicule qu’elle étoit il y a deux ans ?

Le Comte.

Bon ! c’est bien pis ; elle ne parle plus que de physique & de chimie.

Mad. de Greval.

Est-ce que vous lui trouvez de l’esprit ?

Le Comte.

Je n’en trouve pas, au moins à cette manie des sciences, qui s’est emparée depuis quelque tems de la plupart des femmes. Elles savent tout actuellement, excepté le quantième du mois, le jour de la semaine, & l’heure qu’il est.

Mad. de Greval.

Cela est vrai, au moins.

Le Comte.

Elles ne savent jamais, non plus, où elles mettront leurs dauphins, quand elles jouent au loto. A propos, savez-vous que l’Évêque nous a ruinés, hier au soir, chez la Maréchale.

Mad. de Greval.

Mais, dites-moi donc pourquoi il n’est jamais dans son Diocèse ; que fait-il ici ?

Le Comte.

Il y fait très-bien ses affaires.

Mad. de Greval.

Ah ! oui vraiment ; on m’a dit qu’on lui avoit donné une abbaye de quarante mille livres de rentes : cela est-il vrai ?

Le Comte.

Rien n’est plus vrai, encore n’en étoit-il pas content ; & il y avait des femmes qui s’écrioient que c’étoit affreux, qu’on lui eût donné si peu.

Mad. de Greval.

Et la Maréchale, le plaignoit-elle ?

Le Comte.

Je vous réponds bien que non ; elle ne peut pas souffrir toutes les prétentions qu’il a.

Mad. de Greval.

Je pense bien comme elle.

Le Comte.

Je voudrois que vous eussiez entendu tout ce qu’elle lui dit un jour qu’il y avoit une place vacante à l’Académie Françoise, sur ce qu’il vouloit consulter pour savoir…

Mad. de Greval.

Si l’on voudroit de lui ?

Le Comte.

Non ; mais s’il pourroit se dispenser de faire des visites, & s’il ne lui suffiroit pas d’écrire au Secrétaire, qu’il avoit envie d’être de l’Académie.

Mad. de Greval.

Je voudrois qu’il eût fait cette sotise-là.

Le Comte.

Et moi aussi, & la Maréchale a été bien fâchée de l’en avoir empêché ; mais elle n’a pas pu y tenir, en l’entendant parler de sa qualité, en voulant être Académicien.

Mad. de Greval.

Savez-vous qu’on a dit un moment, qu’il alloit avoir la feuille ?

Le Comte.

C’étoit une plaisanterie de la Maréchale, qui réussit à merveille ; car il le crut au point d’aller passer huit jours à Versailles, en attendant le Portefeuille, qu’elle lui ôta comme elle le lui avoit donné, en lui mandant que la nouvelle étoit de sa façon.

Mad. de Greval.

Je trouve la plaisanterie délicieuse !

Le Comte.

Il revint furieux contre elle ; mais il n’a jamais osé lui en parler.

Duval.

Madame la présidente de Billiere.

Mad. de Greval.

Vous vous en allez, Monsieur le Comte ?

Le Comte.

Oui, Madame.

Mad. de Greval.

Tâchez donc de venir demain.

Le Comte.

Je ne vous le promets pas.


Scène IV.

Mme. DE GREVAL, LA PRÉSIDENTE.
Mad. de Greval.

Mais, Madame, comment est-il possible que vous sortiez par me tems-là ?

La Présidente.

Madame, pour avoir l’honneur de vous voir, le tems n’y fait rien.

Mad. de Greval.

Vous êtes bien honnête ; mais ne trouvez-vous pas qu’il fait bien froid ?

La Présidente.

Mais pas trop, quand on marche ; je me suis promenée toute la matinée à pied.

Mad. de Greval.

Vous étiez donc bien fourrée ?

La Présidente.

Oh ! je vous en réponds !

Mad. de Greval.

Et vous ne craignez pas de tomber ?

La Présidente.

Non, vraiment. J’ai été déjeûner chez mon frère, qui demeure à la Place Royale ; je suis revenue chez moi par le rempart, & je vous assure que je n’ai presque pas eu froid.

Mad. de Greval.

C’est être fort brave ; moi, je suis enrhumée, rien que pour aller au spectacle.

La Présidente.

Mais, c’est que toutes les sorties en sont mortelles.

Mad. de Greval.

Tout le monde en convient, & ils sont toujours remplis, quelque tems qu’il fasse.

La Présidente.

On a des loges, il faut bien y aller, sans cela on ne verroit personne ; car les visites, depuis quelque tems, ne commencent qu’après le spectacle.

Mad. de Greval.

Madame, il me semble qu’on m’a dit que vous alliez loger au Marais.

La Présidente.

Mais, fi donc, Madame ! Il est pourtant vrai que j’en ai eu un peu la peur. M. de Billière en a eu grande envie, quand il a su que le roi avoit acheté l’Opéra.

Mad. de Greval.

Il l’aime donc beaucoup ?

La Présidente.

C’est selon ; il a des habitudes qui l’y attirent.

Mad. de Greval.

C’est comme mon mari.

La Présidente.

A peu près. Il dit qu’il ne connoît plus rien à la musique des Opéras nouveaux.

M. de Greval.

Vous l’aimez, vous, Madame ?

La Présidente.

Si je l’aime ! Ah ! il n’y a rien pour moi de plus enchanteur.

Mad. de Greval.

Vous jouez du clavecin, je crois ?

La Présidente.

C’est-à-dire, du piano. Mon frère joue du violon ; il fait venir d’Italie toute la musique nouvelle, à mesure qu’elle paroît : vous n’avez pas d’idée du charme que nous éprouvons !

Mad. de Greval.

Cela doit être d’une difficile exécution.

La Présidente.

