Aller au contenu

Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 097

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 211-214).

97.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 30 septembre 1771.

Mon cher et illustre ami, j’ai reçu vos deux Lettres du 17 août et du 6 septembre, ainsi que le paquet que vous avez eu la bonté de m’envoyer par M. d’Arget, et dont je vous remercie de tout mon cœur. Vous jugez bien que j’ai été très-empressé de lire ou plutôt d’étudier vos savantes et profondes recherches sur le Calcul intégral. Je ne puis vous dire combien j’ai été enchanté de la beauté et de la généralité de la plupart de vos méthodes ; elles pourraient fournir la matière de plusieurs Volumes, mais je crois que l’espèce de lecteurs à qui ces sortes d’Ouvrages sont destinées aiment encore mieux qu’on leur donne les choses d’une manière courte et précise, et qui laisse beaucoup à penser, que de les délayer et de les noyer dans un long verbiage et dans un fatras de calcul. Comme votre théorème XLIX a quelque rapport la méthode que j’ai donnée dans le troisième Volume de Turin, je l’ai particulièrement examiné, et il me semble qu’il ne saurait être exempt de l’inconvénient de donner des arcs de cercle où il ne doit point y en avoir, comme dans l’exemple de l’article 107. Il serait trop long de vous dire les raisons qui me portent à en juger ; vous n’aurez pas de peine à voir si j’ai raison ou tort, et je soumets d’avance mon jugement au vôtre. Si vous avez reçu une pièce dont la devise est Juvat integros accedere fontes, je vous dirai à l’oreille qu’elle vient de moi mais je vous avouerai en même temps que je ne l’ai envoyée que pour faire nombre et pour ne pas manquer à la parole que je vous avais donnée, car, d’ailleurs, je sens qu’elle ne peut avoir que très-peu de mérite relativement à la question du prix, et, comme par cette raison j’imagine qu’elle sera mise au rebut, je vous prie de ne pas dire qu’elle est de ma façon. M. Euler m’a mandé qu’il avait achevé sa théorie de la Lune et qu’il avait heureusementsurmonté toutes les difficultés qu’il y avait rencontrées ; ainsi la pièce qu’il vous a envoyée doit laisser bien peu à désirer. Je suis fort curieux de savoir ce qui en est. À propos, avez-vous lu sa Dioptrique ? Il me semble qu’il y a de fort jolies formules, mais je doute fort qu’elles soient d’un grand usage, malgré l’immense détail de calcul où il est entré pour en montrer l’application. Il doit encore y avoir un troisième Volume (car je suppose que vous avez reçu les deux premiers comme moi), dont j’ignore le sujet ; je le recevrai bientôt, avec le quatorzième Volume des Commentaires, qui doit renfermer une nouvelle théorie des comètes. Je ne vous réitère pas les offres que je vous ai déjà faites de vous envoyer les Ouvrages nouveaux de M. Euler et des autres géomètres du Nord, qui sont, à la vérité, en bien petit nombre. Vous savez que vous ne pouvez pas me faire de plus grand plaisir que de me donner des occasions de vous servir ; vous ne devez pas craindre non plus de m’incommoder par ces bagatelles, et d’ailleurs les obligations que je vous ai sont infiniment au-dessus de tous les petits services que je pourrais jamais vous rendre.

J’ai été fort touché de la mort de M. Fontaine, et surtout des circonstances qui l’ont accompagnée ; quoiqu’il se fût déchaîné contre moi sans rime ni raison, le souvenir de ses anciennes bontés pour moi m’empêchait cependant de lui en vouloir du mal. Aussi ai-je tâché de mettre dans mes réponses toute la modération que son procédé peu équitable pouvait me permettre. Mon Mémoire sur les tautochrones paraîtra à Pâques ; je suis fâché qu’il vienne après la mort de celui qui en est l’objet et qui y est particulièrement intéressé ; il en est de même du Mémoire sur les maxima et minima que j’ai envoyé à Turin il y a plus d’un an. Dieu sait quand ce Volume de Turin paraîtra ; si vous aviez occasion d’écrire làrbas à quelqu’un, vous devriez faire quelques plaintes sur le retardement de la publication de ce Volume, et je crois que tous les étrangers qui y ont concouru vous en auraient obligation.

Je vous remercie de m’avoir annoncé l’arrivée du marquis Caraccioli je lui écris par ce même ordinaire. Je compte que vous aurez quelquefois occasion de le voir ; c’est un homme qui, par son propre mérite et par les sentiments d’estime qu’il a pour vous, ne me paraît pas indigne que vous cultiviez sa connaissance.

J’ai écrit vos compliments à M. Dutens pour le tranquilliser. Je ne sais si vous savez qu’étant dernièrement à Rome il y a publié (apparemment pour faire un peu sa cour au pape et aux cardinaux, dont il a en effet reçu des gracieusetés, qu’on ne lui aurait pas faites sans cela) une brochure anonyme intitulée le Tocsin[1], dans laquelle il maltraite un peu Voltaire[2] et les autres apôtres de l’incrédulité. Comme il y a un passage qu’on a voulu vous appliquer, quoique l’auteur m’ait juré qu’il ne vous avait point eu en vue, il a craint de vous avoir indisposé contre lui et m’a chargé de tâcher de savoir sous main si vos sentiments pour lui étaient toujours les mêmes. Au reste, je vous prie que cela soit dit entre nous, parce qu’il en pourrait résulter des tracasseries pour lesquelles j’ai une extrême aversion. Vous jugez bien que je n’ai pas manqué de laver un peu la tête à mon homme et de lui faire sentir qu’il est impossible de pouvoir à la fois honnêtement servire Deo et Mammonæ.

Je vous remercie de l’offre obligeante que vous me faites de m’envoyer l’Ouvrage du P. Boscovich. Comme M. Bernoulli en a fait l’acquisition pour la bibliothèque de l’Observatoire, je le lui ai emprunté et je l’ai tout parcouru ces jours derniers. Je crois que vous n’aurez pas eu de peine à répondre à l’auteur de la note de la page 450. Son paralogisme consiste, suivant moi, dans l’argumentation a minori ad majus qu’il emploie page 453, car il n’a pas observé que l’expression générale de l’ellipsité (en faisant ), page 451, ne peut à la vérité devenir négative, lorsque tant que le dénominateur est positif, condition nécessaire pour le rétablissement de l’équilibre, mais qu’elle peut très-bien le devenir quand n’est pas nul, car, prenant négatif et égal à il suffira que et de sorte qu’il n’y aura qu’à prendre en sorte que ou bien d’où l’on voit que peut être aussi positif. Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse de tout mon cœur.


  1. Le Tocsin, Rome, 1769, in-8o. Il fut fait à Turin, à Paris et à Londres des éditions de cet écrit, que l’auteur a réimprimé dans ses Œuvres mêlées (Genève, 1784, in-8o), ou, sous le titre d’Appel au bon sens, il occupe les pages 175 à 212.
  2. Voir la page 186.