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Corinne ou l’Italie/Livre XI

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Tome II – Livre XI


LIVRE XI.

NAPLES ET l’HERMITAGE DE
SAINT SALVADOR.

CHAPITRE PREMIER.


OSWALD était fier d’emmener sa conquête ; lui, qui se sentait presque toujours troublé dans ses jouissances par les réflexions et les regrets, n’éprouvait plus cette fois la peine de l’incertitude. Ce n’était pas qu’il fût décidé, mais il ne s’occupait pas de l’être, et il se laissait aller aux événemens, espérant bien être entraîné par eux à ce qu’il souhaitait. Ils traversèrent la campagne d’Albano, lieu où l’on montre encore ce qu’on croit être le tombeau des Horaces et des Curiaces[1]. Ils passèrent près du lac de Nemi et des bois sacrés qui l’entourent. On dit qu’Hippolyte fut ressuscité par Diane dans ces lieux ; elle ne permettait pas aux chevaux d’en approcher, et perpétuait, par cette défense, le souvenir du malheur de son jeune favori. C’est ainsi qu’en Italie, presqu’à chaque pas, l’histoire, la poésie viennent se retracer à la mémoire, et les sites charmans qui les rappellent adoucissent tout ce qu’il y a de mélancolique dans le passé, et semblent lui conserver une jeunesse éternelle.

Oswald et Corinne traversèrent ensuite les marais pontins, campagne fertile et pestilentielle tout à la fois, où l’on ne voit pas une seule habitation, quoique la nature y semble féconde. Quelques hommes malades attèlent vos chevaux et vous recommandent de ne pas vous endormir en passant les marais : car le sommeil est là le véritable avant-coureur de la mort. Des buffles d’une physionomie tout à la fois basse et féroce traînent la charrue, que d’imprudens cultivateurs conduisent encore quelquefois sur cette terre fatale, et le plus brillant soleil éclaire ce triste spectacle. Les lieux marécageux et malsains dans le nord sont annoncés par leur effrayant aspect ; mais, dans les contrées les plus funestes du midi, la nature conserve une sérénité dont la douceur trompeuse fait illusion aux voyageurs. S’il est vrai qu’il soit très-dangereux de s’endormir en traversant les marais pontins, l’invincible penchant au sommeil qu’ils inspirent dans la chaleur est encore une des impressions perfides que ce lieu fait éprouver. Lord Nelvil veillait constamment sur Corinne. Quelquefois elle penchait sa tête sur Thérésine qui les accompagnait, quelquefois elle fermait les yeux, vaincue par la langueur de l’air. Oswald se hâtait de la réveiller avec une inexprimable terreur, et bien qu’il fut silencieux naturellement, il était inépuisable en sujets de conversation, toujours soutenus, toujours nouveaux, pour l’empêcher de succomber un moment à ce fatal sommeil. Ah ! ne faut-il pas pardonner au cœur des femmes les regrets déchirans qui s’attachent à ces jours où elles étaient aimées, où leur existence était si nécessaire à l’existence d’un autre, lorsqu’à tous les instans elles se sentaient soutenues et protégées ? Quel isolement doit succéder à ces temps de délices ! Et qu’elles sont heureuses celles que le lien sacré du mariage a conduites doucement de l’amour à l’amitié, sans qu’un moment cruel ait déchiré leur vie !

Oswald et Corinne, après le passage inquiétant des marais pontins, arrivèrent enfin à Terracine, sur le bord de la mer, aux confins du royaume de Naples. C’est là que commence véritablement le midi ; c’est là qu’il accueille les voyageurs avec toute sa magnificence. Cette terre de Naples, cette campagne heureuse, est comme séparée du reste de l’Europe, et par la mer qui l’entoure, et par cette contrée dangereuse qu’il faut traverser pour y arriver. On dirait que la nature s’est réservée le secret de ce séjour de délices, et qu’elle a voulu que les abords en fussent périlleux. Rome n’est point encore le midi : on en pressent les douceurs, mais son enchantement ne commence véritablement que sur le territoire de Naples. Non loin de Terracine est le promontoire choisi par les poëtes, comme la demeure de Circé, et derrière Terracine s’élève le mont Anxur, où Théodoric, roi des Goths, avait placé l’un des châteaux forts dont les guerriers du nord couvrirent la terre. Il y a très-peu de traces de l’invasion des barbares en Italie, ou du moins là où ces traces consistent en destructions, elles se confondent avec l’effet du temps. Les nations septentrionales n’ont point donné à l’Italie cet aspect guerrier que l’Allemagne a conservé. Il semble que la molle terre de l’Ausonie n’ait pu garder les fortifications et les citadelles dont les pays du nord sont hérissés. Rarement un édifice gothique, un château féodal s’y rencontre encore, et les souvenirs des antiques Romains règnent seuls à travers les siècles, malgré les peuples qui les ont vaincus.