Ah ! quand on a l’habitude, cela ne coûte rien.

Mad. de Greval.

Oui, quand on est aussi habile que vous l’êtes, Madame. N’a-t-il pas été malade, Monsieur votre frère ?

La Présidente.

Oui, Madame ; il a eu une fluxion de poitrine, mais il n’y paroît plus : nous craignions tous qu’il n’y perdît sa voix.

Mad. de Greval.

Eh bien ?

La Présidente.

Il l’a toujours de même.

Mad. de Greval.

Et, est-ce une grande voix que la sienne ?

La Présidente.

Point du tout ; mais il a un goût !… un goût !… Enfin, tous ceux qui ont été en Italie, sont tous d’accord qu’on n’y chante pas mieux que lui.

Mad. de Greval.

Cela est fort agréable. Il est Maître des Requêtes, je crois ?

La Présidente.

Oui, Madame.

Mad. de Greval.

Et fort près de l’Intendance, sans doute ?

La Présidente.

Mais, nous espérons.

Mad. de Greval.

Avec tous les talens qu’il a, il est fort à desirer qu’on ne perde pas de tems à l’employer.

La Présidente.

Il a beaucoup de projets, & je crois qu’il réussira.

Mad. de Greval.

Pourvu qu’il soit dans une Ville où il y ait un spectacle, encore.

La Présidente.

Il est sûr que s’il n’y en a pas, il fera tout son possible pour y en établir un.

Mad. de Greval.

C’est que cela rassemble tout le monde.

La Présidente.

Rien n’est plus nécessaire pour un Intendant, je dis même indispensable ; & puis, l’hiver, il y a des bals, & sans cela la Province ne seroit pas supportable.

Mad. de Greval.

Pour moi, je le crois.

La Présidente.

J’ai été une fois dans une petite ville de Province, où il n’y avoit que des marionnettes ; eh bien, j’y allois tous les jours.

Mad. de Greval.

Je comprends cela à merveille.


Scène V.

Mme. DE GREVAL, LA PRÉSIDENTE, LE BARON, DUVAL.
Duval.

Monsieur le Baron des Grais.

Le Baron.

Mesdames, j’ai l’honneur de vous saluer ; remettez-vous donc, je vous prie.

Mad. de Greval.

Comment va votre rhumatisme, Monsieur le Baron ?

Le Baron.

Madame, vous avez bien de la bonté ; de ce tems-là, c’est pis que jamais, je ne dors pas de la nuit.

Mad. de Greval.

Il y aura bien des maladies, je crois, cet hiver.

Le Baron.

Sûrement ; & comment êtes-vous, vous, Madame ?

Mad. de Greval.

Mais, un peu enrhumée.

Le Baron.

Cela ne peut pas être autrement.

Mad. de Greval.

Nous parlions de Monsieur de Béligneres.

Le Baron.

Ah ! le Maître des Requêtes : c’est un très-galant homme, qui m’a fait gagner un procès, au Conseil, tout d’une voix. J’ai passé vingt fois chez lui pour le remercier, & je ne l’ai jamais pu trouver.

La Présidente.

C’est que votre procès étant gagné, vous n’aviez plus besoin de le voir.

Le Baron.

Mais, pardonnez-moi, Madame.

La Présidente.

Non, Monsieur ; c’est son usage. Il ne laisse entrer chez lui que tant que l’affaire n’est pas encore jugée.

Le Baron.

Ah ! ah ! celui-là est singulier !

Mad. de Greval.

Monsieur le Baron, Madame est sa sœur.

Le Baron.

En ce cas, Madame, je voudrois bien mériter que vous me permissiez de vous charger de tous mes remerciemens envers Monsieur votre frère.

La Présidente.

Je m’en charge avec grand plaisir. Madame, vous savez comme il est timide, mon frère, il n’y a rien de si aisé que de l’embarrasser.

Mad. de Greval.

Oui, cela est facile.

La Présidente.

Il lui arriva cet été, au Palais-Royal, une aventure assez plaisante. Il se promenoit avec deux de ses amis. Une Demoiselle marchoit devant lui ; elle avoit une robe de si mauvais goût, qu’il ne put pas s’empêcher de s’écrier, parbleu, voilà une vilaine robe ! A l’instant la Demoiselle se retourne, le regarde & lui fait une grande révérence. Il est confondu ; mais à trois pas de là, cette Demoiselle l’arrête devant sa mère & ses sœurs, qui étoient assises, & elle s’écrie fort haut : maman, voilà Monsieur de Beligneres, qui nous a fait gagner notre procès ; ah ! que nous sommes heureuses, enfin, de le trouver après avoir été tant de fois inutilement chez lui, pour lui faire nos remerciemens ! Bientôt il fut entouré, non-seulement par cette famille ; mais encore de tout ce qui étoit dans le jardin, & il eut une peine incroyable à se dégager de la foule.

Le Baron.

Il n’a pas, je parie, trouvé souvent des gens si reconnoissans.

La Présidente.

C’étoit une famille de Province.

Mad. de Greval.

Je m’en serois douté.

Le Baron.

On n’a dit une chose de lui, qui me fâche ; vu l’intérêt qu’il m’inspire.

Mad. de Greval.

Qu’est-ce que c’est donc, Baron ?

Le Baron.

Écoutez donc, on n’est pas toujours maître de ses goûts ; on est entraîné malgré soi, souvent.

Mad. de Greval.

Achevez donc.

Le Baron.

Cela n’est peut-être pas vrai. On m’a assuré qu’il est très-attaché à une femme un peu folle, ou pour le moins très-ridicule.

La Présidente.

Cela n’est pas possible, & je le saurois.

Le Baron.

Ah ! pardonnez-moi, il ne la quitte pas. Mon Dieu, comment se nomme-t’elle donc ?

