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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 032

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 67-69).

32.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 20 mai 1766.

Mon cher et illustre ami, votre Lettre m’a transporté de joie ; j’ai lieu d’espérer que ma négociation réussira ; je viens de l’écrire à l’instant au roi de Prusse[1], qui, dans sa dernière Lettre, me charge de faire tout mon possible pour vous persuader, et qui me réitère la promesse de vous donner 1500 écus d’Allemagne, qui font 6000 livres de France. Dès que vous aurez reçu la permission que vous attendez, je vous serai obligé de me l’écrire sur-le-champ ; mais en même temps je vous exhorte et vous conseille même : 1o d’écrire sur-le-champ au roi de Prusse une Lettre courte, mais convenable, sur la satisfaction que vous avez d’être à portée de mériter ses bontés par vos travaux ; 2o une autre Lettre à M. de Catt.[2], secrétaire des commandementsdu roi de Prusse et membre de l’Académie de Berlin. C’est un galant homme, fort mon ami, et qui vous sera très-utile. Vous lui manderez en quel temps vous pourrez partir (je crois que le plus tôt sera le mieux), quelle route vous tiendrez, et vous demanderez ce que vous jugerez nécessaire pour votre voyage. Je lui mande que je crois que 1000 écus de France ne seraient pas trop ; vous verrez si cela vous suffira. Je n’ose désirer que vous allongiez votre route en passant par Paris ; cependant vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais de vous voir. Je vous préviens que le chemin est difficile, les gîtes mauvais, et que par conséquent il vaut mieux demander un peu plus qu’un peu moins pour votre voyage. Prenez là-dessus les éclaircissements nécessaires. J’attends avec impatience votre réponse, et je ne doute pas, d’après ce que le roi votre souverain vous a fait dire, qu’elle ne soit telle que nous le désirons.

Vous devez bien être persuadé que j’ai déjà rendu d’avance au roi de Prusse le témoignage que vous méritez et que je l’ai bien assuré de l’excellente acquisition qu’il va faire en votre personne. Adieu, mon cher et illustre ami ; je me tiens trop heureux de pouvoir tout à la fois contribuer au bien-être d’un grand homme et à la satisfaction d’un

grand roi, digne de toute ma reconnaissance. Je vous embrasse de tout mon cœur.

P.-S. — Vous mettrez la Lettre pour le roi de Prusse et celle pour M. de Catt dans un même paquet à l’adresse de M. de Catt, à Potsdam en Brandebourg. Ne perdez point de temps pour écrire ces Lettres dès que vous aurez reçu votre permission.

J’oublie de vous dire que M. Euler part pour Pétersbourg ; c’est le roi lui-même qui me le mande ; ainsi vous ne devez avoir aucun scrupule. Vous n’allez sur les brisées de personne et ne serez sur le chemin de qui que ce soit.


  1. Voici ce que, la veille, le 19 mai, d’Alembert avait écrit au roi de Prusse : « Sire, je ne perds point de temps pour apprendre à Votre Majesté que M. de la Grange a reçu ses offres avec autant de respect que de reconnaissance, qu’il se tient trop heureux d’avoir mérité les bontés d’un prince tel que vous et d’être à portée de les mériter encore davantage par ses travaux ; qu’il a demandé au roi de Sardaigne, son souverain, la permission d’accepter ses offres ; que le roi de Sardaigne lui a promis de lui faire donner incessamment sa réponse et a bien voulu lui faire espérer que sa demande ne serait point rejetée. Je crois donc, Sire, que M. de la Grange ne tardera pas à venir remplacer M. Euler, et j’ose assurer Votre Majesté qu’il le remplacera très-bien pour les talents et le travail, et que, d’ailleurs, par son caractère et sa conduite, il n’excitera jamais dans l’Académie la moindre division ni le moindre trouble. Je prends la liberté de demander à Votre Majesté ses bontés particulières pour cet homme d’un mérite vraiment rare et aussi estimable par ses sentiments que par son génie supérieur, etc. » (Œuvres de Frédéric II, t. XXIV, p. 403.)
  2. Henri-Alexandre de Catt, né à Morges (canton de Vaud), membre de l’Académie de Berlin (1760), mort à Potsdam le 24 novembre 1795. Il devint, en 1758, lecteur de Frédéric II, dont il fut le familier et l’ami jusqu’en 1780, où il tomba, on ne sait trop pourquoi, dans une disgrâce complète.