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Correspondance (d’Alembert)/Correspondance particulière/06

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Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 15-16).


À FRÉDÉRIC II, roi de Prusse.


Sire, mon entrée dans une académie que Votre Majesté a rendu florissante, et le suffrage public dont un corps si illustre vient d’honorer mon ouvrage sur la cause générale des vents, sont les titres sur lesquels j’ose m’appuyer pour vous faire hommage de mon travail ; j’espère que ces titres me suffiront auprès d’un prince qui favorise les sciences, et qui se plaît même à les cultiver. La protection que vous leur accordez, Sire, est d’autant plus flatteuse, qu’elle est éclairée. Comme Votre Majesté sait animer les talents par son exemple, elle sait aussi les discerner par ses propres lumières ; le vrai mérite l’intéresse, parce qu’elle en connaît le prix, et qu’elle contribue trop à la gloire de l’humanité pour ne pas aimer tout ce qui en fait l’honneur. Elle appelle de toutes parts ceux qui se distinguent dans la noble carrière des lettres ; elle les rassemble autour de son trône ; et pour mettre le comble aux bienfaits qu’elle répand sur eux, elle y joint une récompense supérieure à toutes les autres, sa faveur et sa bienveillance. Ainsi ce même Frédéric qui, dans une seule campagne, remporte trois grandes victoires, soumet un royaume et fait la paix, augmente encore le petit nombre des monarques philosophes, des princes qui ont connu l’amitié, des conquérants qui ont éclairé leurs peuples et les ont rendus heureux. Tant de qualités, Sire, vous ont, à juste titre, mérité le nom de Grand dès les premières années de votre règne : vous l’avez en même temps reçu de vos sujets, des étrangers, de vos ennemis ; et les siècles futurs, d’accord avec le vôtre, admireront également en vous le souverain, le sage et le héros. Puis-je me flatter, Sire, que parmi les acclamations de toute l’Europe, Votre Majesté entendra ma faible voix, et qu’au milieu de sa gloire elle ne dédaignera point l’hommage d’un philosophe ? Si cet hommage ne répond pas à la grandeur de son objet, il a du moins les principales qualités qui peuvent le rendre digne de vous ; il est juste, il est libre, et je ne pouvais le mieux placer qu’à la tête d’un livre dont toutes les pages sont consacrées à la vérité.

Je suis, etc.


AU MÊME.


Sire, votre Majesté a bien voulu recevoir mes premiers hommages dans un temps où elle était principalement connue par des victoires. La philosophie, plus sensible au bonheur des hommes nue frappée de ce qui les éblouit, pardonne aux conquérants le mal qu’ils font à leurs ennemis, à proportion du bien qu’ils font à leurs sujets. Tout ce que Votre Majesté a exécuté depuis six années de paix, pour le bonheur de ses peuples, pour la réformation de la justice, pour les progrès des sciences et du commerce, tout cela, Sire, a convaincu l’Europe entière que vous savez aussi bien régner que vaincre. J’ai consacré l’un de mes ouvrages à Frédéric conquérant ; c’est à Frédéric roi que je présente celui-ci.

Je suis, etc.


AU MÊME.


Paris, juillet 1754.


Sire, la lettre dont Votre Majesté vient de m’honorer ajouterait encore à ma reconnaissance, s’il était possible qu’elle augmentât. Vos bienfaits m’ont honoré bien au-delà de ce que j’aurais osé attendre, et m’ont rendu beaucoup plus riche que je n’avais besoin de l’être ; mais quand j’aurais à me plaindre de l’injustice du sort ou de celle des hommes, ces bienfaits, Sire, auraient suffi pour m’en consoler. Je regarderai comme le plus heureux moment de ma vie, celui où il me sera permis enfin d’aller témoigner à Votre Majesté les sentiments tendres et respectueux dont je suis pénétré pour elle, et je n’oublierai rien pour hâter ce moment que mon cœur désire. Mon amour-propre le redouterait peut-être, si vos bontés, Sire, ne me répondaient de votre indulgence, et si je ne savais d’ailleurs que je dois ces bontés à ma façon de penser bien plus qu’à mes faibles talents. C’est aussi principalement, Sire, par cette façon de penser, par ma reconnaissance et mon attachement inviolable, que je suis jaloux de conserver l’estime de Votre Majesté ; et j’ose me flatter, en me laissant voir tel que je suis, de n’avoir point le malheur de la perdre.

Je suis, etc.