La Présidente.

Je voudrois bien savoir qui c’est.

Le Baron.

Ah ! m’y voici ; c’est la Présidente de Billiere.

La Présidente.

Mais, c’est moi qui suis la Présidente de Billiere.

Le Baron.

Vous, Madame ?

Mad. de Greval.

Eh ! oui, Baron. Allons, vous rêvez.

Le Baron.

J’aurai confondu, apparemment ; mais on m’a dit une femme ridicule ; vous la connoissez sûrement, elle aime beaucoup la musique.

La Présidente.

Mais, c’est donc toujours moi.

Le Baron.

En ce cas-là, Madame, prenez que je n’ai rien dit ; je vous demande bien pardon, & je vous souhaite le bon soir.


Scène VI.

Mme. DE GREVAL, LA PRÉSIDENTE.
Mad. de Greval.

Madame, je vous fais bien des excuses pour lui.

La Présidente.

Bon ! Je vous jure que cela ne me fait rien du tout. Je suis seulement occupée…

Mad. de Greval.

De quoi donc ?

La Présidente.

Je vois ce que c’est ; on lui aura parlé…

Mad. de Greval.

De qui ?

La Présidente.

De la Présidente du Merlier, qui est la femme du monde la plus extravagante, qui fait venir de la musique d’Italie, & chez qui il y a des concerts excellens, où mon frère ne manque jamais d’aller. On dit même qu’elle ne donne ces concerts que pour rassembler du monde & choisir un mari parmi tous les hommes qui vont chez elle.

Mad. de Greval.

C’est cela même. Le pauvre Baron, s’en va comme cela ramassant tout ce qu’il entend dire par-tout ; & puis il brouille les noms, de manière qu’on ne comprend jamais rien à tout ce qu’il vous raconte.

La Présidente.

Me voilà au fait, à présent.

Mad. de Greval.

Je suis sûre qu’il est désespéré de son étourderie, & je vais lui écrire pour le tranquilliser ; car sans cela, il n’oseroit revenir ici de long-tems.

La Présidente.

Mandez-lui, je vous prie, que je ne suis point du tout fâchée contre lui.

Mad. de Greval.

C’est ce que je ne manquerai pas d’ajouter, puisque vous le trouvez bon.

La Présidente.

Je vais vous laisser écrire.

Mad. de Greval.

J’aurai bientôt l’honneur de vous revoir, j’espère ?

La Présidente.

Mais, Lundi, chez Madame de Versonnois.

Mad. de Greval.

Vous y soupez ?

La Présidente.

Sûrement. Ah ! çà, laissez-moi donc aller.

Mad. de Greval.

Vous le voulez ? Adieu, Madame.

La Présidente.

A demain, à la Comédie Italienne ?

Mad. de Greval.

Eh, vraiment oui ! Je l’oubliois.


Scène VII.

Mme. DE GREVAL, Mme. DE LANCIERES, DUVAL.
Duval.

Madame de Lancieres.

Mad. de Greval.

Ah ! ma sœur, vous voilà de bonne heure.

Mad. de Lancieres.

Oui, ma sœur, & j’ai déjà fait trois visites par ce tems-là.

Mad. de Greval.

Vous n’avez donc trouvé personne ?

Mad. de Lancieres.

Non, heureusement.

Mad. de Greval.

Ma sœur, que je vous dise donc.

Mad. de Lancieres.

Quoi, ma sœur ?

Mad. de Greval.

Vous connaissez la présidente de Billiere & le Baron des Grais ?

Mad. de Lancieres.

Assurément, je les connois ; ils sont aussi ennuyeux l’un que l’autre.

Mad. de Greval.

Eh bien, il viennent de me donner une scène délicieuse !

Mad. de Lancieres.

Ah ! contez-moi donc cela.

Mad. de Greval.

Le Baron a beaucoup loué le frère de la Présidente.

Mad. de Lancieres.

A propos de quoi ?

Mad. de Greval.

D’un procès au Conseil, qu’il lui a fait gagner.

Mad. de Lancieres.

Je crois qu’il y a peu contribué.

Mad. de Greval.

Je le crois aussi. Le Baron, après avoir pris le plus grand intérêt à lui, a dit qu’il étoit très-fâché qu’il fût lié avec un folle, une femme ridicule ; & devinez qui il a nommé.

Mad. de Lancieres.

Je ne le trouverai jamais.

Mad. de Greval.

Eh bien ! la Présidente elle-même.

Mad. de Lancieres.

Celui-là est exquis ! qu’en est-il arrivé ?

Mad. de Greval.

Que le Baron a été confondu, & qu’il s’en est allé.

Mad. de Lancieres.

Et elle ?

Mad. de Lancieres.

Bon ! elle a imaginé qu’il s’étoit trompé de nom, & qu’il avoit voulu dire la Présidente du Merlier.

Mad. de Lancieres.

Elle ne se croit ni folle, ni ridicule, la Présidente de Billiere.


Scène VIII.

Mme. DE GREVAL, Mme. DE LANCIERES, LE DOCTEUR.
Mad. de Lancieres.

Ah ! voilà le Docteur.

Mad. de Greval.

Docteur, pourquoi donc n’êtes-vous pas venu dîner avec nous ?

Le Docteur.

Parce que je donnois à dîner chez moi, Madame, à plusieurs de mes amis, avec une dinde de Périgueux que m’avoit donnée un de mes malades.

Mad. de Lancieres.

Que vous avez mis à la diette, peut-être ?

Le Docteur.

Cela est encore vrai.

Mad. de Greval.

Pour avoir sa dinde ?

Le Docteur.

Ah ! je ne fais pas de ces tours-là.

Mad. de Lancieres.

Si c’étoit un de vos amis ?