Toute la montagne qui domine Terracine est couverte d’orangers et de citronniers qui embaument l’air d’une manière délicieuse. Rien ne ressemble, dans nos climats, au parfum méridional des citronniers en pleine terre : il produit sur l’imagination, presque le même effet qu’une musique mélodieuse ; il donne une disposition poétique, excite le talent et l’enivre de la nature. Les aloës, les cactus à larges feuilles que vous rencontrez à chaque pas, ont une physionomie particulière, qui rappelle ce que l’on sait des redoutables productions de l’Afrique. Ces plantes causent une sorte d’effroi : elles ont l’air d’appartenir à une nature violente et dominatrice. Tout l’aspect du pays est étranger : on se sent dans un autre monde, dans un monde qu’on n’a connu que par les descriptions des poètes de l’antiquité, qui ont tout à la fois, dans leurs peintures tant d’imagination et d’exactitude. En entrant dans Terracine, les enfans jetèrent dans la voiture de Corinne une immense quantité de fleurs qu’ils cueillaient au bord du chemin, qu’ils allaient chercher sur la montagne, et qu’ils répandaient au hasard, tant ils se confiaient dans la prodigalité de la nature ! Les chariots qui rapportaient la moisson des champs, étaient ornés tous les jours avec des guirlandes de roses, et quelquefois les enfans entouraient leur coupe de fleurs : car l’imagination du peuple même devient poétique sous un beau ciel. On voyait, on entendait à côté de ces rians tableaux, la mer dont les vagues se brisaient avec fureur. Ce n’était point l’orage qui l’agitait, mais les rochers, obstacle habituel qui s’opposait à ses flots, et dont sa grandeur était irritée.

E non uditc ancor come risuona
Il roco ed alto fremito marino ?

Et n’entendez-vous pas encore comme retentit le frémissement rauque et profond de la mer ? Ce mouvement sans but, cette force sans objet qui se renouvelle pendant l’éternité, sans que nous puissions connaître ni sa cause ni sa fin, nous attire sur le rivage où ce grand spectacle s’offre à nos regards ; et l’on éprouve comme un besoin mêlé de terreur de s’approcher des vagues et d’étourdir sa pensée par leur tumulte.

Vers le soir tout se calma. Corinne et lord Nelvil se promenèrent lentement et avec délices dans la campagne. Chaque pas, en pressant les fleurs, faisait sortir les parfums de leur sein. Les rossignols venaient se reposer plus volontiers sur les arbustes qui portaient les roses. Ainsi les chants les plus purs se réunissaient aux odeurs les plus suaves ; tous les charmes de la nature s’attiraient mutuellement ; mais ce qui est surtout ravissant et inexprimable, c’est la douceur de l’air qu’on respire. Quand on contemple un beau site dans le Nord, le climat qui se fait sentir trouble toujours un peu le plaisir qu’on pourrait goûter. C’est comme un son faux dans un concert, que ces petites sensations de froid et d’humidité qui détournent plus ou moins votre attention de ce que vous voyez ; mais en approchant de Naples, vous éprouvez un bien-être si parfait, une si grande amitié de la nature pour vous, que rien n’altère les sensations agréables qu’elle vous cause. Tous les rapports de l’homme dans nos climats sont avec la société. La nature, dans les pays chauds, met en relation avec les objets extérieurs, et les sentimens s’y répandent doucement au dehors. Ce n’est pas que le midi n’ait aussi sa mélancolie ; dans quels lieux la destinée de l’homme ne produit-elle pas cette impression ! mais il n’y a dans cette mélancolie ni mécontentement, ni anxiété, ni regret. Ailleurs, c’est la vie qui, telle qu’elle est, ne suffit pas aux facultés de l’ame ; ici, ce sont les facultés de l’ame qui ne suffisent pas à la vie, et la surabondance des sensations inspire une rêveuse indolence dont on se rend à peine compte en l’éprouvant.

Pendant la nuit, des mouches luisantes se montraient dans les airs ; on eût dit que la montagne étincelait, et que la terre brûlante laissait échapper quelques-unes de ses flammes. Ces mouches volaient à travers les arbres, se reposaient quelquefois sur les feuilles, et le vent balançait ces petites étoiles et variait de mille manières leurs lumières incertaines. Le sable aussi contenait un grand nombre de petites pierres ferrugineuses qui brillaient de toutes parts ; c’était la terre de feu, conservant encore dans son sein les traces du soleil, dont les derniers rayons venaient de l’échauffer. Il y a tout à la fois dans cette nature une vie et un repos qui satisfont en entier les vœux divers de l’existence.

Corinne se livrait au charme de cette soirée, s’en pénétrait avec joie ; Oswald ne pouvait cacher son émotion. Plusieurs fois il serra Corinne contre son cœur ; plusieurs fois il s’éloigna, puis revint, puis s’éloigna de nouveau pour respecter celle qui devait être la compagne de sa vie. Corinne ne pensait point aux dangers qui auraient pu l’alarmer, car telle était son estime pour Oswald, que, s’il lui avait demandé le don entier de son être, elle n’eût pas douté que cette prière ne fût le serment solennel de l’épouser ; mais elle était bien aise qu’il triomphât de lui-même et l’honorât par ce sacrifice ; et il y avait dans son ame cette plénitude de bonheur et d’amour qui ne permet pas de former un désir de plus. Oswald était bien loin de ce calme : il se sentait embrasé par les charmes de Corinne. Une fois il se jeta à ses pieds avec violence et semblait avoir perdu tout empire sur sa passion ; mais Corinne le regarda avec tant de douceur et de crainte, elle semblait tellement reconnaître son pouvoir en lui demandant de n’en pas abuser, que cette humble défense lui inspira plus de respect que toute autre.

