Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0469

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Louis Conard (Volume 4p. 64-65).

469. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 5 août 1854.

Laxatifs, purgatifs, dérivatifs, sangsues, fièvre, foirade, trois nuits passées sans sommeil, embêtement gigantesque du bourgeois, etc., etc. Voilà ma semaine, mon cher monsieur. Depuis samedi soir, je n’ai rien mangé et je ne fais que commencer à pouvoir parler. Bref, j’ai été pris samedi soir d’une telle inflammation à la langue que j’ai cru qu’elle se transmutait en celle d’ung bœuf. Elle me sortait hors la gueule que j’étais obligé de tenir ouverte. J’ai durement souffert ! Enfin depuis hier ça va mieux, grâce à des sangsues et à de la glace.

Au milieu de mes douleurs physiques et comme facétie pour m’en distraire, il m’est tombé une lettre éperdue de Paris. La ***[1] perdait la tête. Tout était découvert, sa position compromise, etc. Il fallait que j’écrivisse, il fallait que je… etc. Et tout cela à un pauvre bonhomme qui bavachait, qui suait, qui empestait et qui, pour essayer de dormir un peu, se tenait debout, la nuit, la tête appuyée contre la croisée à cause de la véhémente chaleur interne qui lui ardait le sang !

J’ai lu cinq feuilletons du roman de Champfleury[2]. Franchement cela n’est pas effrayant. Il y a parité d’intentions plutôt que de sujet et de caractères. Ceux du mari, de sa femme et de l’amant me semblent être très différents des miens. La femme m’a l’air d’être un ange, et puis, quand il tombe dans la poésie, cela est fort restreint, sans développement et passablement rococo d’expression. La seule chose embêtante, c’est un caractère de vieille fille dévote, ennemie de l’héroïne (sa belle-sœur), comme, dans la Bovary, madame Bovary mère ennemie de sa bru, et ce caractère dans Champfleury s’annonce très bien. Là est pour moi jusqu’à présent la plus grande ressemblance et ce caractère de vieille fille est bien mieux fait que celui de ma bonne femme, personnage fort secondaire du reste dans mon livre.

Quant au style, pas fort, pas fort. N’importe, il est fâcheux que la Bovary ne puisse se publier maintenant : enfin ! qu’y faire ?

J’ai relu Eugénie Grandet. Cela est réellement beau. Quelle différence avec le gars Champfleury !


  1. Probablement Louise Colet.
  2. Madame d’Aigrizelles.