Le Docteur.

Peut-être en pourrois-je être tenté, mais j’aurois au moins le bon procédé de suspendre sa diette, pour lui faire manger sa part de sa dinde ; mais rassurez-vous ; c’est un Evêque à qui on en envoie trois chaque semaine ; ainsi, vous voyez que je ne lui ferois pas grand tort.

Mad. de Greval.

Docteur, à propos ; comment va la petite Vicomtesse ?

Le Docteur.

Mais, pas bien.

Mad. de Lancieres.

Est-il vrai qu’elle est retombée ?

Le Docteur.

Rien n’est plus vrai ; elle a voulu aller au Bal.

Mad. de Greval.

Et, elle a dansé ?

Le Docteur.

Six contre-danses de suite.

Mad. de Lancieres.

Avec sa petite santé ?

Le Docteur.

Elle a fait bien pis. Après cela, elle a pris des glaces.

Mad. de Greval.

Par le tems qu’il fait ?

Le Docteur.

Aussi, elle a une fluxion de poitrine bien complette.

Mad. de Lancieres.

Cela est affreux !

Mad. de Greval.

Prendre des glaces après avoir dansé six contre-danses ! comment ne l’en a-t-on pas empêchée ?

Le Docteur.

On lui en avoit refusé ; mais un de ces hommes qui veulent plaire aux femmes en secondant toutes leurs fantaisies, lui en a été chercher, & personne que lui ne s’en est aperçu.

Mad. de Lancieres.

Elle lui aura-là une belle obligation, si elle en meurt.

Le Docteur.

Madame, les imprudences des jeunes personnes, sont presque toujours cause des maux qu’elles éprouvent toute leur vie.

Mad. de Greval.

Eh bien, on le leur dit inutilement.

Mad. de Lancieres.

Docteur, il doit y avoir bien des malades de ce tems-là ?

Le Docteur.

Mais, les bals, le mauvais air qu’on respire dans les petites loges des spectacles, & le froid qui vous saisit en en sortant, produisent les trois quarts des maladies.

Mad. de Greval.

Je le crois bien : aussi ai-je la précaution d’être très-fourrée lorsque j’y vais.

Mad. de Lancieres.

Moi, j’ai ma voiture tout de suite. Docteur, venez un jour avec moi à l’Opéra.

Le Docteur.

J’aime mieux me conserver pour vous guérir. Allons, je m’en vais.

Mad. de Greval.

Mais, Docteur, vous ne m’avez pas dit, si je continuerai mes bains ?

Le Docteur.

Par ce froid-là ?

Mad. de Greval.

Ah ! vous avez raison.

Mad. de Lancieres.

Et vous ne nous avez pas dit la moindre nouvelle.

Le Docteur.

Est-ce que vous ne savez pas le changement qu’il y a dans le ministere ?

Mad. de Greval.

Non, vraiment.

Le Docteur.

Je crois que vous en serez contente.

Mad. de Greval.

Renvoye-t’on quelqu’un ?

Le Docteur.

Mais, à peu près.

Mad. de Lancieres.

Allons, dites donc ?

Mad. de Greval.

Bon ! cela n’est pas vrai.

Le Docteur.

Je vous réponds que je le tiens de très-bonne part.

Mad. de Lancieres.

Allons, nommez-nous.

Le Docteur.

Je ne peux pas encore : j’ai donné ma parole.

Mad. de Greval.

Vous êtes odieux !

Mad. de Lancieres.

Docteur, mais, dites donc ?

Le Docteur.

Mesdames, je vous salue.


Scène IX.

Mme. DE GREVAL, Mme. DE LANCIERES.
Mad. de Greval.

Ma sœur, savez-vous que je croirois assez ce qu’il vient de dire, le Docteur.

Mad. de Lancieres.

Et qui croyez-vous qu’on pourroit renvoyer ?

Mad. de Greval.

Je n’en sais rien ; mais il me semble qu’il y a presque toujours une suite de Fontainebleau, dans le courant de l’hiver.

Mad. de Lancieres.

A propos, ma sœur, que je vous dise donc, j’ai fait une réforme chez moi.

Mad. de Greval.

Comment ?

Mad. de Lancieres.

J’ai renvoyé la Bonne Bernard.

Mad. de Greval.

Quoi ! elle, que vous disiez que vous aimiez tant ?

Mad. de Lancieres.

Elle me contrarioit sur tout ; j’ai voulu finir cela : je lui fais une pension, & je crois qu’elle va se marier.

Mad. de Greval.

Elle est affreuse !

Mad. de Lancieres.

Cela ne fait rien ; elle en a envie, & ils disent tous qu’elle est un bon parti.

Mad. de Greval.

Vous avez donc fait une promotion ?

Mad. de Lancieres.

Oui ; Julie est à présent la première, & j’en ai pris une autre, que mon mari aime beaucoup, parce qu’il est persuadé qu’il la verra un jour figurante dans les ballets, à l’Opéra.

Mad. de Greval.

Est-ce qu’elle est jolie ?

Mad. de Lancieres.

Point du tout ; elle a de ces phisionomies que les hommes aiment toujours beaucoup. Je crois que je ne la garderai pas.

Mad. de Greval.

A propos, ce petit Marquis de Vilemare, que nous croyions tous un Caton, ne s’est-il pas mis dans la tête d’enlever une danseuse à son oncle.

Mad. de Lancieres.

Le Président ?

Mad. de Greval.

Oui ; on croit qu’il le déshéritera.

Mad. de Lancieres.

J’en serois fâché pour sa femme ; mais, pour lui, il le mériteroit bien, si cela est vrai. Ah ! voilà du monde ; j’avois encore mille choses à vous dire.

Mad. de Greval.

Ce sont les nièces de mon mari.