Ils aperçurent alors dans la mer le reflet d’un flambeau qu’une main inconnue portait sur le rivage, en se rendant secrètement dans la maison voisine. — Il va voir celle qu’il aime, dit Oswald. — Oui, répondit Corinne. — Et pour moi, reprit Oswald, le bonheur de ce jour va finir. — Les regards de Corinne, élevés vers le ciel en cet instant, se remplirent de larmes. Oswald craignit de l’avoir offensée, et se prosterna devant elle pour obtenir le pardon de l’amour qui l’entraînait. — Non, lui dit Corinne, en lui tendant la main et l’invitant à s’en retourner ensemble ; non, Oswald, j’en suis assurée, vous respecterez celle qui vous aime : vous le savez, une simple prière de vous serait toute-puissante ; c’est donc vous qui répondez de moi ; c’est vous qui me refuseriez à jamais pour votre épouse si vous me rendiez indigne de l’être. — Hé bien ! répondit Oswald, puisque vous croyez à ce cruel empire de votre volonté sur mon cœur, d’où vient, Corinne, d’où vient donc votre tristesse ? — Hélas, reprit-elle, je me disais que ces momens que je passais avec vous à présent étaient les plus heureux de ma vie : et comme je tournais mes regards vers le ciel pour l’en remercier, je ne sais par quel hasard une superstition de mon enfance s’est ranimée dans mon cœur. La lune que je contemplais s’est couverte d’un nuage, et l’aspect de ce nuage était funeste. J’ai toujours trouvé que le ciel avait une véritable physionomie, tantôt paternelle, tantôt irritée, et je vous le dis, Oswald, ce soir il condamnait notre amour. — Chère amie, répondit lord Nelvil, les seuls augures de la vie de l’homme, ce sont ses actions bonnes ou mauvaises ; et n’ai-je pas, ce soir même, immolé mes plus ardens désirs à un sentiment de vertu ? — Eh bien, tant mieux, si vous n’êtes pas compris dans ce présage, reprit Corinne ; en effet, il se peut que ce ciel orageux n’ait menacé que moi. —


CHAPITRE II


ILS arrivèrent à Naples, de jour, au milieu de cette immense population qui est si animée et si oisive tout à la fois. Ils traversèrent d’abord la rue de Tolède, et virent les Lazzaroni couchés sur les pavés, ou retirés dans un panier d’osier, qui leur sert d’habitation jour et nuit. Cet état sauvage qui se voit là, mêlé avec la civilisation, a quelque chose de très-original. Il en est parmi ces hommes qui ne savent pas même leur propre nom, et vont à confesse avouer des péchés anonymes, ne pouvant dire comment s’appelle celui qui les a commis. Il existe à Naples une grotte sous terre, où des milliers de Lazzaroni passent leur vie, en sortant seulement à midi pour voir le soleil, et dormant le reste du jour, pendant que leurs femmes filent. Dans les climats où le vêtement et la nourriture sont si faciles, il faudrait un gouvernement très-indépendant et très-actif, pour donner à la nation une émulation suffisante. Car il est si aisé pour le peuple de subsister matériellement à Naples, qu’il peut se passer du genre d’industrie nécessaire ailleurs pour gagner sa vie. La paresse et l’ignorance, combinées avec l’air volcanique qu’on respire dans ce séjour, doivent produire la férocité, quand les passions sont excitées, mais ce peuple n’est pas plus méchant qu’un autre. Il a de l’imagination, ce qui pourrait être le principe d’actions désintéressées, et avec cette imagination, on le conduirait au bien, si ses institutions politiques et religieuses étaient bonnes.

On voit des Calabrois qui se mettent en marche pour aller cultiver les terres, avec un joueur de violon à leur tête, et dansant de temps en temps pour se reposer de marcher. Il y a tous les ans, près de Naples, une fête consacrée à la Madonne de la grotte, dans laquelle les jeunes filles dansent au son du tambourin et des castagnettes, et il n’est pas rare qu’elles fassent mettre pour condition, dans leur contrat de mariage, que leur époux les conduira tous les ans à cette fête. On voit à Naples, sur le théâtre, un acteur âgé de quatre-vingts ans, qui depuis soixante ans fait rire les Napolitains dans leur rôle comique national, le Polichinelle. Se représente-t-on ce que sera l’immortalité de l’ame pour un homme qui remplit ainsi sa longue vie ? Le peuple de Naples n’a d’autre idée du bonheur que le plaisir ; mais l’amour du plaisir vaut encore mieux qu’un égoïsme aride.

