Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0472

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Louis Conard (Volume 4p. 70-71).

472. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 10 mai 1855.
Monstre,

Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ? et pourquoi n’ai-je pas reçu dimanche à mon réveil une sacro-sainte lettre ? Dans quels délices ou embêtements es-tu plongé pour oublier ton pauvre Caraphon ? As-tu vu Sandeau, etc. ?

Je me suis embêté (pardon de la répétition) assez bravement pendant les deux ou trois jours qui ont suivi ton départ. Puis j’ai rempoigné la Bovary avec rage. Bref, depuis que tu es parti j’ai fait six pages, dans lesquelles je me suis livré alternativement à l’élégie et à la narration. Je persécute les métaphores et bannis à outrance les analyses morales. Es-tu content ? Suis-je beau ? J’ai bien peur, en ce moment, de friser le genre crapuleux. Il se pourrait aussi que mon jeune homme ne tarde pas à devenir odieux au lecteur, à force de lâcheté. La limite à observer dans ce caractère couillon n’est point facile, je t’assure. Enfin, dans une huitaine j’en serai aux grandes orgies de Rouen. C’est là qu’il faudra se déployer !

Il me reste encore peut-être cent vingt ou cent quarante pages. N’aurait-il pas mieux valu que ça en ait quatre cents et que tout ce qui précède eût été plus court ? J’ai peur que la fin (qui dans la réalité a été la plus remplie) ne soit, dans mon livre, étriquée, comme dimension matérielle du moins, ce qui est beaucoup.

Et toi, vieux bougre, as-tu fini ton acte[1] ? Et le voyage d’Italie ? quand ? ne lâche pas ça, n… de D… ! Et fais tout ce qu’il te sera possible pour que ça réussisse.

J’ai vu ce matin le jeune Baudry qui m’a affirmé que tu n’étais pas venu chez lui et que Bouilhet était un blagueur ! Toujours le même petit bonhomme ! Aucune nouvelle rouennaise, d’ailleurs.

Tantôt, après dîner, en regardant une bannette de tulipes, j’ai songé à ta pièce sur les tulipes de ton grand-père et j’ai vu nettement un bonhomme en culottes courtes et poudré, arrangeant des tulipes pareilles dans un jardin vague, au soleil, le matin. Il y avait à côté un môme de quatre à cinq ans (dont la petite culotte était boutonnée à la veste), joufflu, tranquille et les yeux écarquillés devant les fleurs : c’était toi. Tu étais habillé d’une espèce de couleur chocolat.

Je lis maintenant les observations de l’Académie française sur le Cid. Je viens de lire celles du sieur Scudéry, c’est énorme ! ça console du reste. As-tu quelques nouvelles de Pierrot[2] ?

Adieu, vieux bougre, je t’embrasse. Tiens-toi en joie si c’est possible.


  1. Madame de Montarcy, représentée pour la première fois à l’Odéon le 6 novembre 1856.
  2. Pierrot au sérail, pantomime en six actes suivie de l’Apothéose de Pierrot dans le paradis de Mahomet, écrite en collaboration avec Bouilhet ; le manuscrit fut égaré ; il en reste le scénario (voir Œuvres de jeunesse inédites, III, p. 326).