Mad. de Lancieres.

Je m’enfuis. Adieu, ma sœur.


Scène X.

Mme. DE GREVAL, LA MARQUISE, LA COMTESSE, DUVAL.
Duval.

Madame la Comtesse de Lorrainville, Madame la Marquise de Villarcy.

La Marquise.

Ma tante, nous voilà de bonne-heure ; parce que nous ne pourrons pas vous voir ce soir.

Mad. de Greval.

Vous ne souperez pas ici ?

La Comtesse.

Non, vraiment ; nous allons à la campagne, chez le Baron.

Mad. de Greval.

Êtes-vous folles ! quoi, par le tems qu’il fait ?

La Marquise.

C’est un souper charmant ! il y aura de la musique nouvelle, du jeu… Enfin, toutes nos amies y seront ; nous ne pouvons pas y manquer.

Mad. de Greval.

Vous allez donc partir tout de suite ?

La Comtesse.

Oui, après l’Opéra.

Mad. de Greval.

Vous n’arriverez jamais.

La Marquise.

On nous a assuré qu’il feroit le plus beau clair de lune du monde, & puis il n’y a pas une lieue.

Mad. de Greval.

Il n’y a pas de bons chemins par la gelée.

La Comtesse.

Nous aurons six chevaux.

Mad. de Greval.

Vous aurez froid.

La Marquise.

Le tems est radouci ; on dit même qu’il dégèle.

Mad. de Greval.

Enfin, tout cela est de votre âge.

La Comtesse.

En vérité, ma tante, vous feriez bien d’y venir, & je suis sûr que le Baron seroit charmé de vous faire entendre son Musicien Italien.

Mad. de Greval.

Il falloit proposer cela à votre oncle, lui qui croit aimer la musique.

La Marquise.

Il aime l’Opéra, & non la musique ; il aime mieux ses chevaux.

La Comtesse.

Que je vous dise donc, ma tante ; nous sortons de chez la Vicomtesse : vous savez que c’est une personne très-merveilleuse, qui ne fait cas que de tout ce qui vient d’Angleterre.

Mad. de Lancieres.

Mais, elle parle très-bien anglois.

La Marquise.

Nous l’avions cru jusqu’à présent, comme vous.

Mad. de Greval.

Eh bien ?

La Comtesse.

Comme nous étions là, son mari est entré avec un Anglois avec qui il avoit une affaire, disoit-il, de la plus grande conséquence, & cet Anglois ne savoit pas un mot de françois.

Mad. de Greval.

La Vicomtesse aura sûrement très-bien causé avec lui ?

La Comtesse.

Point du tout : l’Anglois a parlé un quart-d’heure, & elle n’a jamais répondu que, very-well.

Mad. de Greval.

Qui veut dire, fort-bien ?

La Marquise.

De Genève ?

La Comtesse.

Sans doute ; mais avec tous ces very-well, le Vicomte ne pouvoit pas savoir un mot de tout ce que cet Anglois avoit à lui dire, & il étoit question de chevaux.

Mad. de Greval.

Il devoit être fort impatienté.

La Marquise.

Il comprenoit seulement que sa femme ne savoit pas l’anglois.

Mad. de Greval.

Si le Baron avoit été là, lui qui lui a montré à le parler.

La Marquise.

C’est qu’il est arrivé.

La Marquise.

On a donc su ce que cet Anglois vouloit dire au Vicomte ?

La Comtesse.

On n’en a pas su davantage. L’Anglois a recommencé, & le Baron n’a pu aussi répondre que very-well. Le Vicomte étoit furieux, il a emmené son Anglois chez Artur, pour être au fait de son affaire.

Mad. de Greval.

Cela a dû vous paroître bien plaisant.

La Marquise.

Nous mourions d’envie de rire, & nous somme sorties avec le Vicomte, pour rire tout à notre aise.

La Comtesse.

Allons, allons-nous-en.

Mad. de Greval.

Vous verrai-je demain ?

La Comtesse.

Sûrement.

Mad. de Greval.

Je voudrois savoir des nouvelles de votre soirée, & s’il ne vous sera pas arrivé d’accident.

La Comtesse.

Si je ne viens pas demain matin, je vous écrirai.

Mad. de Greval.

Oui, & vous ne ferez ni l’un ni l’autre.

La Comtesse.

Vous verrez, vous verrez.


Scène XI.

Mme. DE GREVAL, LE VICOMTE, LA VIDAME, DUVAL.
Duval.

Madame la Vidame de Beviere & Monsieur le Vicomte de Rezan.

Mad. de Greval.

Quoi, Madame la Vidame, c’est bien vous ?

La Vidame.

Oui vraiment, c’est moi-même, & qui vous amène le dégel, encore.

Mad. de Greval.

Le dégel !

Le Vicomte.

Oui, Madame ; car il pleut à verse, & je l’avois prédit il y a trois jours.

Mad. de Greval.

Le Vicomte prédit donc toujours, Madame ?

La Vidame.

Et très-juste : est-ce qu’il n’avoit pas prédit les quatre cordons bleus.

Mad. de Greval.

Tout le monde disoit qu’il y en aurait six.

Le Vicomte.

Non, pas moi.

Mad. de Greval.

Vous avez sûrement un génie, Vicomte, qui vous instruit de tout ce qui doit arriver.

Le Vicomte.

Non, Madame ; je n’ai que des combinaisons, & elles ne me manquent jamais.

Mad. de Greval.

Vous devez être sûr de tout ce que vous entreprenez ?

Le Vicomte.

Mais, pas mal.

La Vidame.

Madame, il m’étonne toujours par ses lumières. A propos, qu’est-ce que c’est, que deux jeunes personnes qui sortent d’ici, dans le moment ?

Mad. de Lancieres.

