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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 029

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 62-64).

29.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Turin, ce 10 mai 1766.

Mon cher et illustre ami, vous aviez raison d’être fâché qu’on n’eût eu aucun égard jusqu’ici à tout ce que vous aviez fait pour moi, et qu’après les belles espérances qu’on m’avait données à Paris on me laissât depuis deux ans dans un très-profond oubli ; mais votre dernière. Lettre vous a bien vengé. On a été très-choqué de voir que le roi de Prusse faisait assez de cas de moi pour me faire des offres aussi avantageuses (car ici l’intérêt est la commune mesure de tout), et on a fait ce qu’on a pu pour me détourner de les accepter. On en est venu jusqu’à vouloir me faire un crime de ce que je paraissais disposé à en profiter ; mais enfin, me trouvant inébranlable, on a changé de ton et l’on a pris le parti de différer mon congé, peut-être dans l’idée de me faire faire quelque proposition sous main. Quoi qu’il en soit, je suis tout à fait déterminé à profiter des bontés du roi de Prusse, ne fût-ce que par la manière dont on en a agi avec moi dans cette occasion. D’ailleurs, je connais assez ce pays par la théorie et par l’expérience pour devoir ne faire aucun fond sur tout ce qu’on pourrait me dire pour me retenir, car je ne doute pas qu’on ne retombât dans les mêmes dispositions à mon égard dès que cette espèce de fermentation serait passée. La raison en est qu’on regarde la science dont je m’occupe comme très-inutile et même ridicule, et qu’on aurait regret à son argent si l’on faisait quelque chose pour un géomètre. J’espère que le retard qu’on apporte à mon congé ne me fera point manquer l’occasion d’un établissement aussi avantageux et aussi honorable que celui que vous m’avez obtenu, et dont-les sciences vous auront peut-être un jour quelques obligations. Je vous laisse le maître de dire au roi de Prusse tout ce que vous jugerez à propos de ma part ; vous connaissez depuis longtemps ma situation, et je vous ai assez expliqué mes sentiments.

J’ai donné commission à un banquier de mes amis de faire retirer à Paris la somme du prix, et je crois qu’il l’aura fait ; ce prix est venu bien à point, comme vous le voyez, car, quoique vous me mandiez que le roi ne manquera pas de subvenir aux frais de mon voyage, il se pourrait néanmoins qu’on attendît pour me rembourser que je fusse arrivé à Berlin. J’ai quelque envie de passer par Paris, ne fût-ce que pour avoir la consolation de vous embrasser ; mais je vous en écrirai plus précisément lorsqu’on m’aura donné mon congé, qu’on ne me retarde que per la dignità. Adieu, mon cher et illustre ami ; vous recevrez par ce même courrier une autre Lettre de moi que je ne vous ai écrite que pour la forme, et de manière que je n’aie rien à risquer quand même elle serait interceptée. Pour celle-ci, je la fais passer par une voie particulière, afin d’éviter tout inconvénient. Quand vous voudrez me répondre, je vous prie d’adresser votre Lettre, garnie d’une double enveloppe, à M. Bouvier, agent du roi de Sardaigne à Lyon, pour M. Martin, banquier à Turin.

Connaissez-vous un certain médecin Carburi[1], qui est actuellement à Paris ? Il ne manque pas de talent, mais c’est un intrigant de premier ordre, et il serait fort dangereux que vous lui fissiez la moindre confidence sur ce qui me regarde, car c’est la créature d’un de nos ministres qui n’aime pas trop la Société[2] et qui pourrait me rendre de mauvais offices dans la conjoncture présente. Adieu, mon meilleur ami ; il faut que je finisse, parce que je risquerais de ne plus trouver la personne qui veut bien se charger de cette Lettre.


  1. Le comte Jean-Baptiste Carburis, médecin, né dans l’île de Céphalonie, mort en 1801 à Padoue, où il était professeur de Physiologie. Après avoir professé vingt ans à la Faculté de Médecine de Turin, il suivit à Paris la fille du roi de Sardaigne, devenue la femme du comte d’Artois (1770), et fut nommé par Louis XVI médecin de la famille royale.
  2. La Société royale des Sciences de Turin.