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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 010

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 20-23).

10.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Turin, ce 13 novembre 1764.

Je ne saurais vous exprimer, mon cher et illustre ami, la joie que j’ai ressentie en apprenant le rétablissement de votre santé. Je vous assure que cette nouvelle était bien nécessaire à mon repos, car, depuis que je vous ai su malade, j’ai toujours été dans des craintes et des inquiétudes qui ne se peuvent représenter. Enfin, vous voilà donc hors d’affaire. Mais, au nom de Dieu, ne quittez point le régime que votre estomac n’ait repris toute sa vigueur ; surtout trêve de calculs.

J’ai reçu depuis peu votre bel Ouvrage sur l’Optique[1] ; je le lis et le relis avec la plus grande avidité et avec une extrême satisfaction ; j’admire comment vous avez pu vous livrer à un travail si énorme, mais j’admire encore davantage comment vous avez su rendre pour ainsi dire neuve une matière qui était déjà bien usée. Vos Recherches sur la réfraction[2] sont aussi ingénieuses qu’intéréssantes ; il me semble que vous avez touché le vrai joint de la question sur la proportion de réfrangibilité entre les différentes couleurs. Il est singulier qu’on ait pu s’occuper pendant si longtemps d’une dispute que l’expérience seule pouvait décider.

Je pense comme vous sur les difficultés que présente le sujet proposé par l’Académie, mais elles ne me paraissent pas insurmontables, d’autant qu’il ne s’agit que des principales inégalités qui ont lieu dans le temps des éclipses ; au reste, je vous serai infiniment obligé de me faire savoir l’explication que l’Académie a donnée de son programme[3]. Je viens maintenant à votre Lettre.

Vous avez raison de dire que mon théorème sur les cordes vibrantes vous donne gain de cause par rapport à la continuité des branches de la courbe génératrice lorsque la courbe initiale est assujettie à une équation. En effets il n’est pas difficile de prouver qu’il y ait une équation entre et telle que soient lorsque sans qu’elle donne pour les négatifs des valeurs de égales et de signe contraire à celles qui répondent aux positifs ; d’où il s’ensuit qu’aucune courbe algébrique ni transcendante ne saurait être admise, pour représenter la figure initiale de la corde, qu’elle n’ait les conditions que vous y exigez, et je puis vous assurer que je ne suis pas peu content de m’être rapproché de vous sur ce point. Au reste, ma solution n’exigeant pas que la courbe initiale puisse s’exprimer par une équation, elle aura toujours lieu quelle que puisse être cette courbe, pourvu que les conditions dont je vous ai parlé s’y trouvent remplies. Ce que vous dites sur l’imperfection de la méthode, dont vous avez résolu les équations de la précession des équinoxes, me paraît tout à fait fondé mais il me semble qu’elle peut être justifiée par rapport au cas dont il s’agit, même sans considérer le résultat. À l’égard de ma théorie de la libration, je vous avoue franchement que je la crois encore assez imparfaite ; c’est du moins l’idée que j’en avais lorsque je l’envoyai à l’Académie, car, n’en ayant gardé aucun exemplaire, il m’est à présent impossible d’en juger. Votre manière d’expliquer la libration ne me paraît pas exempte de difficultés, car

1o Vous substituez dans l’équation

au lieu de c’est-à-dire que vous supposez

mais, autant que j’en puis juger par quelques lambeaux de ma pièce que j’ai retrouvés ici, il me semble que l’on a, en négligeant les autres termes peu considérables,

2o Pour que la quantité ne contienne point d’arcs de cercle, il faut que la valeur de ne renferme aucun terme constant, ce qui ne peut avoir lieu qu’en supposant une certaine équation entre les constantes du calcul ; et cela serait aussi incommode à supposer que l’égalité parfaite entre le mouvement circulaire et celui de rotation.

J’ai trouvé, par une méthode directe, mais assez singulière, la valeur de qui résulte de cette équation

lorsque Cette valeur est

et étant deux constantes arbitraires, un nombre quelconque

entier, le rapport de la circonférence au diamètre, et un nombre tel que

Si l’on fait on aura le cas de l’article V du quatrième Mémoire de vos Opuscules[4]. Cela me fait croire que, quelle que soit l’équation entre et on pourra toujours avoir la valeur de par la condition dont il s’agit ; au moins ce ne sera qu’une affaire de calcul.

Je vous remercie de tout mon cœur des offres que vous me faites ; il est vrai que je ne suis encore attaché à ma patrie que par des espérances, et Dieu sait quand elles se réaliseront ! Mais il me semble que Berlin ne me convient point tandis qu’il y a M. Euler. Au reste, je me remets là-dessus entièrement à vous.

Vale et me ama.
Deditissimus
De la Grange.

  1. Il s’agit du troisième volume des Opuscules mathématiques, publié en 1764, et qui contient cinq Mémoires sur l’Optique.
  2. C’est le sujet du cinquième Mémoire (p. 341).
  3. Voir plus haut, p. 16, note 1.
  4. Ce Mémoire est intitulé : Réflexions sur les lois du mouvement des fluides. Voir Opuscules mathématiques, t. I, [140].