Ce sont les nièces de mon mari.

Le Vicomte.

Eh bien, ne vous avois-je pas dit ; c’est sûrement quelqu’un de familier dans la maison.

La Vidame.

Cela est vrai, au moins, qu’il me l’avoit dit.

Mad. de Greval.

Devinez un peu où elles vont souper par le tems qu’il fait.

Le Vicomte.

Au Marais, je parie.

Mad. de Greval.

Non, à la campagne, à une lieue.

Le Vicomte.

En ce cas, je disois fort bien, le Marais est loin de tout.

La Vidame.

Il se tire toujours d’affaire à merveilles !

Mad. de Greval.

Vous vous portez bien, Madame, cet hiver.

La Vidame.

C’est le Vicomte qui m’a guérie.

Mad. de Greval.

Comment cela ?

La Vidame.

J’étais enrhumée au point que j’ai cru que j’allois avoir une fluxion de poitrine, & c’étoit tout ce que je redoutois au monde. Il m’a dit, ne craignez rien, ce ne sera qu’un rhume ; à l’instant, ma confiance s’est rétablie, j’ai pris du bouillon blanc, & me voilà.

Mad. de Lancieres.

Cela est admirable ! Vicomte, qu’avez-vous prédit sur la maladie du Commandeur ?

Le Vicomte.

J’ai toujours dit que cela ne seroit rien, & qu’il ne pouvoit pas y avoir de danger.

Mad. de Greval.

Eh bien, il est mort ce matin.

Le Vicomte.

Cela peut bien être : quand on est sujet à la goutte, elle peut se joindre inopinément à la maladie du moment, & dans ce cas-là, je prédis toujours qu’on ne peut répondre de rien.

Mad. de Greval.

Savez-vous, par exemple, ce qui arrivera aujourd’hui de la Tragédie nouvelle ?

Le Vicomte.

Je la connois, & j’ai prédit à l’Auteur qu’elle auroit le plus grand succès.

Duval.

Madame, c’est un billet de Monsieur l’Abbé Grapier.

Mad. de Greval.

Ah ! ce sont sûrement des nouvelles de la pièce.

La Vidame.

Lisez donc, Madame, je vous prie.

Mad. de Greval, lisant.

La Tragédie de notre ami vient de tomber tout à plat ; on n’a jamais voulu passer le quatrième acte.

Le Vicomte.

Voilà ce que j’avois dit, si le quatrième acte passe, la pièce ira aux nues.

La Vidame.

C'est que le Vicomte a un tact très-fin, sur tout ; voilà comme il est, &, tenez, les ballons ne l’ont pas surpris un instant.

Mad. de Greval.

Il est donc le seul au monde.

Le Vicomte.

Permettez que je vous explique ceci.

La Vidame.

Écoutez-le, vous allez voir.

Le Vicomte.

Voici quel a été mon raisonnement. J’ai dit, puisqu’un ballon est plus léger que la quantité d’air qu’il déplace, il doit se soutenir de lui-même à toutes les hauteurs.

Mad. de Greval.

Vous êtes donc physicien ?

Le Vicomte.

C’est selon : je suis physicien, poëte, peintre, astronome, chimiste, tout ce que l’on veut ; cela m’est égal.

La Vidame.

Le voilà bien ; vous devez le reconnoître là, Madame ?

Mad. de Greval.

Mais, comment n’êtes-vous pas de toutes les académies ?

Le Vicomte.

Parce que je ne l’ai pas voulu.

Mad. de Greval.

Et, par quelles raisons ?

Le Vicomte.

Cela est facile à comprendre.

La Vidame.

Ah ! voyons, voyons ?

Le Vicomte.

Comme je devine tout, il ne m’a pas été difficile de prévoir que pas un Académicien ne seroit jamais de mon avis, & j’ai dit, ce n’est pas la peine d’entrer dans une Compagnie, pour être toujours contrarié par ses confrères.

La Vidame.

Et sur-tout pour un homme de qualité.

Le Vicomte.

Si j’avois été les assurer que j’avois le talent de tout prédire, ils ne l’auroient peut-être pas voulu croire.

Mad. de Greval.

Oui, cela auroit fort bien pu vous arriver.

La Vidame.

Savez-vous, Madame, que, dans son voyage de Suisse, il n’a pas ôsé dire un mot.

Mad. de Greval.

Pourquoi cela ?

La Vidame.

De crainte d’être pris pour un sorcier.

Mad. de Greval.

Mais, les Suisses sont très-éclairés, à présent.

Le Vicomte.

Oui, les gens d’un certain ton, qui ont voyagé ou qui ont servi en France ; mais le peuple est toujours le même ; j’étois sûr de cela.

La Vidame.

C’est qu’il est instruit de tout, le Vicomte, & cela lui sert beaucoup dans ses combinaisons.

Le Vicomte.

Voici le fait : les connoissances acquises, sont la lunette d’approche des événemens.

La Vidame.

Eh bien, Madame, vous attendiez-vous à ce qu’il vient de dire. Rien n’est plus lumineux.


Scène XII.

Mme. DE GREVAL, LA VIDAME, LA MARQUISE, LA COMTESSE, LE VICOMTE.
La Marquise.

Eh bien, ma tante, nous voilà.

La Comtesse.

Oui, notre voiture a cassé dans la vieille rue du Temple, & nous sommes revenues en fiacre ; cela est délicieux !

Le Vicomte.

Je vous avois bien dit que ces dames alloient au Marais.

La Marquise.

Quoi, Monsieur vous avoit dit cela !

La Vidame.

Ah ! Monsieur, nous vous en prions, dites-nous notre bonne aventure.

Le Vicomte.

Cela n’est pas difficile, il ne sauroit vous en arriver d’autre.

