Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0693

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 451-452).

693. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, lundi [fin septembre-début octobre 1861].

Je vais commencer après-demain le dernier mouvement de mon avant-dernier chapitre : la grillade des moutards, ce qui va bien me demander encore trois semaines, après quoi j’attendrai ta seigneurie avec impatience.

Tu ne peux pas te figurer ma fatigue, mes angoisses et mon ennui. Quant à me reposer, comme tu me le conseilles, ça m’est impossible. Je ne pourrais plus me remettre en route. Et d’ailleurs comment se reposer, et que faire en se reposant ?

À mesure que j’avance, mes doutes sur l’ensemble augmentent et je m’aperçois des défauts de l’œuvre, défauts irrémédiables et que je n’enlèverai point, une verrue valant mieux qu’une cicatrice.

Je me suis juré de ne point reparaître à Paris avant la fin, le séjour de la capitale me devenant odieux, intolérable, avec la scie que l’on m’y fait sur Salammbô. D’autre part, il faut bien compter trois mois pour relire, faire copier, re-corriger la copie et faire imprimer. Or, comme l’été est une saison détestable pour publier, si je n’ai fini en janvier, cela me remet à l’automne prochain. Tels sont, ô grand homme, les motifs de mon redoublement d’acharnement. Je suis beau comme morale ! Mais je crois que je deviens stupide intellectuellement parlant. Depuis un an j’ai vu Bouilhet ici vingt-quatre heures et je te remets de semaine en semaine. Le vieux mythe des amazones qui se brûlaient le sein pour tirer de l’arc est une réalité pour certaines gens ! Que de sacrifices vous coûte la moindre des phrases !

Il me semble que tu es en ébullition ; deux pièces à la fois, quel gaillard !

Je lis maintenant de la physiologie, des observations médicales sur des gens qui crèvent de faim et je cherche à rattacher le mythe de Proserpine à celui de Tanit. Voici mon travail depuis deux jours, tout en préparant les horreurs finales du chapitre xiii qui seront dépassées par celles du chapitre xiv. J’ai fini l’interminable bouquin de Livingstone et relu beaucoup de Rabelais. Que je sois pendu si j’ai la moindre chose à te conter.

Nous avons eu ici, pendant trois semaines, des parents auxquels je n’ai pas tenu une fois compagnie pendant une heure, et je n’ai vu personne de tout l’été ; ma plus grande distraction était de me laver dans la rivière. Attends-toi donc, dans une quinzaine environ, à recevoir de moi une lettre qui te conviera à venir dans ma cabane.

Que devient Sainte-Beuve ? Jamais tu ne m’en parles.

Adieu, vieux brave.