Aller au contenu

Correspondance 1812-1876, 4/1860/CDLXIII

La bibliothèque libre.



CDLXIII

À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, À PARIS


Nohant, 11 décembre 1860.


Cher enfant,

Je veux vous demander quelle préparation de fer on vous administre. Le fer est très à la mode et c’est bien vu. Mais les médecins ne sont pas tous chimistes, et, en prescrivant le fer très à propos, ils ne savent pas toujours, même les plus habiles en tant que médecins, sous quelle forme il s’assimile avantageusement et réellement à notre économie, et sous quelles autres formes il charge l’estomac, s’y transforme en encre et ne s’assimile en aucune façon. J’ai un vieux ami, médecin et chimiste, qui a l’emploi du fer et de diverses préparations à l’état d’idée fixe, et qui a essayé et travaillé ce médicament durant des années. J’ai fait avec lui des expériences nombreuses et je sais qu’il a raison de dire qu’une seule des préparations est toujours assimilable et jamais nuisible. Pour abréger, voyez si vos recettes portent : — Tartr. fer. Potass. crist. en paillettes. — Si oui, dormez tranquille et comptez que le fer vous guérira ; si non, n’en abusez pas et même n’en usez pas. Je sais bien que vous devez avoir les princes de la science, comme on dit, dans votre manche. Mais peut-être les princes n’ont-ils pas le loisir d’analyser minutieusement ces détails. Et, au bout du compte, tout en vous soignant bien, ne vous soignez pas trop ; le grand remède sera une vie modérée en toute chose, pendant quelque temps ; beaucoup d’air pur et de campagne, et l’oubli du moi le plus souvent possible.

Notre grand mal à nous autres, c’est l’excitation ; mais il y a aussi grand mal à vouloir la supprimer tout à fait ; car nous ne sommes point bâtis comme les oisifs ou les positivistes, et l’absence totale d’émotions, de travail, de fatigue même, nous jette dans l’atonie, qui est le plus grand ennemi de notre organisation.

On fait bien de nous retenir de temps en temps ; mais les médecins et les amis qui nous enchaînent à la médication et au calme absolu nous tuent tout aussi bien que les chevaux qui nous emportent.

Moi, j’ai le roi des médecins, un homme sans nom, mais qui sait ce que c’est qu’une personne et une autre personne. Le lendemain du jour où j’étais au plus mal, il m’a fait manger, j’avais faim. Le surlendemain, il m’a permis de prendre du café, j’en ai l’habitude, et a consenti à me laisser sortir du lit, dont j’ai horreur. Il m’a laissée causer, rire et m’efforcer de secouer le mal. Il savait, il sait, je sais et je sens aussi, depuis que j’existe, que, quand je pense à la maladie, je suis malade. J’ai eu autrefois de forts accès d’hypocondrie tout à fait contraires à ma nature, et c’était la faute des amis et des médecins, qui m’ont gratifiée dix fois de maladies que je n’avais pas. Prenez garde à cela. Vous me dites que vous êtes découragé et atteint. Ne le dites qu’à moi, tant d’autres se réjouiraient, et ne laissez pas dire que vous êtes malade sérieusement. Songez à tous ces jaloux qui se frotteraient les mains ; les jaloux, c’est tout le monde. Ce ne sont pas seulement les rivaux de métier, ce sont tous les paresseux, tous les incapables, qui souffrent de voir une existence brillante et triomphante. C’est le public tout entier, qui est ingrat et qui aime à voir hésiter et souffrir ceux qu’il encensait hier et qu’il encensera demain si le patient résiste. Vous avez souffert par le théâtre dans ces derniers temps. Trop de tracasseries, d’incertitudes, d’impatiences, et mille choses que je devine, sachant quel est le milieu et comment s’y forgent les immenses contrariétés. Vous devez vous en affecter plus que moi et plus que tout autre, parce que, après les plus grands succès obtenus dans ce temps-ci, vous aviez le droit d’imposer votre pensée, votre forme, toutes les exigences légitimes, toutes les hardiesses, toute la souveraine liberté de votre talent.

Vous avez trouvé l’obstacle aussitôt que les billets de banque ont un peu diminué dans la caisse du théâtre, et vous voilà heurté à l’écueil du siècle : l’argent. Votre talent a grandi ; mais, si les recettes ont baissé, la foi abandonne le directeur, et tous les intermédiaires dont vous avez besoin pour révéler votre génie au public. Le public lui-même s’étonne que vous grandissiez en maturité dans la science de la vie. Il est routinier et les rapides progrès l’étourdissent. Il y résiste et les combat tant qu’il peut. Pour peu qu’on le craigne, qu’on le ménage, il croit être fort ; mais, au fond, il est bon enfant et il vous reviendra, aussi assidu et aussi passionné qu’auparavant si vous ne pliez pas. Guérissez-vous, distrayez-vous surtout, oubliez un peu ces luttes pénibles et, si vous laissez dire que vous êtes malade et découragé, que ce soit pour jeter votre béquille un beau matin et lui montrer que vous êtes plus fort que jamais.

Voilà, cher fils, ce que, depuis quelques jours, je voulais vous dire ; mais je n’étais pas encore assez forte pour écrire plus d’une ou deux pages. Venez me voir quand il fera moins mauvais et quand vous ne serez plus si tenu par le traitement. Je compte aller dans le Midi en février. Vous devriez en faire autant. Voyons, voyons, il faut retrouver cette grande énergie physique et intellectuelle qui vous a inspiré de si belles choses.

Songez que vous avez été l’enfant gâté de la destinée et que vous l’êtes encore ; car vos moindres succès seraient des succès de premier ordre pour les autres.

Si vous vous sentez bas et affaibli, dites-vous que c’est peut-être un bien ; car, dans les bonnes organisations, ce sont des crises qui présagent un renouveau superbe. Patientez, traînez-vous en souriant, et répétez-vous sans cesse : Ça passera !

Quand vous en serez bien convaincu, ce sera déjà aux trois quarts passé.

Je vous embrasse tendrement.
G. SAND.