Correspondance 1812-1876, 6/1872/DCCCLXXX

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Texte établi par Calmann-Lévy,  (Correspondance Tome 6 : 1870-1876p. 260-262).


DCCCLXXX

AU MÊME


Nohant, 29 novembre 1872.


Tu me gâtes ! je n’osais pas t’envoyer ces romans, qui étaient sous bande à ton adresse depuis huit jours. Je craignais de te déranger d’un courant d’idées et de t’ennuyer. Tu as tout lâché pour lire Maurice d’abord, et puis moi. Nous aurions des remords si nous n’étions pas des égoïstes, bien contents d’avoir un lecteur qui en vaut dix mille ! Cela fait grand bien ; car, Maurice et moi, nous travaillons dans le désert, ne sachant jamais que l’un par l’autre si c’est réussi ou gâché, échangeant nos critiques, et n’ayant pas de rapports avec les jugeurs patentés.

Michel ne nous dit jamais qu’au bout d’un an ou deux si ça s’est vendu. Quant à Buloz, si c’est à lui que nous avons affaire, il nous déclare invariablement que c’est mauvais ou médiocre. Il n’y a que Charles-Edmond qui nous encourage en demandant de la copie. Nous écrivons sans préoccupation du public ; ce n’est peut-être pas mauvais ; mais, chez nous, il y a excès. Aussi un encouragement de toi nous rend le courage, qui ne nous quitte pas, mais qui est souvent un courage triste, tandis que tu nous le fais brillant et gai, et sain à respirer.

J’ai donc bien fait de ne pas jeter Nanon au feu, comme j’étais près de le faire quand Charles-Edmond est venu me dire que c’était très bien et qu’il le voulait pour son journal. Je te remercie donc et je te rends tes bons baisers, pour Francia surtout, que Buloz n’a inséré qu’en rechignant et faute de mieux : tu vois que je ne suis pas gâtée, mais je ne me fâche jamais de tout ça et je n’en parle pas. C’est comme cela et c’est tout simple. Du moment que la littérature est une marchandise, le vendeur qui l’exploite n’apprécie que le client qui achète, et, si le client déprécie l’objet, le vendeur déclare à l’auteur que sa marchandise ne plaît pas. La république des lettres n’est qu’une foire où on vend des livres. Ne pas faire de concession à l’éditeur est notre seule vertu ; gardons-la et vivons en paix, même avec lui quand il rechigne, et reconnaissons aussi que ce n’est pas lui le coupable. Il aurait du goût si le public en avait.

Voilà mon sac vidé et n’en parlons que pour aviser à Saint Antoine, tout en nous disant que les éditeurs seront bêtes. Lévy ne l’est pourtant pas, mais tu t’es fâché avec lui. Je voudrais parler de tout cela avec toi ; veux-tu venir ? ou remettre à mon voyage à Paris ? Mais quand irai-je ? Je ne sais pas. Je crains un peu les bronchites l’hiver, et ne me déplace que quand il le faut absolument, par devoir d’état.

Je ne crois pas qu’on joue Mademoiselle La Quintinie. Les censeurs ont déclaré que c’était un chef-d’œuvre de la plus haute et de la plus saine moralité, mais qu’ils ne pouvaient pas prendre sur eux d’en autoriser la représentation. Il faut que cela aille plus haut, c’est-à-dire au ministre qui renverra au général Ladmirault ; c’est à mourir de rire. Mais je ne consens pas à tout cela, et j’aime mieux qu’on se tienne tranquille jusqu’à nouvel ordre. Si le nouvel ordre est la monarchie cléricale, nous en verrons bien d’autres. Pour mon compte, ça m’est égal qu’on m’empêche ; mais pour l’avenir de notre génération ?…