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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 064

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 131-133).

64.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 2 juin 1769.

Mon cher et illustre ami, la maladie que j’ai eue ces jours passés, et dont il me reste encore beaucoup de faiblesse, a tout à fait dérangé le plan de mes travaux, de sorte que je suis en doute si je pourrai concourir pour le prix de la Lune comme je me l’étais proposé. Ce n’est pas que je n’aie les matériaux tout prêts, mais ils demandent du temps pour être mis en œuvre, et j’ai déjà perdu plus d’un mois de celui que j’y destinais ; le pis est que ma tête ne me permet pas encore une application un peu soutenue. J’ai eu tort, je l’avoue, de n’avoir pas mieux profité de tout le temps que j’avais ; mais il faut que vous sachiez que, comme je suis presque seul dans ma Classe (les autres membres étant MM. Bernoulli et de Castillon, dont l’un est absent depuis six mois et l’autre est âgé et infirme), je suis obligé de lire à l’Académie au moins un Mémoire par mois, parce que, chez nous, chacune des quatre Classes lit un Mémoire à tour de rôle, avec cette différence que les Classes de Physique et de Mathématiques lisent deux fois pendant que les deux autres ne lisent chacune qu’une fois. Au reste, je suis bien éloigné de me plaindre de cet arrangement ; mais il en résulte que je n’ai pas beaucoup de temps de reste, d’autant plus qu’il arrive souvent que les sujets que j’entreprends de traiter m’entraînent plus loin que je ne voudrais c’est ce qui m’est arrivé surtout à l’égard du problème dont je vous ai parlé, et qui m’a beaucoup plus occupé que je ne croyais d’abord. D’ailleurs, j’ai une mauvaise habitude dont il m’est impossible de me défaire c’est que je refais souvent mes Mémoires, même plusieurs fois, jusqu’à ce que j’en sois passablement content.

Il s’imprime actuellement le Volume de 1767, dans lequel il y aura deux Mémoires de moi, l’un, très-long, sur la résolution des équations du second degré à deux inconnues, et l’autre sur la résolution des équations numériques d’un degré quelconque[1]. Ce sont deux sujets élémentaires, comme vous voyez, mais je puis vous assurer qu’ils m’ont donné plus de peine que toutes mes autres recherches ; au reste, je me flatte d’avoir traité ces deux matières d’une manière qui ne laisse presque rien à désirer ; si vous en jugez de même, je ne regretterai pas le temps que j’ai consumé à ces sortes de recherches.

Les Ouvrages que M. Euler publie à Pétersbourg étaient faits depuis longtemps et n’étaient restés en manuscrit que faute de libraire qui voulût s’en charger ; il y en a même un qu’il n’aurait pas dû publier pour son honneur ce sont ses Lettres à une princesse d’Allemagne[2]. Je ne sais si vous les connaissez ; mais, si vous en étiez curieux, je pourrais vous en faire parvenir un exemplaire par la première occasion qui se présenterait.

Il a paru à Pâques un Volume de notre Académie ; c’est celui de l’année 1762, dans lequel il n’y a que de vieux Mémoires d’Euler sur la Dioptrique et un Mémoires de M. Beguelin sur le même sujet. Je ne vous l’ai pas encore envoyé faute d’avoir trouvé une occasion convenable ; elles se présentent très-rarement. M. Formey s’est chargé de voir si l’on pourrait profiter du canal du Bureau des Affaires étrangères ; mais il ne m’a pas encore rendu réponse.

M. Beguelin, à qui j’ai fait votre commission, est très-sensible à votre souvenir et n’a point, à la vérité, reçu de vos Lettres ; mais il lui suffira que vous vouliez bien jeter les yeux sur ses Mémoires et lui en dire votre avis. C’est un homme très-estimable par sa science et par son caractère. Il a été précepteur de Mgr le prince de Prusse[3] ; mais, s’étant trouvé en quelque sorte enveloppé dans la disgrâce du gouverneur du prince[4], il paraît avoir été un peu oublié du roi : c’est pourquoi il souhaiterait que vous voulussiez bien vous intéresser pour lui en temps et lieu. Au reste, il est beau-frère de M. de Catt, mais il ne paraît pas qu’il compte beaucoup sur la protection de ce dernier.

Je crois que le comte de Redern vous aura mis un peu au fait de l’état actuel de notre Académie elle aurait grand besoin d’un chef ; nos Règlements sont extrêmement imparfaits, et on ne les suit presque pas ; il y a des membres qui ne pensent qu’à brouiller, dans l’espérance de pouvoir dominer ; enfin, à l’exception d’un très-petit nombre qui travaillent, les autres ne s’occupent que de brigues et de cabales.

Je lis actuellement votre cinquième Volume d’Opuscules et j’y trouve de très-excellentes choses ; j’aurai peut-être l’honneur un jour de vous faire part des réflexions que cette lecture me fait faire, si, par un plus sérieux examen, je les trouve dignes d’être soumises à votre jugement.

Je vous embrasse de tout mon cœur et suis à vous pour la vie.


  1. Voir t.  II de cette édition, p. 377 et 539.
  2. Lettres à une princesse d’Allemagne sur plusieurs sujets de Physique et de Philosophie, Saint-Pétersbourg, 1768-1772, 3 vol.  in-8o ; souvent réimprimées. Elles sont adressées à la princesse d’Anhalt-Dessau, nièce de Frédéric II.
  3. Ce prince était neveu de Frédéric II, qui le déclara prince royal en 1758, et auquel il succéda sous le nom de Frédéric-Guillaume II. Né le 25 septembre 1744, il mourut le 16 décembre 1797.
  4. Le gouverneur du prince était le comte de Borck, que Frédéric II, en 1764, exila dans ses terres en Poméranie, en même temps qu’il renvoyait Beguelin à Berlin. « On a prétendu, dit Thiébault, que ce qui avait déterminé le roi à les renvoyer, c’est qu’un jour le comte de Borck, interrogé, chez le prince et pendant le dîner, sur la préférence à accorder en général à un roi guerrier ou à un roi pacifique, avait paru estimer ce dernier plus que l’autre. » (Mes souvenirs de vingt ans de séjour à Berlin, 1813, t. I, p. 315.)