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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 058

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 120-122).

58.

D’ALEMBERT À LAGRANGE.

À Paris, ce 20 novembre 1768.

M. le comte de Redern[1] veut bien se charger, mon cher et illustre ami, de vous remettre ces deux Volumes[2], un pour vous et un autre pour l’Académie, à qui je vous prie de faire agréer mon respect. Cet Ouvrage sera peut-être le dernier que je publierai hors des Mémoires de l’Académie, car ma santé ne me permet pas un travail tant soit peu assidu ; j’ai même essayé depuis un mois de ne rien faire du tout, et ma machine s’en trouve si bien, que je suis fort tenté de continuer.

Je souhaite que vous trouviez dans cette nouvelle production mathématique quelques objets dignes de votre attention, et je suis charmé que le précédent Volume ne vous ait pas déplu. J’ai grande envie de voir votre solution du problème sur le mouvement d’un corps de figure quelconque ; vous verrez dans ce Volume-ci, pages 498 et 499, quelques vues que je crois utiles pour intégrer ces sortes d’équations. À l’égard de votre objection sur l’article 80 de mon vingt et unième Mémoire[3], j’ai tâché d’y répondre à la page 501 de ce Volume. Je crois avoir répondu aussi, page 511, à votre objection sur la manière de réduire en série. Vous en jugerez. Je ne doute pas que ma démonstration du principe de la force d’inertie ne puisse être rendue plus courte et plus simple ; mais je n’ai pas travaillé beaucoup à en chercher une, parce qu’il m’a semblé que le mérite principal de cette démonstration était dans l’idée sur laquelle elle est fondée, et qui, ce me semble, est assez singulière et nouvelle. Si jamais je puis me dégoûter du far niente, que je trouve si merveilleux en ce moment, je pourrai m’occuper de simplifier cette démonstration. J’ai bien aussi différentes vues dans la tête sur le Calcul intégral ; mais, encore un coup, je ne veux, d’ici à plusieurs mois, m’occuper de rien que de ma santé et de la vie animale. Je puis dire de la Géométrie ce qu’Horace dit des vers

                … Peream male, si non
Optimum erat : verum nequeo dormire …
[4].

Vous me faites grand plaisir de m’annoncer que vous travaillez au prix de la Lune ; j’espère trouver dans vos nouvelles recherches beaucoup à profiter. Je voudrais savoir ce que vous pensez de mes réflexions sur ce problème et des méprises que je reproche à Clairaut, et qui me semblent très-réelles.

Il y a bien des années que je me suis un peu exercé aux problèmes de Diophante je crois cette matière d’autant plus intéressante que le Calcul intégral pourrait en tirer de grands avantages, si je ne me trompe ; mais je me souviens de l’avoir trouvée plus difficile qu’elle ne paraît d’abord, et je n’ai garde, par les raisons susdites, de m’occuper en ce moment du problème dont vous me parlez. N’y en a-t-il pas une espèce de solution dans le sixième Volume des anciens Mémoires de Pétersbourg ? Je n’ai point assez examiné cet endroit pour n’être pas tenté de m’en occuper. Vous pouvez, je crois, être tranquille sur les objections de M. Fontaine contre votre solution des tautochrones. Je n’avais point encore lu cette solution quand il a lu son Mémoire, et il me semble que ses objections portent à faux. Il n’a soufflé mot de la mienne ; je n’ai rien dit, mais, en cas qu’il en eût ouvert la bouche, j’avais dans ma poche quatre lignes toutes prêtes pour le confondre.

À l’égard de votre méthode sur les maxima, je ne la connais pas assez pour juger de la solidité des objections, mais je m’en fie plus à vous qu’à vos adversaires.

On a donné la place de Camus à l’abbé Bossut. Le marquis de Condorcet l’aurait eue sans difficulté s’il résidait à Paris, et d’ailleurs sa famille ne veut pas qu’il soit adjoint de l’Académie. Nous avons pourtant grand besoin de géomètres. Je voudrais bien que nous pussions l’acquérir, d’autant qu’il nous vaque encore une place par la mort de M. Déparcieux[5]. C’était un de ces hommes qu’il est bon d’avoir dans les Académies, afin que les gens en place soient persuadés qu’elles sont bonnes à quelque chose.

Je souhaite que vous ayez de bonnes pièces sur les verres achromatiques j’ai donné des formules pour les oculaires, mais les calculs arithmétiques m’ennuient et me fatiguent si fort, que je n’y penserai pas si tôt. J’ai encore un troisième Mémoire à vous envoyer sur ce sujet. Il est actuellement sous presse. Si je puis en avoir un exemplaire avant le départ de M. de Redern, je le prierai de s’en charger ; sinon, ce sera pour une autre occasion. À propos, j’oublie de vous dire qu’il est ridicule que vous vouliez payer le port des Mémoires de l’Académie qu’on m’envoie. Cela n’est ni juste ni convenable. J’attends avec impatience les Volumes de 1762 et que je n’ai pas encore, et qui, selon mon calcul, doivent paraître à présent. Adieu, mon cher ami portez-vous bien et soutenez, comme vous faites, l’honneur de la Géométrie, qui est encore votre maîtresse et qui n’est plus que ma vieille femme.


  1. Sigismond Ehrenreich, comte de Redern, grand chambellan de la reine douairière de Prusse, l’un des curateurs de l’Université de Berlin, membre de l’Académie de Berlin, né en 1719 dans la Marche de Brandebourg, mort le 1er juillet 1789.
  2. Le cinquième Volume des Opuscules.
  3. Ce vingt et unième Mémoire, le premier du Tome IV des Opuscules, est intitulé Recherches sur les axes de rotation d’un corps de figure quelconque qui n’est animé par aucune force accélératrice (p. 1-31).
  4. Satires, liv. II, vers 7 et 8.
  5. Antoine Déparcieux, géomètre, ingénieur, membre de l’Académie des Sciences (1748), né à Cessoux (Gard) le 18 octobre 1703, mort à Paris le 2 septembre 1768.