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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 129

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Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 291-293).

129.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 1er octobre 1774.

Si j’avais, mon cher et illustre ami, une voie pour vous faire parvenir mes Lettres sans frais, je me ferais un devoir et un vrai plaisir de vous donner plus souvent de mes nouvelles ; mais, en vérité, je fais conscience de vous causer à la fois de l’importunité et de la dépense par mes Lettres ; j’ai donc différé à vous répondre jusqu’à ce que le Mémoire dont je vous ai parlé fût prêt, et je profite maintenant de l’occasion que l’envoi de ce Mémoire me fournit pour vous écrire et vous renouveler les assurances de mon inviolable attachement. J’ai aussi en cela un autre motif : c’est de vous prier de vouloir bien examiner mon Mémoire avant qu’il soit présenté à l’Académie, d’y faire tels changements que vous jugerez à propos, ou même de le supprimer si vous le trouvez peu intéressant et peu propre à mériter l’attention de votre illustre corps. Je vous supplie d’être bien convaincu que ce n’est pas là un pur compliment de ma part, dans le dessein de vous engager à louer mon Ouvrage d’autant mieux que je parais avoir moins de prétentions ; je me flatte que vous devez assez connaître ma manière de penser pour me croire incapable d’une telle finesse. Je suis sensible comme je le dois à vos éloges, et je les regarde même comme la plus grande et presque l’unique récompense de mes travaux ; mais je suis toujours si peu content de ce que je fais, et j’en fais même si peu de cas, qu’il n’est pas étonnant que j’aie une grande défiance du mérite de mes Ouvrages.

Je viens d’en recevoir un d’un homme dont la manière de penser me paraît être l’antipode de la mienne : c’est la Cosmographie physique et mathématique du P. Frisi[1]. Je vous avoue que j’ai été très-scandalisé de voir qu’il ait adopté, pour déterminer le mouvement de l’apogée de la Lune, la méthode fautive dont vous avez parlé dans votre sixième Volume d’Opuscules, et qu’il ait cru par là avoir heureusement surmonté les difficultés qui ont arrêté les plus grands géomètres. Dans sa théorie des planètes, il se félicite de n’avoir trouvé, par sa méthode, qu’une seule valeur pour le mouvement de l’aphélie, et il paraît regarder ce prétendu avantage de sa méthode comme une preuve de sa supériorité sur toutes les autres. Comme je n’ai pas envie d’entrer en dispute avec un homme tel que lui, surtout sur des matières dans lesquelles il paraît encore bien étranger, je lui ai répondu quelques compliments assez vagues sur son. Ouvrage ; aussi bien il me paraît si convaincu de son propre mérite, que je ne doute pas qu’il ne se croie également au-dessus des éloges et de la critique. Je n’ai pas encore eu le temps de penser au problème des comètes ; mais je me propose de m’en occuper bientôt, et je vais commencer par relire tout ce que vous avez déjà fait sur cette matière.

Je ne sais si vous aurez trouvé quelque chose de votre goût dans le Volume que M. le comte de Crillon doit vous avoir remis ; la démonstration que j’y donne de votre théorème sur la forme des racines imaginaires ne sert qu’à prouver combien, dans certains cas, les méthodes indirectes sont préférables aux méthodes directes ; je crois n’avoir rien laissé à désirer dans cette démonstration, mais aussi est-elle d’une longueur rebutante, tandis que la vôtre a l’avantage de la simplicité et de l’élégance.

Mme de Maupertuis m’a chargé de vous prier de vouloir bien faire démander à Mme de la Condamine si elle a reçu sa dernière Lettre ou non.

Quoique la pièce qui a concouru pour notre prix annonçât un analyste fort profond, j’ignorais totalement qu’elle fût de notre ami[2] ; si je l’avais su, j’aurais fait des efforts pour lui faire donner le prix, mais je doute fort que j’en fusse venu à bout.

Si vous voyez M. le comte de Crillon, je vous prie de vouloir bien l’assurer de mes respects. Je suis enchanté d’avoir fait la connaissance d’un homme de son mérite, et je serais très-flatté de pouvoir la cultiver. Si vous ou quelqu’un de vos amis écrivez à M. le marquis Caraccioli, oserais-je vous prier de vouloir bien lui dire un mot de moi ? Je serais bien curieux de savoir s’il y a quelque fondement à ce que j’ai lu depuis quelque temps dans les gazettes, que sa cour n’avait pas approuvé son voyage. Adieu, mon cher et illustre ami je vous embrasse de tout mon cœur et je vous demande la continuation de votre amitié, comme du bien dont je suis le plus jaloux.


  1. Cosmographiæ physicæ et mathematicæ Pars prior ; Milan, in-4o.
  2. Condorcet.