La Vidame.

Voyez, Mesdames, comme il est galant, le Vicomte !

La Marquise.

Mais, Monsieur, comment peut-on deviner la bonne aventure ? Je ne comprends pas cela. Vous servez-vous de cartes ?

Le Vicomte.

Non, Madame.

La Comtesse.

Je ne croyois pas qu’il y eût encore des sorciers ; mais, ma sœur, il me semble que l’Abbé nous avoit dit qu’il n’y avoit jamais eu de sorciers, ni de revenans.

La Marquise.

Sûrement ; voilà pourquoi je ne comprends rien à ce talent-là, & il me semble que prédire ou deviner ce qui arrivera, c’est la même chose.

Le Vicomte.

Oui, sans doute, & ce talent, comme vous l’appelez, est une science ; c’est l’astrologie judiciaire, Madame.

La Comtesse.

Cela pourroit bien être.

La Marquise.

Comment ne fait-on pas des cours d’astrologie ? Cela seroit fort agréable à savoir ?

La Comtesse.

Oui ; pour jouer, par exemple, on éviteroit les jours malheureux.

La Marquise.

Et l’on profiteroit de ceux qui ne le sont pas.

Mad. de Greval.

Ce seroit jouer à coup sûr.

La Comtesse.

On ne perdroit pas son argent.

Mad. de Greval.

Ce seroit friponner : voudriez-vous seulement en avoir la réputation ?

La Marquise.

Fi donc ! cela fait horreur ! Si vous saviez l’aversion que j’ai pour des personnes que l’on m’a prouvé qui friponnoient au jeu… Je ne peux pas seulement les regarder

La Comtesse.

Moi, je ne conçois pas comment elles osent se montrer avec cette réputation.

Mad. de Greval.

Voilà pourtant celle que vous auriez avec vos jours heureux ; car on sait tout.

La Marquise.

Et quand on ne le sauroit pas. Allons, je ne veux pas seulement penser à l’astrologie judiciaire.

Mad. de Greval.

S’il y a des gens qui devinent comme le Vicomte, par exemple, c’est une suite de l’expérience. Je devine aussi, moi, quelquefois.

La Comtesse.

Vous, ma tante ?

Mad. de Greval.

J’entends un carrosse.

La Marquise.

Vous allez nous dire qui c’est qui va arriver ?

Mad. de Greval.

Sûrement.

La Comtesse.

Eh bien, dites donc promptement.

Mad. de Greval.

Il faut que je rêve. — Ah ! c’est le Commandeur de Ralzac.

La Marquise.

Mais, comment faites-vous pour cela ?

Mad. de Greval.

Je l’entends marcher.


Scène XIII.

Mme. DE GREVAL, LA COMTESSE, LA MARQUISE, LA VIDAME, LE COMMANDEUR, LE VICOMTE, DUVAL.
Duval.

Monsieur le Commandeur de Ralzac.

Mad. de Greval.

Je devine encore, que le tems qu’il fait, lui donne une humeur épouvantable.

Le Commandeur.

Ma foi, Mesdames, c’est au péril de sa vie, au moins, que l’on sort ce soir. Une partie de la glace est dégelée, l’autre est comme des roches ; on ne va qu’en cahotant, & j’ai cru verser vingt fois pour arriver de l’Opéra jusqu’ici. Les chevaux vont avoir bien des javars. Je ne crois pas que je sorte demain.

La Marquise.

Pour moi, j’aimerois mieux sortir à pied, que de rester chez moi toute la journée.

La Comtesse.

Et moi aussi.

Le Commandeur.

Mais à pied, il sera impossible, les rues seront une mer ; il faudra du tems pour faire écouler tout cela.

La Marquise.

Monsieur le Commandeur, vous êtes désespérant !

Le Commandeur.

Mesdames, vous ne serez pas seules, si vous le voulez ; vous êtes bien sûres qu’on ira vous chercher chez vous.

La Comtesse.

Oui, & qui cela ? des ennuyeux. On voit bien un autre monde au spectacle, dans sa loge, que celui qu’on reçoit chez soi.

Mad. de Greval.

C’est là ce qui fait que dans les petites loges on y fait un bruit qui importune tous les voisins.

La Vidame.

Voilà ce qui m’arrive tous les jours. J’ai à côté de ma loge des jeunes Dames, qui m’empêchent d’entendre un mot du Spectacle. J’ai changé six fois de loge, & c’est toujours la même chose : & puis des chapeaux d’une grandeur ! qui vous empêchent de rien voir. En vérité, cela est très-incommode.

La Marquise.

Mais, Madame, c’est le privilége des petites loges, on y fait ce qu’on veut ; vous en pouvez faire autant.

La Vidame.

Je m’en garderai bien ; je sais trop les égards qu’on se doit les uns aux autres.

La Comtesse.

Oui, dans la société ; mais on n’a une petite loge que pour y arriver à l’heure qu’on veut, que pour y recevoir ses amis, ses connoissances, & pour n’être pas en représentation.

Le Vicomte.

Il est vrai, qu’à présent on va se cacher dans tous les lieux publics ; mais, moi, j’ai cela de particulier, je devine toujours tout le monde ; mais je suis discret & je ne nomme personne qu’à l’oreille.

La Marquise.

Je ne conçois pas ce qu’on pouvait faire autrefois, quand on étoit dans ce qu’on appelloit une grande loge.

Le Commandeur.

On y écoutoit le Spectacle, Madame.

La Comtesse.

Comme des gens de Province.

La Marquise.

Ou des Marchands de la rue Saint-Denis.

La Comtesse.

Cela étoit fort noble !

La Marquise.

On ne savoit pas où étoient toutes les femmes qu’on vouloit voir.

La Comtesse.

Comme elles étoient coëffées !