Il est vrai que c’est le peuple du monde qui aime le mieux l’argent ; si vous demandez à un homme du peuple votre chemin dans la rue, il tend la main après vous avoir fait un signe : car ils sont plus paresseux pour les paroles que pour les gestes ; mais leur goût pour l’argent n’est point méthodique ni réfléchi ; ils le dépensent aussitôt qu’ils le reçoivent. Si l’argent s’introduisait chez les sauvages, les sauvages le demanderaient comme cela. Ce qui manque le plus à cette nation, en général, c’est le sentiment de la dignité. Ils font des actions généreuses et bienveillantes par bon cœur, plutôt que par principes : car leur théorie, en tout genre, ne vaut rien, et l’opinion, en ce pays, n’a point de force. Mais lorsque des hommes ou des femmes échappent à cette anarchie morale, leur conduite est plus remarquable en elle-même et plus digne d’admiration que partout ailleurs, puisque rien, dans les circonstances extérieures, ne favorise la vertu. On la prend tout entière dans son ame. Les lois ni les mœurs ne récompensent ni ne punissent. Celui qui est vertueux, est d’autant plus héroïque, qu’il n’en est pour cela ni plus considéré ni plus recherché. À quelques honorables exceptions près, les hautes classes ont assez de ressemblance avec les dernières ; l’esprit des unes n’est guère plus cultivé que celui des autres, et l’usage du monde fait la seule différence à l’extérieur. Mais au milieu de cette ignorance, il y a un fond d’esprit naturel et d’aptitude à tout, tel, qu’on ne peut prévoir ce que deviendrait une semblable nation, si toute la force du gouvernement était dirigée dans le sens des lumières et de la morale. Comme il y a peu d’instruction à Naples, on y trouve, jusqu’à présent, plus d’originalité dans le caractère que dans l’esprit. Mais les hommes remarquables de ce pays, tels que l’abbé Galiani, Caraccioli, etc., possédaient, dit-on, au plus haut degré, la plaisanterie et la réflexion, rares puissances de la pensée, réunion sans laquelle la pédanterie ou la frivolité vous empêchent de connaître la véritable valeur des choses !

Le peuple napolitain, à quelques égards, n’est point du tout civilisé ; mais il n’est point vulgaire à la manière des autres peuples. Sa grossièreté même frappe l’imagination. La rive africaine qui borde la mer de l’autre côté se fait déjà presque sentir, et il y a je ne sais quoi de Numide dans les cris sauvages qu’on entend de toutes parts. Ces visages brunis, ces vêtemens formés de quelques morceaux d’étoffe rouge ou violette, dont la couleur foncée attire les regards ; ces lambeaux d’habillemens, que ce peuple artiste drape encore avec art, donnent quelque chose de pittoresque à la populace, tandis qu’ailleurs l’on ne peut voir en elle que les misères de la civilisation. Un certain goût pour la parure et les décorations se trouve souvent, à Naples, à côté du manque absolu des choses nécessaires ou commodes. Les boutiques sont ornées agréablement avec des fleurs et des fruits. Quelques-unes ont un air de fête qui ne tient ni à l’abondance ni à la félicité publique, mais seulement à la vivacité de l’imagination ; on veut réjouir les yeux avant tout. La douceur du climat permet aux ouvriers, en tout genre, de travailler dans la rue. Les tailleurs y font des habits, les traiteurs leurs repas, et les occupations de la maison se passant ainsi au dehors, multiplient le mouvement de mille manières. Les chants, les danses, des jeux bruyans accompagnent assez bien tout ce spectacle ; et il n’y a point de pays où l’on sente plus clairement la différence de l’amusement au bonheur ; enfin, l’on sort de l’intérieur de la ville pour arriver sur les quais, d’où l’on voit et la mer et le Vésuve, et l’on oublie alors tout ce que l’on sait des hommes.

Oswald et Corinne arrivèrent à Naples pendant que l’éruption du Vésuve durait encore. Ce n’était de jour qu’une fumée noire qui pouvait se confondre avec les nuages ; mais le soir, en s’avançant sur le balcon de leur demeure, ils éprouvèrent une émotion tout-à-fait inattendue. Ce fleuve de feu descend vers la mer, et ses vagues de flamme, semblables aux vagues de l’onde, expriment, comme elles, la succession rapide et continuelle d’un infatigable mouvement. On dirait que la nature, lorsqu’elle se transforme en des élémens divers, conserve néanmoins toujours quelques traces d’une pensée unique et première. Ce phénomène du Vésuve cause un véritable battement de cœur. On est si familiarisé d’ordinaire avec les objets extérieurs, qu’on aperçoit à peine leur existence ; et l’on ne reçoit guère d’émotion nouvelle, en ce genre, au milieu de nos prosaïques contrées ; mais tout à coup l’étonnement que doit causer l’univers se renouvelle à l’aspect d’une merveille inconnue de la création : tout notre être est agité par cette puissance de la nature, dont les combinaisons sociales nous avaient distraits long-temps ; nous sentons que les plus grands mystères de ce monde ne consistent pas tous dans l’homme, et qu’une force indépendante de lui le menace ou le protège, selon des lois qu’il ne peut pénétrer. Oswald et Corinne se promirent de monter sur le Vésuve, et ce qu’il pouvait y avoir de périlleux dans cette entreprise répandait un charme de plus sur un projet qu’ils devaient exécuter ensemble.


