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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 075

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 162-165).

75.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 2 février 1770.

J’ai reçu, mon cher et illustre ami, vos deux paquets contenant, l’un des Recherches sur les lunettes achromatiques pour notre Académie, à laquelle j’aurai l’honneur de les présenter au premier jour, et l’autre les Mémoires de MM. Fontaine et de Borda sur la méthode de maximis et minimis, votre Mémoire sur différents théorèmes de Calcul intégral et l’Ouvrage du P. Frisi sur la théorie de la Lune ; je vous en remercie de tout mon cœur, et je vous prie de vouloir bien aussi témoigner ma reconnaissance au P. Frisi et au chevalier de Borda. J’ai communiqué à MM. Lambert et Beguelin l’article de votre Lettre du 18 décembre qui les regarde ; ils sont très-sensibles à vos bontés, et ils m’ont chargé de vous témoigner combien ils sont reconnaissants des bons offices que vous leur avez rendus auprès du Roi. Le dernier (M. Beguelin) me marque à ce sujet dans un de ses billets « que c’est tout ce qu’il avait à souhaiter, qu’il n’était question que de détruire des impressions étrangères qui pouvaient lui être peu favorables, que, cela fait, tout ce qu’on ajouterait serait suspect, à moins que l’occasion n’en fût très-naturelle et qu’on en profitât bien sobrement ».

Comme vos Recherches sur les lunettes l’intéressent particulièrement, j’ai cru devoir les lui communiquer ; il m’a dit qu’il en était très-satisfait, et il a même fait par-ci par-là quelques remarques dont il pourra vous faire part si vous le souhaitez et s’il en trouve l’occasion. Il m’a remis en même temps un exemplaire imprimé de son second Mémoire sur la perfection des lunettes[1], pour que je vous le fasse parvenir de sa part ; le Volume dont il fait partie ne devant paraître qu’après Pâques, je le joindrai au Volume de 1767, que vous n’avez point reçu par l’inadvertance de M. Formey, dont je suis très-fâché. M. Bitaubé s’est chargé de me procurer une occasion de vous faire ces envois par le moyen du secrétaire de l’envoyé de France, avec qui il est un peu lié. En attendant, M. Formey, à qui j’ai fait des plaintes de sa petite étourderie[2], m’a dit qu’il vous serait très-obligé de demander à M. de la Condamine s’il a reçu le Volume que vous avez maintenant double, et de le lui remettre de sa part au cas que ce Volume lui manque ; sinon vous pouvez le remettre à M. Mettra, pour qu’il le fasse parvenir à M. Formey par le premier envoi qu’il aura occasion de lui faire.

Je suis au désespoir que le paquet que j’ai fait adresser à M. Briasson ne vous ait pas encore été remis ; j’en ai fait quelques reproches à M. Bourdeaux, qui s’est chargé de ce paquet, et il m’a fait voir une Lettre de M. Briasson dans laquelle il lui marque que le paquet en question est resté Strasbourg, chez Mirille et Perin père et fils, faute d’occasion pour le faire parvenir à Paris. Je ne comprends rien à cela, d’autant plus que je m’étais engagé avec M. Bourdeaux à payer les frais jusqu’à Paris ; au reste, je me flatte que vous l’aurez reçu à l’heure qu’il est, à moins que le diable ne l’ait effectivement emporté. J’espère aussi que vous aurez reçu le deuxième Volume du Calcul intégral d’Euler, dont l’envoyé de France a bien voulu se charger. J’aurai soin de vous envoyer les autres Ouvrages d’Euler à mesure qu’ils paraîtront et même les Commentaires de Pétersbourg, si vous le souhaitez. Je serais au désespoir que vous fissiez la moindre façon avec moi, et je vous demande comme la grâce la plus flatteuse de me procurer quelque occasion de vous servir.

Vos théorèmes de Calcul intégral me paraissent très-beaux, et je suis fort curieux d’en voir les démonstrations ; en attendant, j’essaye de les trouver moi-même, pour m’exercer sur cette matière aussi difficile qu’importante.

Il faut maintenant que je vous dise un mot du Mémoire de M. Fontaine sur la méthode de maximis et minimis. Je vous assure que ce Mémoire me paraît très-peu digne de lui, tant pour le fond que pour la forme. Je ne me plaindrais pas de la manière peu obligeante dont il parle de mon Ouvrage si le sien valait en effet beaucoup mieux mais je ne puis m’empêcher d’être, en quelque façon, indigné de voir qu’après m’avoir traité d’ignorant sur cette matière il s’approprie ma méthode même, en la tronquant et la défigurant seulement un peu, et c’est ce qu’il appelle ensuite sa seconde méthode. Quant à la première, elle n’est autre chose que celle dont Euler s’était servi autrefois et que cet auteur a ensuite abandonnée pour adopter la mienne. Au reste, ce Mémoire ne contient absolument rien de nouveau et ne me paraît remarquable que par son impertinence. Il n’en est pas de même de celui de M. le chevalier de Borda, à qui je vous prie de vouloir bien faire mes compliments, en lui témoignant de ma part combien je suis sensible à la manière flatteuse dont il a bien voulu parler de moi[3]. J’ai trouvé dans ce Mémoire des réflexions ingénieuses sur la matière dont il s’agit ; mais il me semble que ses objections n’attaquent point le fond de ma méthode, et qu’elles ne touchent tout au plus qu’à l’analyse que M. Euler a donnée dans les Commentaires de Pétersbourg (t. X des nouveaux) et non pas à la mienne M. de Borda m’objecte que la ligne

réponse à M. de Borda
réponse à M. de Borda

sur laquelle un corps doit se mouvoir pour descendre d’une courbe donnée à une autre courbe donnée dans le moindre temps possible n’est pas celle des cycloïdes, qui couperait les deux courbes données à angles droits, comme je l’ai trouvé par ma méthode (article 4), et cela par la raison que le premier côté de la brachistochrone doit toujours être vertical. J’en conviens si l’on suppose que le corps parte du repos ; mais

mon analyse suppose évidemment que le corps au sommet de la brachistochrone qui doit être terminée par les lignes données ait déjà la vitesse due à la hauteur étant l’axe des ordonnées horizontales et, dans ce cas, je dis que la ligne sur laquelle le corps pourra arriver dans le moindre temps possible de la courbe à la courbe sera nécessairement celle des cycloïdes décrites sur la base qui coupera ces deux courbes à angles droits en et en

Adieu, mon cher et illustre ami, je vous embrasse de tout mon cœur et je vous recommande, au nom de Dieu, de bien prendre soin de votre santé ; la mienne est assez bonne, et jusqu’à présent je ne puis qu’être très-content de ma situation. Si jamais vous avez occasion de faire mention de moi dans vos Lettres au Roi, je vous prie de lui en parler sur ce pied ; car, outre que c’est la pure vérité, je sais que c’est encore un grand mérite auprès des rois de n’avoir rien à leur demander.


  1. Remarques détachées sur la perfection réelle des lunettes dioptriques, inséré dans les Mémoires de l’Académie de Berlin de 1769 (p. 3-56). Le premier Mémoire (Nouvelles recherches pratiques sur les aberrations des rayons réfractés et sur la perfection des lunettes) avait paru dans le Volume de 1762 (p. 343-416).
  2. Voir plus haut, P. 157.
  3. Voir plus haut, p. 160, note 2.