La Marquise.

Quels étoient les hommes qu’elles voyoient ?

La Comtesse.

Ceux qu’il falloit recevoir de préférence ?

La Marquise.

Enfin, on n’étoit au fait de rien.

La Comtesse.

Cela devoit être à périr d’ennui !

Le Commandeur.

Quoi ! Mesdames, ce n’est donc que pour cela que vous avez des petites loges ?

La Comtesse.

Vous conviendrez bien, que c’est le moyen de voir beaucoup de monde.

Le Commandeur.

Et nullement le spectacle.

La Marquise.

On le voit toujours assez, sur-tout quand on y va tous les jours.

Le Commandeur.

On le voit d’une jolie manière ; mais cela n’y fait rien, on n’en juge pas moins les Ouvrages nouveaux.

La Comtesse.

Mais, à l’Opéra, ils sont toujours bons.

Le Commandeur.

Oui, quand on ne les écoute pas plus que vous ne faites.

La Marquise.

Vous verrez que je ne regarde pas avec la plus grande attention Mademoiselle Guimard ; comme elle est mise, comme elle danse.


Scène dernière.

Mme. DE GREVAL, LA VIDAME, LA MARQUISE, LA COMTESSE, M. DE GREVAL, LE VICOMTE, LE COMMANDEUR.
M. de Greval.

Ah ! ah ! Mesdames, vous voilà ici ! Comment n’êtes-vous pas chez le Baron ? Madame la Vidame, Messieurs, voulez-vous bien…

La Comtesse.

Mon oncle, c’est que notre voiture a cassé.

M. de Greval.

Dans la vieille rue du Temple ?

La Marquise.

Oui ; comment savez-vous cela !

M. de Greval.

Oh ! je sais aussi que vous êtes montées dans un fiacre, au lieu d’envoyer chercher une voiture chez vous, ce qui auroit été beaucoup plus convenable, & sur-tout plus décent.

La Comtesse.

Il est vrai ; mais cela nous a paru plaisant.

La Marquise.

Qui a donc pu si bien vous instruire ?

M. de Greval.

Le marquis de Saribourg, qui a vu tout cela à la lueur de vos flambeaux, & qui le contoit à tout le monde, au foyer de l’Opéra.

La Marquise.

Et où étoit-il, quand il nous a vues ?

M. de Greval.

Dans sa voiture.

La Comtesse.

Il auroit bien pu nous l’offrir.

M. de Greval.

Il y a bien pensé, & il a même dit, que si cela étoit arrivé à d’autres femmes que vous, il n’y auroit pas manqué.

La Marquise.

Comment donc ?

M. de Greval.

Attendez. On lui a demandé pourquoi ; (il ne me voyoit pas) il a répondu, que les jeunes femmes d’à-présent ne sont pas assez honnêtes pour qu’on cherche à les prévenir en rien. C’est pourtant un homme de mérite qui a tenu ce propos, & il m’a fâché, à cause de vous.

La Comtesse.

Vous conviendrez bien qu’il a une figure…

M. de Greval.

Une figure, un maintien, un ton… Tout cela n’empêche pas d’être honnête ; les dédaigneuses sont détestées du public, souvenez-vous de cela, & qu’il n’y a pas de ridicules qu’on ne se plaise à leur donner.

La Marquise.

Mais, en vérité, on ne peut pas non plus fêter tout le monde.

M. de Greval.

Fêter, ou avoir l’air du mépris, sont deux extrêmes. Quand j’avois une charge à la Cour, si vous saviez tous les propos que j’entendois tenir, tous les jours, sur les femmes qui passoient dans l’Œil-de-Bœuf, je vous réponds qu’il y avoit bien de quoi les humilier, quand elles n’étoient pas honnêtes, & elles ne pouvoient pas les ignorer, on parloit tout haut. Celles qui faisoient seulement la révérence à droite & à gauche, même timidement, plaisoient à tout le monde, & l’on étoit enchanté des graces qu’elles pouvoient obtenir : mais celles pour qui on se rangeoit aux portes des appartemens, & qui passoient dédaigneusement & sans faire la moindre honnêteté, on étoit comblé d’aise quand il leur arrivoit quelque malheur.

La Comtesse.

Je crois que nous ne sommes pas comme cela.

M. de Greval.

Demandez à Madame la Vidame, & à ces Messieurs, si ce que je viens de vous dire là n’est pas vrai.

Mad. de Greval.

Voilà du monde qui arrive, nous ferions bien de passer dans le Sallon.

La Vidame, au Vicomte & au Commandeur.

Messieurs, je ne puis pas m’empêcher de trouver que Monsieur de Greval, vient de leur donner là une bonne leçon.

La Marquise.

Ma sœur, il faut savoir si nos chevaux sont arrivés ?

La Comtesse.

Sûrement, ils doivent l’être.

M. de Greval.

Comment, est-ce que vous ne soupez pas ici ?

La Marquise.

Je vous demande pardon ; mais c’est que nous allons nous habiller.

M. de Greval.

Ah ! oui, oui, vous avez raison ; j’oubliois qu’il ne faut arriver où l’on soupe, que lorsqu’on est prêt à se mettre à table. Convenez que vous allez bien faire au moins deux ou trois visites avant de revenir.

La Comtesse.

Non, nous n’irons qu’un moment chez Mademoiselle Bertin, pour voir des chapeaux nouveaux qu’elle a inventés.

M. de Greval.

Ah ! fort bien.

La Marquise.

Vous venez de nous gronder un peu vivement, au moins, mon oncle.

M. de Greval.

C’est que j’ai bien peur que vous ne deveniez de mauvaises têtes. Allons, allez-vous-en.

La Comtesse.

Nous ne serons pas long-tems.

(Elles l’embrassent.)