CHAPITRE III


IL y avait alors dans le port de Naples un vaisseau de guerre anglais, où le service religieux se faisait tous les dimanches. Le capitaine et la société anglaise qui étaient à Naples proposèrent à lord Nelvil d’y venir le lendemain. Il accepta sans songer d’abord s’il y conduirait Corinne, et comment il la présenterait à ses compatriotes. Il fut tourmenté par cette inquiétude toute la nuit. Comme il se promenait avec Corinne, le matin suivant, près du port, et qu’il était prêt à lui conseiller de ne pas venir sur le vaisseau, ils virent arriver une chaloupe anglaise conduite par dix matelots, vêtus de blanc, portant sur leur tête un bonnet de velours noir, et le léopard en argent brodé sur ce bonnet : un jeune officier descendit, et saluant Corinne du nom de lady Nelvil, il lui proposa de monter dans la barque pour se rendre au grand vaisseau. À ce nom de lady Nelvil, Corinne se troubla, rougit et baissa les yeux. Oswald parut hésiter un moment ; puis tout à coup lui prenant la main, il lui dit en anglais : — Venez, ma chère. — Et elle le suivit.

Le bruit des vagues et le silence des matelots qui, dans une discipline admirable, ne faisaient pas un mouvement, ne disaient pas une parole inutile, et conduisaient rapidement la barque sur cette mer qu’ils avaient tant de fois parcourue, inspiraient la rêverie. D’ailleurs Corinne n’osait pas faire une question à lord Nelvil sur ce qui venait de se passer. Elle cherchait à deviner son projet, ne croyant pas (ce qui est toujours cependant le plus probable) qu’il n’en eût point, et qu’il se laissât aller à chaque circonstance nouvelle. Un moment elle imagina qu’il la conduisait au service divin pour la prendre là pour épouse ; et cette idée lui causa, dans ce moment, plus d’effroi que de bonheur : il lui semblait qu’elle quittait l’Italie, et retournait en Angleterre, où elle avait beaucoup souffert. La sévérité des mœurs et des habitudes de ce pays revenait à sa pensée, et l’amour même ne pouvait triompher entièrement du trouble de ses souvenirs. Combien, cependant, dans d’autres circonstances, elle s’étonnera de ces pensées, quelque passagères qu’elles fussent ! combien elle les abjurera !

Corinne monta sur le vaisseau dont l’intérieur était entretenu avec les soins et la propreté la plus recherchée. On n’entendait que la voix du capitaine, qui se prolongeait et se répétait d’un bord à l’autre par le commandement et l’obéissance. La subordination, le sérieux, la régularité, le silence qu’on remarquait dans ce vaisseau, étaient l’image d’un ordre social libre et sévère, en contraste avec cette ville de Naples, si vive, si passionnée, si tumultueuse. Oswald était occupé de Corinne et de l’impression qu’elle recevait ; mais il était aussi quelquefois distrait d’elle par le plaisir de se trouver dans sa patrie. Et n’est-ce pas, en effet, l’air natal pour un Anglais, qu’un vaisseau au milieu de la mer ? Oswald se promenait avec les Anglais qui étaient à bord pour savoir des nouvelles de l’Angleterre, pour causer de son pays et de la politique. Pendant ce temps, Corinne était auprès des femmes anglaises qui étaient venues de Naples pour assister au culte divin. Elles étaient entourées de leurs enfans, beaux comme le jour, mais timides comme leurs mères, et pas un mot ne se disait devant une nouvelle connaissance. Cette contrainte, ce silence rendaient Corinne assez triste ; elle levait les yeux vers la belle Naples, vers ses bords fleuris, vers sa vie animée, et elle soupirait. Heureusement pour elle Oswald ne s’en aperçut pas ; au contraire, en la voyant assise au milieu des femmes anglaises, ses paupières noires, baissées comme leurs paupières blondes, et se conformant en tout à leurs manières, il éprouva un grand sentiment de joie. C’est en vain qu’un Anglais se plaît un moment aux mœurs étrangères, son cœur revient toujours aux premières impressions de sa vie. Si vous interrogez des Anglais voguant sur un vaisseau à l’extrémité du monde, et que vous leur demandiez où ils vont, ils vous répondront : — chez nous — (home), si c’est en Angleterre qu’ils retournent. Leurs vœux, leurs sentimens, à quelque distance qu’ils soient de leur patrie, sont toujours tournés vers elle.

L’on descendit entre les deux premiers ponts pour écouter le service divin, et Corinne s’aperçut bientôt que son idée était sans nul fondement, et que lord Nelvil n’avait point le projet solennel qu’elle lui avait d’abord supposé. Alors elle se reprocha de l’avoir craint, et sentit renaître en elle l’embarras de sa situation, car tout ce qui était là ne doutait pas qu’elle ne fut la femme de lord Nelvil, et elle n’avait pas eu la force de dire un mot qui pût détruire ou confirmer cette idée. Oswald souffrait aussi cruellement, mais il avait, à travers mille rares qualités, beaucoup de faiblesse et d’irrésolution dans le caractère. Ces défauts sont inaperçus de celui qui les a, et prennent à ses yeux une nouvelle forme dans chaque circonstance : tantôt c’est la prudence, la sensibilité ou la délicatesse qui éloignent le moment de prendre un parti, et prolongent une situation indécise : presque jamais l’on ne sent que c’est le même caractère qui donne à toutes les circonstances le même genre d’inconvénient.

