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Correspondance de Lagrange avec d’Alembert/Lettre 131

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic LalanneGauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIIIp. 295-297).

131.

LAGRANGE À D’ALEMBERT.

À Berlin, ce 9 janvier (1775).

Je vous obéis, mon cher et illustre ami, en vous écrivant directement par la poste ; mais je suis fâché de n’avoir rien d’intéressant à vous dire ni qui vaille la peine d’être lu. Ma santé a été un peu altérée ces jours passés par un gros rhume qui m’a obligé de garder le lit pendant quelque temps. Actuellement je me porte mieux, et je crois, tout compté, que cette espèce de maladie pourra m’avoir fait du bien, à cause du régime sévère que j’ai cru devoir observer. Je suis impatient de pouvoir lire vos Éloges, non pas pour les juger, car je reconnais sincèrement ma totale incapacité à cet égard, mais pour me récréer et m’instruire en même temps.

Je vous remercie de tout mon cœur de ce que vous avez bien voulu faire à l’Académie le Rapport de mon Mémoire, et de tout le bien que votre amitié pour moi vous a engagé à en dire. Je suis fort content de mon travail s’il a pu mériter votre suffrage. Je crois n’avoir guère d’ambition en aucun genre, mais le peu que j’en ai consiste presque uniquement dans le désir de mériter votre estime et de répondre à la bonne opinion que vous daignez avoir de moi.

Je ne me suis pas encore occupé sérieusement du problème des comètes, mais, à vue de pays, il me semble qu’il doit être bien difficile d’ajouter quelque chose à ce que vous avez déjà fait sur cette matière ; d’ailleurs le sujet me paraît assez ingrat par lui-même s’il se présente à mon esprit quelque chose qui me paraisse pouvoir mériter votre attention, je travaillerai pour le prix ; sinon ; je me tiendrai en repos, persuadé qu’il vaut encore mieux ne rien faire que de faire des inutilités.

Je suis charmé de ce que vous me dites de notre marquis Caraccioli dès que je le saurai arrivé à Paris, je le féliciterai sur son heureux retour ; en attendant, je vous prierai de l’embrasser de ma part dès que vous le verrez et de lui renouveler l’assurance de mes sentiments les plus tendres et les plus respectueux. Nous aurons bientôt, ici un envoyé de Sardaigne c’est le marquis de Rosignan[1], que vous avez vu à Paris, et qui a beaucoup plus de mérite que les gens de son rang n’ont coutume d’avoir. -Je saurai de lui ce qui en est de la Société de Turin, dont je n’ai entendu parler depuis un siècle. Vous aurez appris que nous avons perdu M. Mekel[2] ; nous sommes presque sur le point de faire une autre grande perte, celle de M. Margraff[3], qui garde le lit depuis quelques mois, à cause d’une attaque de paralysie qu’il a eue et qui l’a rendu perclus d’une partie de ses membres ; il peut vivre encore longtemps, mais on peut le regarder comme déjà perdu pour l’Académie et les sciences.

Je suis charmé que votre jugement sur l’Ouvrage du P. Frisi s’accorde avec le mien ; je crois que ce serait peine perdue de vouloir l’éclairer ; il ne manquera pas de trouver des admirateurs et des journalistes qui l’exalteront jusqu’aux nues il faut les laisser faire et s’en divertir.

Adieu, mon cher et illustre ami je vous remercie de vos vœux et je vous prie de recevoir tous les miens. Vous savez combien je vous suis attaché et quel cas je fais de votre amitié ; je vous embrasse très-tendrement.

À Monsieur d’Alembert, secrétaire de l’Académie française,
membre des Académies royales des Sciences de Paris, Berlin, etc., etc.,
rue Saint-Dominique, vis-à-vis Belle-Chasse, à Paris
.

  1. Il avait eu en 1731 un marquis de Rosignan (ou Rosignaz) ambassadeur à Paris ; c’est probablement de son fils que veut parler Lagrange.
  2. Jean-Frédéric Teckel, anatomiste, né à Wetzlar le 31 juillet 1714, mort le 18 septembre 1774 à Berlin, où il faisait partie de l’Académie depuis le 8 mai 1749.
  3. André-Sigismond Marggraf, chimiste, né le 9 mars 1709 à Berlin, où il est mort le 7 août 1780 et où il était membre de l’Académie depuis le 19 février 1738 ; il fut, en 1776, nommé associé étranger de l’Académie des Sciences de Paris.