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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 008

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 12-14).

8.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Turin, ce 1er septembre 1764.

Voilà, mon cher et illustre ami, trois de vos Lettres que j’ai reçues en assez peu de temps ; on m’en a apporté deux de la poste, et la troisième m’a été remise par M. Watelet, qui a passé ici il y a quelques jours. Je dois à celle-ci l’honneur d’avoir connu un des plus beaux génies de la France, et, ce qui me touche bien plus, un de vos meilleurs amis. Je regrettais, en le voyant, que vous ne l’eussiez pas accompagné, sans songer que cela m’aurait empêché de vous voir à Paris ; mais laissons cela et parlons un peu de votre santé, dont vous vous plaignez si fort dans votre dernière Lettre. Je ne puis vous dire, mon cher ami, combien cette nouvelle m’a affligé ; je voudrais, pour tout au monde, être encore à Paris et pouvoir vous rendre tous les soins que mon amitié exigerait de moi ; mais, dans l’impuissance où je suis de remplir moi-même ces tendres devoirs, je ne puis qu’ajouter mes vœux à ceux de tous les savants de l’Europe pour le rétablissement de votre santé. Au nom de Dieu, ne songez plus qu’à cela, et surtout donnez-vous du repos. Je crois que le régime et la cessation de toute sorte de travail sont les seules choses qui puissent vous remettre.

Vous voulez savoir ce que je pense des cordes vibrantes ; je viens d’achever un calcul qui me paraît jeter une grande lumière sur cette question. J’ai trouvé moyen de construire, d’une manière générale, la formule de l’article 27 de mes premières Recherches sur le son[1], et cette construction est telle, qu’elle dégénère en celle de M. Euler lorsque le nombre des corps mobiles devient infini, pourvu que dans la courbe génératrice il ne se trouve point de finies, ce qui exclut seulement les cas où la courbure de la corde initiale fait des sauts ou qu’elle n’est pas nulle aux extrémités. Au reste, le calcul montre que la détermination du mouvement de la corde est impossible dans ces cas, car la valeur de renferme alors plusieurs termes infinis.

J’ai fait aussi des recherches sur un autre sujet, peut-être plus important que celui-ci, qui est l’intégration de l’équation différentielle du problème des trois corps. J’ai trouvé pour cela une assez jolie méthode, laquelle me donne tout d’un coup la valeur du rayon vecteur, aussi approchée que je veux, sans que je sois obligé de substituer à chaque approximation la valeur trouvée par l’approximation précédente ; aussi cette méthode donne exactement, suivant le degré de l’approximation, le mouvement de l’apogée et la valeur des autres équations. Je vous en entretiendrai une autre fois, si vous le souhaitez ; en attendant, je vais vous remercier par avance du présent que vous m’avez annoncé[2]. Je l’attends avec impatience, car c’est une matière dans laquelle je suis tout à fait étranger, et je vous promets bien d’en faire mon profit. Je suis charmé que mes Recherches sur la libration de la Lune aient pu mériter votre approbation ; je la regarde comme la plus grande récompense de mes travaux. Je verrai avec tout le plaisir et toute la déférence possibles les remarques que vous y avez faites ; mais je ne veux point que vous m’en fassiez part que votre santé ne soit bien rétablie. La mienne est toujours bonne, quoique j’aie un peu maigri depuis que je suis ici. J’attends toujours l’effet des promesses du Roi, mais il n’en est pas comme César était : Ad pœnas lentus, ad præmia velox. Adieu, mon cher et illustre ami ; je serai toute ma vie, avec les sentiments d’estime, d’amitié et de reconnaissance que vous m’avez inspirés,

Votre
De la Grange.

  1. Voir la note 2 de la page 3.
  2. Le troisième Volume des Opuscules mathématiques.