Corinne, cependant, malgré les pensées pénibles qui l’occupaient, reçut une impression profonde par le spectacle dont elle fut témoin. Rien ne parle plus à l’ame en effet que le service divin sur un vaisseau, et la noble simplicité du culte des réformés semble particulièrement adaptée aux sentimens que l’on éprouve alors. Un jeune homme remplissait les fonctions de chapelain ; il prêchait avec une voix ferme et douce, et sa figure avait la sévérité d’une ame pure dans la jeunesse. Cette sévérité porte avec elle une idée de force qui convient à la religion prêchée au milieu des périls de la guerre. À des momens marqués, le ministre anglican prononçait des prières dont toute l’assemblée répétait avec lui les dernières paroles. Ces voix confuses, et néanmoins assez douces, venaient de distance en distance ranimer l’intérêt et l’émotion. Les matelots, les officiers, le capitaine, se mettaient plusieurs fois à genoux, surtout à ces mots : — Seigneur faites-nous miséricorde. — (Lord have mercy upon us). Le sabre du capitaine qu’on voyait traîner à côté de lui, pendant qu’il était à genoux, rappelait cette noble réunion de l’humilité devant Dieu et de l’intrépidité contre les hommes, qui rend la dévotion des guerriers si touchante ; et pendant que tous ces braves gens priaient le Dieu des armées, on apercevait la mer à travers les sabords, et quelquefois le bruit léger de ses vagues, alors tranquilles, semblait seulement dire : — vos prières sont entendues. — Le chapelain finit le service par la prière qui est particulière aux marins anglais. Que Dieu, disent-ils, nous fasse la grâce de défendre au dehors notre heureuse constitution, et de retrouver dans nos foyers, au retour, le bonheur domestique ! Oue de beaux sentimens sont réunis dans ces simples paroles ! Les études préalables et continuelles qu’exige la marine, la vie austère d’un vaisseau, en font comme un cloître militaire au milieu des flots, et la régularité des occupations les plus sérieuses n’y est interrompue que par les périls et la mort. Souvent les matelots, malgré leurs habitudes guerrières, s’expriment avec beaucoup de douceur, et montrent une pitié singulière pour les femmes et les enfans quand il s’en trouve à bord avec eux. On est d’autant plus touché de ces sentimens qu’on sait avec quel sang-froid ils s’exposent à ces effroyables dangers de la guerre et de la mer, au milieu desquels la présence de l’homme a quelque chose de surnaturel.

Corinne et lord Nelvil remontèrent sur la barque qui devait les conduire ; ils revirent cette ville de Naples bâtie en amphithéâtre, comme pour assister plus commodément à la fête de la nature, et Corinne, en mettant le pied sur le rivage, ne put se défendre d’un sentiment de joie. Si lord Nelvil s’était douté de ce sentiment, il en eût été vivement blessé, peut-être avec raison ; et cependant il eût été injuste envers Corinne, car elle l’aimait passionnément, malgré l’impression pénible que lui faisaient les souvenirs d’un pays où des circonstances cruelles l’avaient rendue malheureuse. Son imagination était mobile, il y avait dans son cœur une grande puissance d’aimer ; mais le talent, et le talent surtout dans une femme, cause une disposition à l’ennui, un besoin de distraction que la passion la plus profonde ne fait pas disparaître entièrement. L’image d’une vie monotone, même au sein du bonheur, fait éprouver de l’effroi à un esprit qui a besoin de variété. C’est quand on a peu de vent dans les voiles qu’on peut côtoyer toujours la rive ; mais l’imagination divague, bien que la sensibilité soit fidèle ; il en est ainsi du moins jusqu’au moment où le malheur fait disparaître toutes ces inconséquences, et ne laisse plus qu’une seule pensée et ne fait plus sentir qu’une douleur.

Oswald attribua la rêverie de Corinne uniquement au trouble que lui causait encore l’embarras dans lequel elle avait dû se trouver en s’entendant nommer lady Nelvil ; et se reprochant vivement de ne l’en avoir pas tirée, il craignit qu’elle ne le soupçonnât de légèreté. Il commença donc, pour arriver enfin à l’explication tant desirée, par lui offrir de lui confier sa propre histoire. — Je parlerai le premier, dit-il, et votre confiance suivra la mienne. — Oui, sans doute, il le faut, répondit Corinne en tremblant. Eh bien, vous le voulez ? quel jour, à quelle heure ? Quand vous aurez parlé.... je dirai tout. — Dans quelle douloureuse agitation vous êtes ! reprit Oswald. Quoi donc ! éprouverez-vous toujours cette crainte de votre ami, cette défiance de son cœur ? — Non, il le faut, continua Corinne ; j’ai tout écrit : si vous le voulez, demain — Demain, dit lord Nelvil, nous devons aller ensemble au Vésuve ; je veux contempler avec vous cette étonnante merveille, apprendre de vous à l’admirer, et dans ce voyage même, si j’en ai la force, vous apprendre tout ce qui concerne mon propre sort. Il faut que ma confiance précède la vôtre, mon cœur y est résolu. — Eh bien, oui, reprit Corinne vous me donnez donc encore demain : je vous remercie de ce jour. Ah ! qui sait si vous serez toujours le même pour moi, quand je vous aurai ouvert mon cœur, qui le sait ! et comment ne pas frémir de ce doute ? —


