Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 7/1456

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 7p. 142-144).

1456. À ÉMILE ZOLA.
Croisset près Rouen, 3 juin [1874].

Je l’ai lue, la Conquête de Plassans, lue tout d’une haleine, comme on avale un bon verre de vin, puis ruminée, et maintenant, mon cher ami, j’en peux causer décemment. J’avais peur, après le Ventre de Paris, que vous ne vous enfouissiez dans le système, dans le parti pris. Mais non ! Allons, vous êtes un gaillard ! Et votre dernier livre est un crâne bouquin !

Peut-être manque-t-il d’un milieu proéminent, d’une scène centrale (chose qui n’arrive jamais dans la nature), et peut-être aussi y a-t-il un peu trop de dialogues, dans les parties accessoires ! Voilà, en vous épluchant bien, tout ce que je trouve à dire de défavorable. Mais quelle observation ! quelle profondeur ! quelle poigne !

Ce qui me frappe, c’est d’abord le ton général du livre, cette férocité de passion sous une surface bonhomme. Cela est fort, mon vieux, très fort, râblé et bien portant.

Quel joli bourgeois que Mouret, avec sa curiosité, son avarice, sa résignation (p. 183-184) et son aplatissement ! L’abbé Faujas est sinistre et grand — un vrai directeur ! Comme il manie bien la femme, comme il s’empare habilement de celle-là, en la prenant par la charité, puis en la brutalisant !

Quant à elle (Marthe), je ne saurais vous dire combien elle me semble réussie, et l’art que je trouve au développement de son caractère, ou plutôt de sa maladie. J’ai surtout remarqué les pages 194, 215 et 227, 261, 264, 267. Son état hystérique, son aveu final (p. 350 et sq.) est une merveille. Comme le ménage se dissout bien ! Comme elle se détache de tout et en même temps son moi, son fond ! Il y a là une science de dissolution profonde.

J’oublie de vous parler des Trouche, qui sont adorables comme canailles, et de l’abbé Bouvelle, exquis avec sa peur et sa sensibilité.

La vie de province, les jardins qui se regardent, le ménage Paloque, le Rastoil et les parties de raquette, parfait, parfait.

Vous avez des détails excellents, des phrases, des mots qui sont des bonheurs : page 17, « … la tonsure comme une cicatrice » ; 181, « j’aimerais mieux qu’il allât voir les femmes » ; 89, « Mouret avait bourré le poêle », etc.

Et le Cercle de la jeunesse ! Voilà une invention vraie. J’ai noté en marge bien d’autres endroits.

Les détails physiques qu’Olympe donne sur son frère, la fraise, la mère de l’abbé prête à devenir sa maquerelle (152), et son coffre ! (338).

L’âpreté du prêtre qui repousse les mouchoirs de sa pauvre amante, parce que cela sent « une odeur de femme ».

« Au fond des sacristies, le nom de M. Delangre… » et toute la phrase qui est un bijou.

Mais ce qui écrase tout, ce qui couronne l’œuvre, c’est la fin. Je ne connais rien de plus empoignant que ce dénouement. La visite de Marthe chez son oncle, le retour de Mouret et l’inspection qu’il fait de sa maison ! La peur vous prend, comme à la lecture d’un conte fantastique, et vous arrivez à cet effet-là par l’excès de la réalité, par l’intensité du vrai ! Le lecteur sent que la tête lui tourne comme à Mouret lui-même.

L’insensibilité des bourgeois qui contemplent l’incendie, assis sur des fauteuils, est charmante, et vous finissez par un trait sublime : l’apparition de la soutane de l’abbé Serge au chevet de sa mère mourante, comme une consolation ou comme un châtiment !

Une chicane, cependant. Le lecteur (qui n’a pas de mémoire) ne sait pas quel instinct pousse à agir comme ils font Me Rougon et l’oncle Macquart. Deux paragraphes d’explication eussent été suffisants. N’importe, ça y est, et je vous remercie du plaisir que vous m’avez fait.

Dormez sur vos deux oreilles, c’est une œuvre.

Mettez de côté pour moi toutes les bêtises qu’elle inspirera. Ce genre de documents m’intéresse.

Je vous serre la main très fort, et suis (vous n’en doutez pas) vôtre.