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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 060

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 123-125).

60.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 6 décembre 1768.

Mon cher et illustre ami, j’ai remis à M. Mettra une longue Lettre pour vous, que je ne doute pas qu’il ne vous ait rendue à son arrivée à Paris ; cependant, comme il y a près de six mois que je n’ai reçu de vos nouvelles et que je ne sais à quoi attribuer un si long silence, je ne puis m’empêcher de vous écrire de nouveau pour vous prier de me tirer d’inquiétude deux mots de votre part me suffiront. Dès que je saurai que vous vous portez bien et que vous n’êtes point indisposé contre moi, je serai tranquille.

M. Euler le père a écrit depuis peu à l’Académie une Lettre que je joins ici, parce que je ne doute pas que vous ne soyez bien aise d’être informé de ce qu’elle contient. Je vous avoue que le succès des travaux d’un homme tel que lui dans la théorie de la Lune, dont il s’est occupé si longtemps, devrait naturellement me décourager de concourir pour le prix ; mais, comme il semble insinuer qu’il a dessein de publier ses recherches avant le jugement de l’Académie, je ne me départirai pas de la résolution que j’ai prise d’envoyer quelque chose pour le concours. M. Michelet s’est chargé de vous faire parvenir le Volume de 1766 de notre Académie, tout à fait franc de port ; j’insiste sur cette condition, parce qu’il serait indécent que vous dussiez acheter un tribut que l’Académie croit devoir vous payer ; au reste, j’espère que l’ambassadeur de France[1], qui doit, dit-on, arriver dans peu, ne refusera pas de se charger des envois que j’aurai occasion de vous faire à l’avenir. Il s’imprime actuellement le Volume de 1762, où il n’y aura rien de moi, parce que la Classe de Mathématiques est déjà surchargée de plusieurs Mémoires d’Euler ; cependant vous y trouverez un Mémoire de M. Beguelin sur les objectifs achromatiques, qu’il s’est empressé de faire paraître parce qu’il contient des remarques sur les dimensions qu’on a proposées jusqu’ici. Il trouve a posteriori, c’est-à-dire en cherchant la quantité d’aberration qui a lieu dans chaque objectif pour une ouverture donnée, il trouve, dis-je, que les lentilles que vous avez proposées comme les meilleures de toutes sont encore sujettes à une aberration considérable, aussi bien que celles que Clairaut a données dans le Volume de 1762. Je n’ai pas vérifié ses calculs, qui ne sont que numériques, mais il ne serait pas impossible, ce me semble, que vous vous fussiez trompé dans les vôtres, surtout si vous ne les avez fait revoir par personne ; au reste, comme cela n’influe en rien sur vos méthodes, que j’ai trouvées aussi ingénieuses et élégantes qu’il soit possible, je vous avoue que je n’y ai pas fait beaucoup d’attention, d’autant plus que, quand il a lu ce Mémoire, j’étais occupé de matières toutes différentes.

Quant à mes travaux, ils ne sont pas bien considérables. J’ai lu en dernier lieu à l’Académie un très-long Mémoire sur la solution des problèmes indéterminés qui conduisent à des équations du second degré à deux inconnues, lorsqu’il s’agit de déterminer ces inconnues en sorte qu’elles soient exprimées par des quantités rationnelles ou même par des nombres entiers. J’ai trouvé des méthodes directes et générales pour résoudre ces sortes d’équations, soit que les inconnues puissent être des nombres rationnels quelconques, soit qu’elles doivent être des nombres entiers ; mes méthodes donnent toutes les solutions possibles dans l’un et l’autre cas, de sorte que je crois avoir entièrement épuisé cette matière, sur laquelle M. Euler paraît s’être vainement exercé (voir t. IX, Nouveaux Commentaires de Pétersbourg).

Si vous voyez M. le marquis de Condorcet, je vous prie de lui dire que j’ai reçu son Ouvrage sur le problème des trois corps, et que j’attends la Lettre qu’il vous a adressée sur le Calcul intégral et le système du monde ; dès que je l’aurai reçue, je ne manquerai pas de lui écrire et de le féliciter de ses succès, auxquels je prends et je prendrai toujours toute la part possible.

Adieu, mon cher et illustre ami ; soyez persuadé que personne ne vous aime ni ne vous estime autant et pour plus de raisons que moi. Je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Le marquis de Valory.