CHAPITRE IV


LES ruines de Pompéia sont du même côté de la mer que le Vésuve, et c’est par ces ruines que Corinne et lord Nelvil commencèrent leur voyage. Ils étaient silencieux l’un et l’autre ; car le moment de la décision de leur sort approchait, et cette vague espérance dont ils avaient joui si long-temps, et qui s’accorde si bien avec l’indolence et la rêverie qu’inspire le climat d’Italie, devait enfin être remplacée par une destinée positive. Ils virent ensemble Pompéia, la ruine la plus curieuse de l’antiquité. À Rome, l’on ne trouve guères que les débris des monumens publics, et ces monumens ne retracent que l’histoire politique des siècles écoulés ; mais à Pompéia c’est la vie privée des anciens qui s’offre à vous telle qu’elle était. Le volcan qui a couvert cette ville de cendres l’a préservée des outrages du temps. Jamais des édifices exposés à l’air ne se seraient ainsi maintenus, et ce souvenir enfoui s’est retrouvé tout entier. Les peintures, les bronzes étaient encore dans leur beauté première, et tout ce qui peut servir aux usages domestiques est conservé d’une manière effrayante. Les amphores sont encore préparées pour le festin du jour suivant ; la farine qui allait être pétrie est encore là : les restes d’une femme sont encore ornés des parures qu’elle portait dans le jour de fête que le volcan a troublé, et ses bras desséchés ne remplissent plus le bracelet de pierreries qui les entoure encore. On ne peut voir nulle part une image aussi frappante de l’interruption subite de la vie. Le sillon des roues est visiblement marqué sur les pavés dans les rues, et les pierres qui bordent les puits portent la trace des cordes qui les ont creusées peu à peu. On voit encore sur les murs d’un corps-de-garde les caractères mal formés, les figures grossièrement esquissées que les soldats traçaient pour passer le temps, tandis que ce temps avançait pour les engloutir.

Quand on se place au milieu du carrefour des rues, d’où l’on voit de tous les côtés la ville qui subsiste encore presque en entier, il semble qu’on attende quelqu’un, que le maître soit prêt à venir ; et l’apparence même de vie qu’offre ce séjour fait sentir plus tristement son éternel silence. C’est avec des morceaux de lave pétrifiée, que sont bâties la plupart de ces maisons qui ont été ensevelies par d’autres laves. Ainsi, ruines sur ruines, et tombeaux sur tombeaux. Cette histoire du monde où les époques se comptent de débris en débris, cette vie humaine dont la trace se suit à la lueur des volcans qui l’ont consumée, remplit le cœur d’une profonde mélancolie. Qu’il y a long-temps que l’homme existe ! qu’il y a long-temps qu’il vit, qu’il souffre et qu’il périt ! Où peut-on retrouver ses sentimens et ses pensées ? L’air qu’on respire dans ces ruines en est-il encore empreint, ou sont-elles pour jamais déposées dans le ciel où règne l’immortalité ? Quelques feuilles brûlées des manuscrits qui ont été trouvés à Herculanum et à Pompéia, et que l’on essaye de dérouler à Portici, sont tout ce qui nous reste pour interpréter les malheureuses victimes que le volcan, la foudre de la terre a dévorées. Mais en passant près de ces cendres que l’art parvient à ranimer, on tremble de respirer, de peur qu’un souffle n’enlève cette poussière où de nobles idées sont peut-être encore empreintes. Les édifees publics dans cette ville même de Pompéia, qui était une des moins grandes de l’Italie, sont encore assez beaux. Le luxe des anciens avait presque toujours pour but un objet d’intérêt public. Leurs maisons particulières sont très-petites, et l’on n’y voit point la recherche de la magnificence, mais un goût vif pour les beaux-arts s’y fait remarquer. Presque tout l’intérieur était orné des peintures les plus agréables et de pavés de mosaïque artistement travaillés. Il y a beaucoup de ces pavés sur lesquels on trouve écrit : — salut (salve). — Ce mot est placé sur le seuil de la porte. Ce n’était pas sûrement une simple politesse que ce salut, mais une invocation à l’hospitalité. Les chambres sont singulièrement étroites, peu éclairées, n’ayant jamais de fenêtres sur la rue, et donnant presque toutes sur un portique qui est dans l’intérieur de la maison, ainsi que la cour de marbre qu’il entoure. Au milieu de cette cour est une citerne simplement décorée. Il est évident, par ce genre d’habitation, que les anciens vivaient presque toujours en plein air, et que c’était ainsi qu’ils recevaient leurs amis. Rien ne donne une idée plus douce et plus voluptueuse de l’existence, que ce climat qui unit intimement l’homme avec la nature. Il semble que le caractère des entretiens et de la société doit être différent avec de telles habitudes, que dans les pays où la rigueur du froid force à se renfermer dans les maisons. On comprend mieux les dialogues de Platon en voyant ces portiques sous lesquels les anciens se promenaient la moitié du jour. Ils étaient sans cesse animés par le spectacle d’un beau ciel : l’ordre social, tel qu’ils le concevaient, n’était point l’aride combinaison du calcul et de la force, mais un heureux ensemble d’institutions qui excitaient les facultés, développaient l’ame, et donnaient à l’homme pour but le perfectionnement de lui-même et de ses semblables.

