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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 106

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 241-243).

106.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 2 juin 1772.

Je ne veux ni ne dois, mon cher et illustre ami, attendre la confirmation ou la cassation de mon élection pour vous témoigner combien je suis sensible à l’honneur que je viens de recevoir de votre illustre Académie, et surtout combien je suis reconnaissant des soins que je sais que vous vous êtes donnés pour moi à cette occasion. Je vous supplie de remercier de ma part et d’assurer de ma plus vive reconnaissance ceux de vos confrères qui ont bien voulu m’honorer de leurs suffrages, et surtout MM. Cassini, Lemonnier et Lalande, que j’estime particulièrement, et aux bontés desquels j’étais déjà très-redevable. Vous vous moquez, mon cher ami, de craindre que notre nouvelle confraternité ne fasse tort à notre amitié. Vous savez que l’admiration que vos Ouvrages ont excitée en moi a fait naître mon attachement pour vous longtemps avant que j’eusse le bonheur de vous connaître personnellement, et je me flatte que vous ne doutez pas que les marques d’amitié et d’affection que vous m’avez toujours données depuis ne l’aient de plus en plus augmentée. C’est, en vérité, une des plus grandes douceurs de ma vie de penser que je les dois à la personne du monde pour qui j’ai d’ailleurs toute la tendresse, toute l’estime et toute la vénération possibles.

Est-ce qu’il n’y a que les pensionnaires qui aient droit de suffrage dans les élections de votre Académie ? Car sans cela je ne saurais comprendre comment il n’y a eu que dix-sept votants. Je me consolerai aisément de n’avoir pas eu la voix de M. Hérissant, surtout s’il ne me l’a refusée que par un motif aussi honnête et aussi louable que celui que vous me marquez.

Je suis beaucoup plus affligé que surpris de ce que vous me dites des procédés de vos confrères à l’Académie française ; je sais, par expérience, de quoi les corps littéraires sont capables, mais, après tout, je crois que l’envie et la jalousie sont la preuve la plus authentique du mérite, et malheur à celui qui serait hors d’état d’exciter ces sentiments. On a prétendu m’assurer que la place de secrétaire de l’Académie française ne rapportait rien ; je ne puis le croire, quoique je voie, par ce que vous me dites, qu’elle n’est pas aussi avantageuse que je le souhaiterais.

Je serais bien curieux de connaître l’auteur de la pièce qui a eu l’accessit, et qui se croit lésé dans le jugement que l’Académie a porté de son travail. Je vous garderai le secret, si vous l’exigez ; ces sortes de notices[1] ne me sont point indifférentes, parce qu’elles servent à me faire connaître de plus en plus le monde. Je ne sais si notre confrère Euler ne sera pas aussi un peu fâché de ce qu’on l’a fait partager avec moi ; il me semble, à en juger par différents traits, que, depuis qu’il est à Pétersbourg, il a beaucoup plus d’ambition qu’il n’avait auparavant. Vous avez vu surtout avec quelle emphase il a annoncé des choses dont il n’aurait peut-être fait aucun cas autrefois, témoin sa théorie du passage de Vénus et de la comète. À propos de comètes, nous allons proposer, pour le sujet du prix de 1774, le problème de déterminer les orbites des comètes par les observations. Je vous enverrai le programme dès qu’il paraîtra. Nous venons d’adjuger le prix des lunettes à une pièce assez médiocre, que je vous enverrai aussi ; mais c’était la seule que nous eussions reçue dans l’espace de quatre années, et l’on voulait à tout prix se débarrasser de cette question.

J’ai reçu votre programme pour le prix de 1774, avec les Mémoires de M. le marquis de Condorcet et l’Ouvrage de M. l’abbé Bossut ; j’écrirai bientôt au premier pour l’en remercier, et je vous prie de vouloir bien m’acquitter de ce devoir auprès du second ; je lis actuellement son Ouvrage et je vous en dirai quelque chose dans ma première Lettre. Je vais profiter de l’envoi que M. Bernoulli se propose de faire à M. de la Lande pour vous faire parvenir le Volume de 1770 de notre Académie et le deuxième Volume des Nouveaux Commentaires de Goettingue, dont je ne puis vous rien dire d’avance, ne l’ayant pas encore reçu ; j’y joindrai peut-être aussi quelques autres bagatelles. Il ne m’est rien revenu de ce que vous avez écrit au Roi sur mon sujet, mais je crois que cela ne laisse pas de me faire beaucoup de bien en entretenant Sa Majesté dans des dispositions favorables à mon égard, quoique d’ailleurs tous mes vœux se bornent à rester dans la situation où je suis. Je vous remercie du fond de mon cœur de cette nouvelle marque d’intérêt que vous venez de me donner. J’aurais encore à répondre à quelques autres articles de vos deux dernières Lettres, mais vous voyez qu’il ne me reste de papier que pour vous embrasser et vous prier de me conserver votre amitié, dont je sens de plus en plus le prix.

À Monsieur d’Alembert, Secrétaire de l’Académie française,
Membre des Académies royales des Sciences de Paris, de Berlin, etc.,
rue Saint-Dominique, vis-à-vis Belle-Chasse, à Paris
.

  1. Notice, renseignement ; dans le sens de l’italien notizia.