L’antiquité inspire une curiosité insatiable. Les érudits qui s’occupent seulement à recueillir une collection de noms qu’ils appellent l’histoire sont sûrement dépourvus de toute imagination. Mais pénétrer dans le passé, interroger le cœur humain à travers les siècles, saisir un fait par un mot, et le caractère et les mœurs d’une nation par un fait, enfin remonter jusques aux temps les plus reculés pour tâcher de se figurer comment la terre, dans sa première jeunesse, apparaissait aux regards des hommes, et de quelle manière ils supportaient alors ce don de la vie que la civilisation a tant compliqué maintenant ; c’est un effort continuel de l’imagination, qui devine et découvre les plus beaux secrets que la réflexion et l’étude puissent nous révéler. Ce genre d’intérêt et d’occupation attirait singulièrement Oswald, et il répétait souvent à Corinne, que, s’il n’avait pas eu dans son pays de nobles intérêts à servir, il n’aurait trouvé la vie supportable que dans les lieux où les monumens de l’histoire tiennent lieu de l’existence présente. Il faut au moins regretter la gloire quand il n’est plus possible de l’obtenir. C’est l’oubli seul qui dégrade l’ame ; mais elle peut trouver un asile dans le passé, quand d’arides circonstances privent les actions de leur but.

En sortant de Pompéia et repassant à Portici, Corinne et lord Nelvil furent bientôt entourés par les habitans, qui les engageaient à grands cris à venir voir la montagne, c’est ainsi qu’ils appellent le Vésuve. A-t-il besoin d’être nommé ? Il est pour les Napolitains la gloire et la patrie ; leur pays est signalé par cette merveille. Oswald voulut que Corinne fut portée sur une espèce de palanquin jusqu’à l’hermitage de Saint-Salvador, qui est à moitié chemin de la montagne, et où les voyageurs se reposent avant d’entreprendre de gravir sur le sommet. Il monta à cheval à côté d’elle pour surveiller ceux qui la portaient, et plus son cœur était rempli par les généreuses pensées qu’inspirent la nature et l’histoire, plus il adorait Corinne.

Au pied du Vésuve, la campagne est la plus fertile et la mieux cultivée que l’on puisse trouver dans le royaume de Naples, c’est-à-dire dans la contrée de l’Europe la plus favorisée du ciel. La vigne célèbre dont le vin est appelé Lacryma Christi se trouve dans cet endroit et tout à côté des terres dévastées par la lave. On dirait que la nature a fait un dernier effort en ce lieu voisin du volcan, et s’est parée de ses plus beaux dons avant de périr. À mesure que l’on s’élève on découvre, en se retournant, Naples et l’admirable pays qui l’environne. Les rayons du soleil font scintiller la mer comme des pierres précieuses, mais toute la splendeur de la création s’éteint par degrés jusques à la terre de cendre et de fumée qui annonce d’avance l’approche du volcan. Les laves ferrugineuses des années précédentes, tracent sur le sol leur large et noir sillon, et tout est aride autour d’elles. À une certaine hauteur les oiseaux ne volent plus, à telle autre les plantes deviennent très-rares, puis les insectes mêmes ne trouvent plus rien pour subsister dans cette nature consumée. Enfin tout ce qui a vie disparaît, vous entrez dans l’empire de la mort, et la cendre de cette terre pulvérisée roule seule sous vos pieds mal affermis.

Nè greggi nè armenti
Guida bifolco mai, guida pastore.

Jamais le berger ni le pasteur ne conduisent en ce lieu ni leurs brebis ni leurs troupeaux.

Un hermite habite là sur les confins de la vie et de la mort. Un arbre, le dernier adieu de la végétation, est devant sa porte ; et c’est à l’ombre de son pâle feuillage que les voyageurs ont coutume d’attendre que la nuit vienne pour continuer leur route. Car, pendant le jour, les feux du Vésuve ne s’aperçoivent que comme un nuage de fumée, et la lave si ardente de nuit n’est que sombre à la clarté du soleil. Cette métamorphose elle-même est un beau spectacle, qui renouvelle chaque soir l’étonnement que la continuité du même aspect pourrait affaiblir. L’impression de ce lieu, sa solitude profonde donnèrent à lord Nelvil plus de force pour révéler ses secrets sentimens, et désirant encourager la confiance de Corinne, il consentit à lui parler, et lui dit avec une vive émotion :

— Vous voulez lire jusqu’au fond de l’ame de votre malheureux ami, hé bien, je vous avouerai tout : mes blessures vont se rouvrir, je le sens ; mais en présence de cette nature immuable, faut-il donc avoir tant de peur des souffrances que le temps entraîne avec lui ? —

  1. Il y a une charmante description du lac d’Albane, dans un recueil de poésies de madame Bruun née Munter, l’une des femmes de son pays dont le talent et l’imagination méritent le plus d’éloges.